il y a déjà beaucoup de monde devant la porte. Il s’agit d’un hangar au fond d’une cour. On a l’air très impressionné d’être là, de faire partie des quelques privilégiés qui ont été admis à participer à cette aventure. On ne se parle pas, on s’observe. Chacun tient à la main le petit sac en plastique dans lequel, selon les instructions reçues, il a apporté son repas. Quelques visages connus parmi les anonymes (le stage étant ouvert aux professionnels). Il fait froid.

Enfin le maître arrive. Il a davantage l’air d’un étudiant de Berkeley que d’un metteur en scène d’avant-garde : jeune, chaleureux, jean et baskets. Il ne parle qu’américain mais un interprète a été prévu, un petit barbu (le parfait intellectuel, lui, par contre) chaussé de lunettes d’écailles. Malheureusement il s’avère que cet interprète est bègue et qu’on ne comprend rien à ce qu’il dit. Peu importe, on se débrouillera. Le maître explique qu’il a l’intention de monter un spectacle, durant ce stage, qui portera sur le thème du temps. Le premier jour sera consacré à la mise en place, le second à la représentation, puisque celle-ci durera exactement douze heures !…! Douze heures ! Diable,  c’est du sérieux !… On en frémit d’aise. Après ce petit discours qui avait lieu dans la cour on pénètre dans le hangar.

Surprise en entrant de s’apercevoir qu’il y a déjà quelqu’un à l’intérieur. Dans un coin, une jeune fille en robe blanche tourne lentement sur elle-même, les bras à demi écartés. Personne n’ose la déranger ni demander ce qu’elle fait là… Quelques heures plus tard, quand on s’apercevra qu’elle continue à tourner sans rien dire et que rien ne laisse supposer qu’elle s’arrêtera un jour, sa présence contribue à créer un certain malaise. Chacun garde ses réflexions pour soi mais on ne parvient pas à faire abstraction de sa présence. On se dit que ce doit être une des patientes du maître (on sait qu’il a été psychiatre et utilise le théâtre comme moyen thérapeutique) car seule une schizophrène peut être capable de tourner comme ça sur soi-même pendant des heures…

Le maître, pendant ce temps, a commencé sa mise en place selon un planning très minutieux, l’ensemble des actions qu’il indique successivement à chacun devant s’imbriquer les unes dans les autres, un peu comme les pièces d’un puzzle, pour contribuer au déroulement de la représentation. La scène se passe dans le dortoir d’un collège anglais (figuré par le hangar, long d’une trentaine de mètres). À l’un des participants a été confié le rôle du voleur (casquette d’apache, loup sur le visage et sac sur l’épaule). Il doit traverser toute la longueur du dortoir avec cette fameuse lenteur qui est la marque de l’esthétique Wilsonienne, sa progression devant couvrir au total les douze heures que durera la représentation ! Voilà. C’est tout ce qu’il aura à faire. Quant aux autres, ils figureront les pensionnaires du collège, couchés en épis de part et d’autre du hangar, uniformément vêtus d’une chemise de nuit et d’un bonnet de coton. À intervalles réguliers l’un ou l’autre, selon un ordre très précisément prescrit à l’avance, devra se lever, se saisir d’un bougeoir placé à la tête de son lit, craquer une allumette, toujours avec la même lenteur, et faire le tour de son lit (le tour devant durer un quart d’heure) en criant par trois fois : « - Thief !… Thief !… Thief… » (« Au… vvvo…vo…voleur ! » traduit l’interprète). Ce voleur, on l’aura compris, c’est le temps.

La journée se passe ainsi à régler les différents détails des interventions (il y a également deux ou trois autres personnages périphériques : un astronome armé d’une lorgnette qui scrute le ciel, une lady portant à ses lèvres une tasse de thé…

À midi pause-repas. On déballe son sac en plastique et l’on regroupe l’ensemble des vivres apportés par les participants à même le sol, sur une grand nappe blanche selon une disposition qui vise à un effet artistique afin que chacun puisse, après s’être concentré un moment sur la contemplation de cette œuvre collective, aller y cueillir ce qui lui convient. Pendant ce temps la jeune fille en robe blanche continue à tourner mais il y a belle lurette que plus personne ne s’occupe d’elle.

Les vivres épuisés le travail reprend et se prolonge jusqu’au soir.

Le lendemain quand on arrive, de bonne heure comme la veille, la jeune fille en blanc est toujours là, elle tourne toujours ! Y a-t-elle passé la nuit ? On évite de la regarder. La « représentation » commence selon ce qui a été réglé la veille et tout se déroule comme prévu, la principale difficulté, pour ceux qui figurent les pensionnaires, étant de ne pas s’endormir entre deux interventions. On surveille discrètement sa montre pour ne pas laisser passer l’heure. À chaque intervention (« - Thief ! Thief ! Thief !… » ) on constate que le voleur a progressé de quelques mètres et on se félicite en son for intérieur de ne pas avoir hérité de ce rôle qui ne permet aucun moment de relâchement, tout en enviant un peu le titulaire malgré tout car il s’agit tout de même du rôle principal. Qu’est-ce qu’il avait de plus que moi ? se dit-on.

À la fin, quand le voleur a accompli la totalité de son parcours, il est très exactement dix-neuf heures - heure indiquée pour la fin du stage. Tout le monde se retrouve au centre du hangar pour se congratuler et commenter ce qui vient de se passer. La jeune fille en robe blanche, qui a enfin cessé de tourner, rejoint le groupe. On se presse autour d’elle, on lui demande ses impressions. Surprise ! ce n’est pas une schizophrène mais une personne qui semble tout à fait normale. Elle répond aimablement aux questions qu’on lui pose : Non, vraiment, ce qu’elle a fait n’est ni difficile ni pénible. Question de concentration. Elle a une confiance illimitée en son maître Bob Wilson et elle accomplit aveuglément tout ce qu’il lui demande. On la considère avec respect et chacun repart, fier d’avoir participé à cette aventure.

 

Thief !… Thief !… Thief !… Le temps progresse comme un voleur… le temps progresse inéluctablement. Bientôt il va avoir trente ans et chaque jour sa thèse avance, insensiblement, de deux ou trois pages qui bientôt feront la quantité requise pour prétendre à la soutenance. Cependant on parle de plus en plus de l’énorme ouvrage que Sartre est en train de composer sur Flaubert. Il y travaille depuis des années. Pourvu qu’il ne le sorte pas avant moi, se dit-il. Car ce serait un combat par trop inégal pour sûr ! Quelle commune mesure y a-t-il entre Sartre et lui ? Autant comparer une formule 1 et une deux-chevaux. Son travail à lui ce n’est qu’un travail d’amateur. Une ou deux bonnes idées peut-être, qu’il sera prêt à défendre devant un jury, mais au total à quoi servira sa thèse ? à qui ?… La phrase Flaubert lui revient toujours à l’esprit : « Un emmerdement constitutionnel que je refoule parfois à force de travail ». Oui, c’est bien cela, il sera docteur, le plus jeune docteur de France, paraît-il (c’est son directeur de thèse qui le lui a dit) et tout ça simplement parce qu’il s’emmerde !… Mais il y a dans l’ennui quelque chose d’inégalable, une qualité de sensation qu’on ne peut décrire. L’ennui est une expérience métaphysique. L’homme qui ne s’ennuie pas est un infirme de l’âme. Alors l’été venu, dans la seule intention de ne pas rester sans rien faire (éternel problème des vacances ! ) il s’inscrit pour une expédition aux îles Lipari dont il a vu l’annonce par hasard dans un couloir de la Sorbonne.


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NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique" Le roman d'un homme heureux" II