Non, en réalité il s’en fiche éperdument mais ce qu’il recherche, comme toujours, c’est l’immersion dans un groupe, c’est participer à une aventure collective pour goûter encore une fois à cette joie libératrice qui vous affranchit du temps et des pesanteurs de l’existence et vous permet d’accéder à cet absolu du bonheur qui donne un avant-goût du Paradis.

Et toujours la même angoisse au moment du départ : sur qui va-t-il tomber cette fois ?

Une chose l’a intrigué quand il s’est inscrit, c’est qu’on lui a renvoyé une fiche à remplir et parmi toutes les questions posées celle qui concernait ses motivations comportait un choix de cases à cocher : attrait de l’aventure, intérêt pour la vulcanologie, goût de la performance sportive, etc… La dernière était libellée ainsi : désir d’emmerder l’organisateur. Cette ultime option lui paraissant procéder d’un sens de l’humour appréciable c’est évidemment celle qu’il s’était empressé de cocher. Or ne voilà-t-il pas qu’il reçoit un coup de téléphone de l’animateur en question qui, s’étant inquiété de sa réponse, demande à le rencontrer. Rendez-vous est donc pris dans un café du Quartier Latin.

Il s’agit d’un homme d’allure sportive, jeune, le cheveu coupé court, énergique, sympathique, qui lui déclare d’entrée qu’il voulait savoir les raisons qui l’avait amené à cocher cette fameuse case. Il tient particulièrement, dit-il, à s’assurer de l’ambiance qui règnera dans le groupe et ne veut personne qui vienne dans l’intention de semer le trouble… Ah ! que n’a-t-il dit là ! Mais enfin comment a-t-il pu s’imaginer une seconde que sa réponse était sérieuse ! Elle ne pouvait pas l’être davantage que la question posée, car il est bien évident que celui qui aurait l’intention d’emmerder l’organisateur ne l’avouerait pas avant de partir. La question était donc absurde. À question stupide réponse stupide. Tout ceci n’était évidemment qu’une plaisanterie… Malgré l’évidence de ces arguments l’autre ne semble pas tout à fait convaincu. Il s’avère en effet que sa question était tout à fait sérieuse au contraire et que le malheureux est réellement préoccupé par l’ambiance qui règnera dans son groupe. Il veut s’assurer de la bonne volonté de chacun avant de partir. Alors c’est avec joie et une totale sincérité que notre candidat le rassure totalement sur ce point. Nul plus que lui, dit-il,  n’a le sens du groupe et d’ailleurs sa principale motivation en s’inscrivant c’était justement de participer à une aventure collective, de se fondre dans une équipe, parce qu’il adore ça, lui, les groupes, c’est son principal plaisir, sa spécialité, son but dans la vie. Il évoque son service militaire, les troupes de théâtre auxquelles il a participé. Donc, aucune inquiétude à avoir là-dessus, il est l’homme de la situation !… L’organisateur, quoique seulement à demi rassuré, finit par se laisser convaincre.

Le départ a lieu quelques semaines plus tard. Voyage en train jusqu’à Naples puis embarquement en bateau. Il y a une trentaine de personnes au total dont, comme toujours, une grande majorité de filles, toutes plus ou moins moches sauf une seule, laquelle est évidemment accompagnée de son petit ami. Ils forment d’ailleurs un joli couple, respirant la santé et la joie de vivre ce qui fait qu’il sympathise aussitôt avec eux. Les autres semblent atteints d’une maladie de langueur dont rien ne paraît devoir les délivrer. Il est évident qu’ils sont venus, eux aussi, non par amour des volcans mais dans l’espoir de faire des rencontres, mais ils ne se font guère d’illusion cependant, ils sont déjà résignés à leur sort. Ça promet !… Joseph, l’animateur, règne sur son petit monde avec énergie et efficacité. Il a emporté une cantine où sont entreposés vivres et matériel (et en particulier une quantité considérable de bombes à raser dont il laisse entendre malicieusement qu’elles sont destinées à assurer l’ambiance durant les soirées festives qu’il compte organiser quand le groupe se connaîtra mieux).

Au terme d’une nuit de traversée, passée à tenter de dormir dans les coursives du bateau car par mesure d’économie il n’a pas été prévu de cabines, on se retrouve sur le pont au lever du soleil et Joseph entreprend la préparation du café, tiré de la cantine, et sa distribution. La mignonne jeune fille – celle qui est accompagnée de son petit ami - lui demande alors si elle ne pourrait pas avoir une tasse de thé à la place du café parce qu’elle a l’habitude de prendre du thé le matin. « - Impossible, répond Joseph, le matin c’est du café. Le thé c’est pour quatre heures. – Mais enfin, puisqu’il y a du thé ça ne te dérange pas. Je ne supporte pas le café. » Et là, l’événement imprévisible : sans autre explication, il lui administre une gifle qu’on entend claquer à plusieurs mètres à la ronde. Elle en reste sans voix. Tous les autres demeurent figés et contemplent ce spectacle horrifiés. Personne ne sait quoi dire. Le petit ami pas plus que les autres qui sent bien, le malheureux, qu’il doit prendre la défense de celle qu’il a en charge de protéger mais dont l’agressivité n’est visiblement pas le penchant naturel. Alors il se compose tant bien que mal un personnage de dur et demande des explications sur un ton qu’il s’efforce de rendre menaçant. Joseph se détourne sans daigner lui répondre et va s’affairer dans sa cantine. Alors un grand garçon, à la silhouette massive, qui ne s’était pas fait remarquer jusqu’ici, participant parmi les autres, s’interpose pour calmer les esprits. Il explique que Joseph est un ami à lui, qu’ils se connaissent à Paris et que s’il est un peu impulsif certes c’est un homme très sympathique cependant quand on le connaît bien et très dévoué, il ne faut pas lui en vouloir. Alors pour ne pas aggraver les choses chacun préfère passer l’éponge et l’incident en reste là. Mais la scène malgré tout a fortement marqué les esprits. Il n’y a rien de tel pour souder un groupe. Le reste de la journée se passe évidemment à en reparler. Et évidemment notre héros, l’homme heureux, est le plus éloquent pour faire valoir que ce geste est inadmissible, extrêmement grave, un manquement aux règles les plus élémentaires du respect de la dignité humaine et qu’il aurait dû entraîner le départ instantané de tout le groupe car il n’y a pas de compromission à avoir avec ce genre de comportements. Certains, après l’avoir entendu, sont déjà prêts à faire demi-tour après avoir demandé qu’on les rembourse, mais lui voudrait partir sans rien demander, l’argent ce n’est pas la question. L’important c’est la dignité ! Et voilà qu’il se retrouve tout naturellement dans la position qu’il affectionne tout particulièrement, qui lui va comme un gant, dans laquelle il triomphe grâce à son éloquence, son sens de la formule et du théâtre : la position du contestataire, du grand rassembleur des mécontents, du chef de l’opposition. Il a déjà connu ça tant de fois ! aux Trois Masques avec le malheureux Patrick Poitevin, au Théâtre Antique quand il s’était opposé à la nomination d’un nouveau membre pour lequel la « base », disait-il, n’avait pas été suffisamment consultée, et maintenant, là, de nouveau il est l’homme de la situation. Le petit couple voit en lui un protecteur et la mignonne jeune fille lui prodigue des marques d’affection auxquelles il n’est pas insensible. On l’écoute, on l’admire. Joseph, à qui parvient bientôt, comme de bien entendu, des échos du complot qui se trame contre lui, se dit qu’il avait bien raison de se méfier de cet agitateur qui avait annoncé la couleur avant de partir. Ah ! il est très fort, le traître !… Toujours est-il que personne ne demande finalement à repartir et le voyage se poursuit comme si de rien n’était.

Mais c’est désormais la guerre entre Joseph et lui, une guerre sourde, larvée, qui n’aboutira pas à de grands éclats parce que Joseph le craint et que lui de son côté ne veut pas de conflit, mais une guerre impitoyable. Ce genre de guerre il connaît, c’est celle qu’il a menée toute sa vie contre son père. Il sait qu’il est le plus fort, il sait qu’il la gagnera et il souffre de gagner, car ce Joseph au fond, il lui est sympathique malgré tout avec ses bombes à raser qu’il a emmenées pour assurer l’ambiance et qui, à cause de lui, resteront dans la malle, à cause de tout ce mal qu’il a dû se donner pour organiser son expédition, de tous les rêves qu’il a dû y mettre et qui se retrouve seul, isolé, tout ça par sa propre faute, parce qu’il est atteint de cette étrange maladie contre laquelle il ne peut rien et qu’on appelle la paranoïa. Car Joseph est un paranoïaque, un vrai, cela se vérifiera chaque jour par la suite. Il s’avère que le gros garçon qui s’est dit son ami est en réalité un garde du corps qu’il a recruté avant de partir, à toutes fins utiles. Un garçon plutôt sympathique du reste, lui aussi, qui leur raconte qu’il était membre du mouvement Occident avant de démissionner pour entrer dans les CRS. Le service d’ordre c’est sa passion, sa marotte. Il en parle comme un autre parlerait de la guitare ou de la flûte à bec. Il voulait déjà en faire étant enfant… Au bout de quelques jours l’une des filles dans le groupe s’est laissé séduire par lui. Alors voilà que tous les autres la prennent à part pour lui dire qu’elle ne vaut pas plus cher que celles qui pendant la guerre couchaient avec les boches. C’est une collaboratrice. En d’autres temps on l’aurait tondue… Et la malheureuse qui ne comprend rien à ce qu’on lui reproche se met à pleurer à chaudes larmes et ne sait plus si elle doit le quitter ou lui rester fidèle. Un autre jour on découvre que Joseph a caché un revolver dans le fond de sa cantine. Grande frayeur ! Jusqu’où serait-il capable d’aller ? Jamais on ne s’est autant amusé… Il convient tout de même à la vérité de dire que tout ceci ne concerne qu’une petite partie du groupe, ceux qui se sont rangés sous la bannière du Grand Opposant, et que les autres, en particulier toute la bande de filles recrutées pour la plupart par des publicités que Joseph a passé dans des magazines féminins (il savait ce qu’il faisait le bougre ! ), se contentent de subir leur sort sans se préoccuper de ce qui se passe… tout ceci sur fond de Stromboli en éruption et de coulées de laves en fusion. On retrouve son unité quand il s’agit de gravir les pentes caillouteuses du volcan. On dort à la belle étoile, on se risque jusque sur les lèvres du cratère, on a la chemise trouée par des retombées de cendres incandescentes, on croise les époux Kraft qui disparaîtront quelques mois plus tard dans une expédition… C’est dans ces conditions qu’il fait la connaissance de Christine.

Il ne l’avait pas remarquée au début, elle était dans le groupe, une parmi les autres, ni belle ni laide, incolore. Un soir il s’est trouvé assis à côté d’elle dans le cercle qu’ils formaient pour dîner à la lueur des grandes gerbes d’étincelles qui jaillissaient du volcan. Et comme d’habitude, à tout hasard, pour essayer, il a posé un bras sur son épaule. C’est toujours ainsi qu’il procède : il pose un bras sur l’épaule de sa voisine, comme un pickpocket glisserait la main dans le sac, ni vu ni connu, tout en regardant ailleurs. Si l’intéressée ne réagit pas, si elle fait semblant de ne pas s’en apercevoir, c’est qu’elle est d’accord. Après il n’y aura plus qu’à conclure. Et cette fois, évidemment, elle n’a pas réagi – ça marche toujours ! - elle n’a pas tiqué et a laissé le bras reposer sur son épaule. Alors à la fin du repas, considérant que c’est gagné, il l’examine plus attentivement : Elle est mince, les cheveux tirés en arrière, retenus par un chignon, pas très bavarde, semble-t-il, plutôt le genre sérieux. Et quand, à l’écart du groupe, ils échangent leur premier baiser, elle n’y met pas beaucoup d’ardeur mais bon, peu importe, l’essentiel est fait : il peut considérer désormais qu’il a une petite amie.

Ainsi son voyage n’aura pas été inutile. D’ailleurs il commençait à en avoir marre de Joseph et de sa paranoïa et des volcans en éruption. Les autres continuent à se battre contre lui, à mener jusqu’au dernier jour une guerre de tranchée qui se terminera dans le train du retour par un grand règlement de compte où ils tenteront une fois de plus de se faire rembourser. Comme s’ils n’avaient toujours pas compris, les imbéciles, que ce n’était pas une question d’argent mais de dignité ! Mais pour lui, de toutes façons, tout ceci n’a plus aucune importance. Dans quelques jours il sera à Paris et Joseph sera oublié. L’essentiel aura été fait : il a une petite amie.

 

 

NB : Retrouvez les textes de Pierre Parlier avec la rubrique « Rechercher »