Elle habite chez ses parents, près du Champ de Mars et quand il se rend à l’adresse indiquée il découvre un immeuble bourgeois avec cage d’ascenseur, moquette rouge, caryatides et torchères de cristal. Un seul appartement par étage… Il sonne à la porte. On vient lui ouvrir. C’est elle, avec son éternel chignon, cheveux tirés en arrière, regard sérieux. Quelque chose de grave, d’élégant et de froid à la fois. Il ne parvient pas à ressentir une véritable émotion en la revoyant, mais enfin qu’importe ! la seule chose qui compte c’est qu’il a désormais une petite amie est celle-ci peut faire l’affaire aussi bien qu’une autre. Le vestibule dans lequel elle l’introduit est aussi vaste qu’un salon, tendu de soie, éclairé par une double porte vitrée qui donne sur le reste de l’appartement. Comme il s’extasie elle lui dit que son père est PDG d’une grande entreprise et qu’il gagne beaucoup d’argent, mais elle ajoute aussitôt que c’est un homme tout à fait ordinaire à part cela, qu’il est comme tous les polytechniciens qui ont bien réussi dans leur métier, voilà tout. D’ailleurs il n’aime guère son milieu et c’est la raison pour laquelle ils a quitté le XVIème arrondissement où ils habitaient jusqu’ici pour venir se loger ici (on dirait qu’elle parle d’une banlieue défavorisée). Seulement comme elle a fait ses études au lycée Molière elle a encore tous ses amis là-bas.

Elle le fait entrer dans le salon, immense lui aussi, orné de boiseries anciennes et de rideaux de satin. Par les fenêtres on aperçoit les frondaisons du Champ-de-Mars. Quand il lui demande si l’on ne pourrait pas plutôt aller dans sa chambre, elle lui répond que pour être plus tranquille elle a décidé d’aller s’installer dans la chambre de bonne et c’est la bonne maintenant qui occupe sa chambre. Il n’ose pas insister. Et comme rien ne s’est encore passé entre eux à cause de la présence permanente du groupe là-bas qui rendait la chose impossible il se demande comment il va s’y prendre. Non qu’il soit impatient mais pour lui le passage à l’acte a une valeur symbolique. C’est le seul critère qui permette de juger de la réalité de sa victoire. Il se méfie des femmes qui se payent de mots et dont les promesses ne se traduisent finalement que par des gesticulations sans conséquences. Désormais il a décidé qu’il lui fallait du concret.

C’est alors qu’elle met elle-même le sujet sur le tapis en lui demandant tout de go s’il n’a rien contre une vierge de vingt-deux ans. Du coup il en avale sa salive. Il n’est pas sûr d’avoir bien compris. De qui parle-t-elle ? d’elle sans doute. Ce terme lui semble désuet, incongru et en même temps trop direct. Il a l’habitude de prendre plus de détours pour aborder ces choses. Mais la virginité doit être pour elle un problème brûlant et cette façon abrupte d’en parler traduit en réalité un trouble qu’elle tente de dissimuler. C’est dire à quel point il se sent apte à la comprendre ! Ce propos les a rapproché tout à coup, à un point qu’elle ne peut deviner, et il en profite aussitôt pour poser à l’homme d’expérience dont la maturité pourra lui être précieuse. C’est la providence qui les a fait se rencontrer. Qu’elle n’ait aucune crainte ! il va arranger ça.

Changeant de sujet et soulagée apparemment de sa réaction, elle lui propose alors de lui faire visiter le reste de l’appartement et il fait semblant de se moquer d’elle en lui disant qu’on aurait plus vite fait de prendre un vélo étant donné les distances à parcourir. Mais en réalité il est ébloui. Que de meubles précieux, d’objets d’art, de peintures anciennes ! Un véritable musée !… Tout au fond d’un couloir elle lui montre le petit cabinet où son père, lui dit-elle, a coutume d’aller se réfugier quand il est chez lui. Il s’y est aménagé un coin personnel avec un vieux piano sur lequel il joue du Bach. Il n’est pas souvent là mais même quand il est là on ne s’en aperçoit guère.

Soudain un bruit dans le vestibule. C’est la mère. Blonde, menue, la quarantaine. Sans doute ravissante autrefois. Elle accueille l’ami de sa fille avec volubilité et insouciance, propose de prendre le thé. Comme la bonne n’est pas là elle tient à le faire elle-même. On se déplace à la cuisine. On dirait une petite fille qui jouerait à la maman. Elle cherche les tasses et les cuillers, se plaint de ces éviers en inox qui sont impossibles à ravoir. Pendant ce temps sa fille la regarde faire sans intervenir. On retourne au salon. Elle parle de la bibliothèque qu’elle vient d’acheter chez un antiquaire. Un ravissant Louis XV, une folie ! Le Louis XV atteint de ces prix aujourd’hui !… mais elle n’a pas pu résister. Et puis la conversation tombe sur sa fille. Cette idée d’aller s’installer dans la chambre de bonne ! « - Et vous qu’est-ce que vous en pensez ? Vous ne trouvez pas que c’est absurde ? Voilà que c’est la bonne qui va dormir chez nous maintenant ! » Elle se plaint de son mari qui rentre à toutes les heures. Il n’en a que pour son métier. Depuis qu’on lui a demandé de construire le tunnel sous la Manche il ne pense plus qu’à ça ! Enfin, ça lui fait tellement plaisir ! « - Et vous, qu’est-ce que vous faites ?… Ah ! la littérature !… » Elle adore la littérature. Elle passe ses nuits à lire. Il faut dire qu’elle souffre de terribles insomnies. Mais elle adore le cinéma aussi. D’ailleurs elle vient de former un groupe avec des amies, une sorte de club, qui se réunira une fois par mois pour parler des films qui viennent de sortir. « - La prochaine réunion aura lieu ici. Chacun devra préparer une fiche. On veut faire ça très sérieusement. Martinon (un éminent professeur de la Sorbonne pour qui vient d’être spécialement crée une chaire de cinéma et qu’il a vu récemment à la télévision) a accepté de présider les séances. Vous serez des nôtres naturellement ?  Et toi aussi, Christine, tu ne vas pas nous faire faux-bond ! » Il remercie chaleureusement. Christine paraît moins enthousiaste.

Il ne se sera donc rien passé entre eux ce jour-là, une fois de plus, mais ils doivent se revoir le lendemain chez une amie qui était avec elle au lycée et dont le père est secrétaire confédéral d’une grande centrale syndicale (il se fait intérieurement des réflexions sur la collusion secrète entre syndicats et grand patronat). Le lendemain, donc, ils arrivent ensemble dans un immeuble cossu du XVIème arrondissement où une petite rousse replète les accueille avec une grande affabilité, ravie de connaître enfin celui dont elle a manifestement beaucoup entendu parler. Elle est rigolote, pas vraiment jolie mais charmante. Elle s’appelle Jeanne et semble avoir une grande admiration pour son amie Christine dont elle vante les qualités en ayant l’air de penser qu’il a beaucoup de chances de l’avoir rencontrée, ce dont d’ailleurs il ne disconvient pas. Cela crée entre eux une sorte de connivence par rapport à elle qui du coup semble toute réconfortée, heureuse de se voir ainsi l’objet de leur double attention. Jeanne leur propose de venir passer le prochain week-end dans la maison que ses parents possèdent en Normandie. Ils ne seront pas là mais il y aura son frère Paul.

Le samedi suivant les voici donc en Normandie. Une petite chaumière entourée de pommiers. Un côté carte postale qui le déçoit un peu. C’est moins luxueux qu’il ne s’y attendait. Quant à Jeanne, elle est toujours aussi gaie, aussi charmante, leur vantant les charmes de la maison paternelle et les beautés de la Normandie. Son frère, à peu près du même âge qu’elle, tout aussi roux, tout aussi rond, cultive le genre artiste prolétaire - quelque chose de Verlaine ou de Gustave Courbet - : grosses mains, grosse bouffarde, vif, sympathique, bon vivant. Semble avoir lui aussi une grande affection pour leur amie Christine. Décidemment toute la famille lui est dévouée ! Il a son franc parler et se lance d’entrée dans une critique très corrosive du XVIème arrondissement. On s’attable devant une bouteille de cidre et Christine explique la décision qu’elle vient de prendre de trouver un travail pour poursuivre ses études parce qu’elle refuse absolument de profiter de la fortune de ses parents. On lui a parlé d’un petit boulot de vendeuse aux Galeries Lafayette et elle a l’intention d’autre part de se trouver un studio pour être tout à fait indépendante. Jeanne et son frère trouvent l’idée absurde mais elle ne veut pas en démordre. Elle partira de chez elle dès qu’elle aura commencé à travailler et subsistera par ses propres moyens.

Le soir, Christine et lui se retirent dans la chambre qui leur a été dévolue. Enfin, les voici cette fois au pied du mur. C’est donc ici que la chose aura lieu !… Sauf qu’il comprend très rapidement que ça ne va pas se passer comme il l’espérait. Tout en manifestant une louable bonne volonté pour se soumettre à ses désirs elle se montre dépourvu de tout enthousiasme. Le moins qu’on puisse dire est que le cœur n’y est pas. Et tout à coup elle lâche prise en déclarant : « - Non mais franchement, tu ne trouve pas que ça pue ? – Quoi ? - Ça pue ! Tu ne vas tout de même pas dire le contraire ! » …Oui, c’est vrai, il ne peut pas dire le contraire, ça pue, le sexe pue. Mais il se lance alors dans des considérations générales sur le caractère éminemment subjectif de la sensibilité olfactive… cependant, au fond de lui-même il est bien d’accord avec elle : ça pue, incontestablement ça pue ! Il s’est déjà fait lui-même cette réflexion bien des fois. Du coup les voilà bien embarrassés maintenant sur la suite à donner. D’autant qu’elle lui avoue que si elle est vierge ce n’est pas tout à fait un hasard : elle est atteinte d’une affection plus ou moins psychosomatique qui la rend, au sens propre du terme, « impénétrable », serrée comme les cordons d’une bourse !… Voilà qui d’une certaine manière l’arrange en faisant porter sur elle toute la responsabilité des difficultés qu’ils ne vont pas manquer de rencontrer mais en même temps cette situation rend problématique leur relation. Que vont-ils faire ensemble ? Pour une fois qu’il avait une petite amie ! Enfin, dans l’immédiat, ils s’endorment l’un à côté de l’autre, plutôt soulagés d’avoir passé ce cap difficile.

Le lendemain est occupé par l’arrivée des parents de Jeanne qui sont venus déjeuner. Le père et la mère sont la réplique exacte de leurs enfants : roux et ronds. Gais, aimables. On discute autour de la table en buvant du cidre. Une certaine vulgarité un rien affectée .

Les jours suivants Christine et lui, malgré leurs difficultés, s’installent finalement dans une relation tranquille qui n’est pas sans agréments. Ils se retrouvent le soir, souvent avec Jeanne, quelquefois avec Paul. Jeanne leur demande s’ils ne la trouvent pas trop envahissante. « - Vous en avez peut-être un peu marre à la fin de m’avoir tout le temps sur votre dos ! » Oh que non, ils n’en ont pas marre ! c’est une bénédiction au contraire. Elle leur apporte sa joie de vivre. Elle rit, elle trouve toujours quelque chose à dire. Christine est intelligente et il s’entend parfaitement bien avec elle mais quand ils sont en tête-à-tête, il sent toujours planer au dessus de leurs têtes le spectre hideux de l’ennui.

Heureusement elle a beaucoup d’autres amis, en dehors de Jeanne, et ils sont souvent invités dans des soirées. Là, il apprend à découvrir un monde qu’il ne connaissait pas, un monde fait de luxe et de légèreté où toutes les filles sont ravissantes et possède l’éclat tranchant du diamant, ou tous les jeunes gens sont spirituels et aimables. On rit, on danse, on boit du champagne et il règne toujours une atmosphère spirituelle et chaleureuse. Il se connaissent tous entre eux et l’ont accueilli sans aucune réserve, du jour au lendemain, comme s’il faisait partie de leur clan. Mais cela n’est dû, il le sait, qu’au fait qu’il est le petit ami de Christine. Sans elle il ne serait plus rien. Et toutes ces filles sont si brillantes, montées sur leurs talons aiguilles ! elles tourbillonnent autour de lui, rient de ses plaisanteries, ont des gestes de déesses pour tirer sur leur cigarette et des lèvres à se pâmer !  Il donnerait sa vie pour en séduire une seule. Pourtant il sait que la moindre tentative serait perçue comme une incongruité, une faute de goût impardonnable, une inconvenance. Il est le petit ami de Christine. Horrible supplice de Tantale !… Paul, lui, transporte dans les salons du XVIème son personnage de prolétaire heureux avec une tranquille assurance. Lui aussi, pour d’autres raisons, il fait partie du clan. Quelquefois il se retire sur le balcon et quand il revient il déclare : « - Je suis allé péter. On a bien le droit d’aller péter tout de même de temps en temps ! »

 

Quelques semaines plus tard Christine a mis son projet à exécution. Elle a trouvé une chambre sous les toits, boulevard du Montparnasse et il l’aide à déménager. Vêtements, couverts, linges de toilette, tout le matériel nécessaire pour vivre. Elle n’a pas l’air d’y croire elle-même, elle est de plus en plus triste et lui de plus en plus mal à l’aise avec elle. Comment tout cela va-t-il finir ? Il n’en sait trop rien, évite de se poser la question, d’autant qu’il vient de faire une nouvelle connaissance qui lui ouvre d’autres perspectives…

 

 

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique " Le roman d'un homme heureux" II