lui incombe - car rien ne lui fait plus peur que les responsabilités - il décide alors de se mettre en quête de ceux qui à Verriers s’occupent également de théâtre pour leur proposer de faire équipe avec lui. La situation est simple, il n’y en a que deux : un certain Yvon Bataille, qui dirige une troupe qu’il a eu l’occasion de voir l’hiver précédent dans un spectacle intitulé Ensemble nous découvrirons des horizons nouveaux (on pouvait y admirer en particulier une farandole de jeunes filles agitant des guirlandes de rubans roses - c’est tout le souvenir qu’il en avait gardé) et Jean-Claude Valançol, une figure du coin paraît-il, à la fois psychanalyste et poète, qui anime un groupe de psychodrame. Il leur écrit donc à tous les deux pour leur exposer son intention de créer ce qu’il appelle pompeusement un « Centre d’études théâtrales de l’Université de Verriers », les invitant à venir le voir afin d’envisager avec lui les termes d’une possible collaboration.

             À l’heure du rendez-vous ils sont bien là tous les deux : Yvon Bataille, grand escogriffe que des lunettes en forme de loupes rend plus effrayant encore et Jean-Claude Valançol, l’air grave, le regard profond, éclairé seulement par un soupçon de malice. Ils semblent l’un et l’autre sur la réserve mais se félicitent tour à tour de ce que l’Université veuille bien enfin s’intéresser à eux. Et lui, qui se sent fier d’incarner à leurs yeux l’Université, leur décline ses états de service, où les noms de Mnouchkine, de Jean Pierre Miquel et de quelques autres font leur effet habituel. Il leur expose ses intentions, leur parle de la subvention qu’il a obtenue et de la salle dont il disposera, qu’il est prêt, leur dit-il, à partager avec eux s’ils en sont d’accord. Les autres opinent du chef et il est aussitôt décidé de créer une association dont il sera tout naturellement le président, Yvon Bataille se proposant d’en être le secrétaire et Valançol, par voie de conséquences, le trésorier. Ainsi s’esquisse un « comité », sur le modèle de celui du Théâtre Antique. L’affaire est en bonne voie… sauf qu’elle se complique lorsque, toujours sur le modèle du Théâtre Antique, il leur explique la nécessité de se réunir une fois par semaine afin de traiter des affaires courantes. Le choix du jour pose un problème. Lui n’est là que le mardi, les autres ne sont pas libres ce jour-là. Alors  peut-être pourrait-on se contenter d’une fois par mois, concède-t-il (il serait prêt à rester ce jour-là) ?… Mais le problème est le même : personne n’est libre en même temps. Alors, une fois par trimestre ?… Même chose. La discussion s’enlise et l’on remet le problème à plus tard. Après tout est-il si nécessaire de se voir ?… La deuxième difficulté va apparaître au moment de la rédaction des statuts car ceux-ci doivent garantir la liberté de chacun et prévoir tous les cas de désistement, de retrait, de conflit, etc… Il s’avère qu’Yvon Bataille a la fibre juridique. Il n’est jamais à cours d’idée pour régler tous les cas de figures et au terme d’une nouvelle et interminable discussion, on parvient finalement à jeter les bases d’une constitution aussi complexe que la constitution américaine, qu’il se charge de mettre au net et de faire enregistrer à la Préfecture. Il demande en outre qu’une partie de la subvention soit affectée à l’impression d’un lot de papier à lettres et leur explique longuement le système de numérotation du courrier qu’il souhaiterait voir adopter afin d’archiver la correspondance. Dans tout cela il n’a jamais été question, notons-le, des activités. Il apparaît d’ailleurs que ni l’un ni l’autre n’ont l’intention de se confondre avec les deux autres. Yvon Bataille utilisera simplement la salle pour ses répétitions et Valançol pour y faire son atelier. Quant à lui, il a décidé de créer, sur le modèle de ce qu’il a connu à Vincennes, un atelier d’expression corporelle. Tout au plus pourra-t-on donc faire apparaître ces trois activités sous un chapeau commun. Un peu amer il ressort de cette réunion en comprenant que les deux autres n’étaient venus là en réalité que pour prendre la part du gâteau qui leur était offerte, bien décidés à ne rien donner en échange. Mais après tout qu’importe ? Il a eu ce qu’il voulait.  Ne plus apparaître seul. Maintenant les choses sérieuses vont pouvoir commencer.

 

               Quelques jours plus tard il découvre les lieux. Il s’agit d’un petit hôtel particulier que l’Université vient d’acquérir dans la vieille ville, en haut d’une ruelle médiévale. La salle qui lui a été réservée devait être autrefois le grand salon : de belle proportion, éclairé par deux fenêtres qui donnent sur un jardin, rien ne semble y avoir bougé depuis le siècle dernier. Il y a des moulures au plafond, une grande cheminée surmontée d’une glace à trumeau, des chambranles à mi-hauteur des murs. Son premier soin est d’utiliser sa subvention pour faire équiper la salle d’une moquette afin qu’on puisse s’y rouler par terre comme il l’a vu faire à Vincennes. Il fait également l’acquisition d’un gros magnétophone à bande et de deux projecteurs. Les projecteurs c’est son idée à lui, à laquelle il tient par dessus tout et qui lui vient sans doute de ce qu’on pourrait appeler son « complexe du pot de confiture » remontant aux conditions dans lesquelles il avait dû éclairer son spectacle pendant la tournée des Trois Masques. La présence de vrais projecteurs lui donnera cette fois un brevet de professionnalisme. Il se souvient aussi de l’art avec lequel René Simon braquait le sien sur ses élèves pour les faire surgir dans la lumière. La lumière c’est l’essence même du théâtre… Reste à fixer le jour et l’heure de l’atelier. Ce sera évidemment le seul soir où il est présent, à 21 heures, après le dîner. On diffuse l’information auprès des étudiants par voie d’affiches.

               Au jour fixé, il est aisé d’imaginer avec quelle émotion il se rend sur le futur lieu de ses exploits. Ils sont une petite vingtaine à l’attendre sur le trottoir (comme à cette heure-ci il n’y a plus personne dans le bâtiment on lui en a confié la clé). Ce sont pour la plupart des étudiants qui suivent ses cours : la fameuse Julie ainsi que la belle mystérieuse au ciré jaune. Elles étaient donc, elles aussi, désireuses de le connaître mieux !… Il y en a d’autres aussi, les éternels mordus du théâtre, les éternels exclus en quête de relations, quelques étrangers désireux de parler français ainsi qu’une sorte de demi clochard au visage charbonneux barré d’une épaisse moustache qui faisait le guignol en l’attendant pour amuser la galerie. Un homme d’une trentaine d’années, d’allure timide, lui demande s’il peut venir bien qu’il soit déjà professeur (il enseigne les mathématiques à la Faculté des Sciences). Il proclame une fois de plus que l’atelier est ouvert à tous et entièrement gratuit (c’est la meilleure façon d’avoir du monde) et il introduit toute cette petite troupe dans son hôtel particulier comme s’il les faisait pénétrer chez lui.

               Les voici donc maintenant assis en rond sur la moquette. C’est le moment de leur expliquer ce qu’il veut faire. En vérité il n’en sait trop rien mais il improvise : Il s’agit d’amener chacun, leur dit-il, à extérioriser ses émotions et à les pousser jusqu’à leur paroxysme afin de faire apparaître le personnage qui est en eux - non pas celui qu’ils sont réellement ou croient être (je ne suis pas là pour vous psychanalyser, précise-t-il) mais celui qu’ils apparaissent aux yeux des autres, le seul qui compte au théâtre. Le but pour chacun sera d’apprendre à accepter cette image d’eux-mêmes qu’ils projettent au dehors et à en jouer pour prendre dans le groupe la place qui lui revient, c’est-à-dire celle par laquelle il ne ressemble à personne. Car il ne s’agit pas au théâtre de se conformer à une norme, d’apprendre ce qu’il convient de faire pour devenir un bon acteur (maintien, articulation, etc.) mais au contraire d’apprendre à être différent. Au théâtre ce sont les défauts qui deviennent des qualités, qui sont les éléments sur la base desquels se construira une personnalité. Si vous vous trouvez trop gros, leur dit-il, apprenez à l’être davantage, si vous bafouillez, c’est en bafouillant que vous réussirez, et si vous faites rire de vous alors ne vous sentez pas ridicule : le comique sera l’arme par laquelle vous vous imposerez… Et vous comprenez, ajoute-t-il, qu’en vous parlant ainsi du théâtre je vous parle aussi de la vie.

                 Il a inventé tout cela au fur et à mesure. En vérité, il ne savait pas au juste, quand il est arrivé, ce qu’il allait faire. Mais maintenant en les voyant il le sait. Tout est devenu clair dans son esprit. Il leur explique que chaque atelier commencera par une séance de décontraction - comme il l’a vu pratiquer à Vincennes - afin qu’ils fassent le vide en eux et que tout ce qui se passera ensuite sera totalement déconnecté de la réalité extérieure. Cette salle est un lieu clos, le champ de tous les possibles : on pourra s’y aimer, s’y haïr, s’y désirer jusqu’à la folie. Mais rien de ce qui s’y passera n’aura de conséquences, la seule exigence étant d’y être vrai et d’oser…

« - Et maintenant commençons », leur dit-il.

                Ils sont pétrifiés… Les voici tous allongés sur la moquette, étendus sur le dos, les bras en croix. Il a éteint la lumière… Il les tient là sous sa main, Julie et son short, la belle au ciré jaune, le clochard charbonneux, le professeur de mathématiques, et tous les autres qu’il ne connaît pas. Ils sont à sa merci… et pourtant il sait déjà qu’il ne pourra pas en profiter car grâce à lui ils sont entrés dans une autre dimension et lui seul est resté dans le monde réel… Alors, d’une voix lente, détimbrée, comme venant de l’au delà, il commence : « - Pensez à votre bras droit, ne pensez qu’à votre bras droit… décontractez les muscles du bras droit… » Mais sa voix à sortir ainsi, blanche, sans expression, prend une résonance bizarre, quelque chose d’intime, d’enveloppant, il s’hypnotise lui-même tout en parlant, déclinant une par une toutes les parties du corps… : « - Pensez à votre bras gauche… ne pensez plus qu’à votre bras gauche… détendez les muscles du bras gauche… Ne pensez plus qu’à votre jambe droite… Ne pensez plus qu’à votre jambe gauche… détendez les muscles de la jambe gauche… » (et en disant cela il contemple les cuisses de Julie vautrée de tout son long sur la moquette).

                 À un moment il entend un léger ronflement, c’est le professeur de mathématique qui s’est endormi. Les autres respirent tranquillement à deux ou trois exceptions près qui le regardent fixement dans le noir. Lui aussi les voit distinctement, ses yeux se sont habitués à l’obscurité. Il contemple ces corps abandonnés. Mais il comprend aussi qu’il vient de signer un pacte diabolique : Rien de ce qui se passe ici ne devra, a-t-il dit, avoir de conséquences à l’extérieur ! Ainsi la confiance avec laquelle elles se livrent à lui implique l’interdiction qui sera la sienne d’en profiter. Ces jeunes filles sont intouchables. Il ne pourra les posséder que par la voix !…

Alors il leur propose son premier exercice qui s’enchaînera directement sur la décontraction : il s’agira d’imaginer, leur dit-il, que vous êtes une graine enfouie dans le sol et qui va lentement germer, percer la terre, apparaître dans la lumière et déployer sa tige, fragile d’abord, puis de plus en plus robuste, se déployer en branches, en feuilles, s’ouvrir à l’air, à l’espace… Et il les accompagne dans cette germination, par sa voix dont il monte peu à peu le volume, par un discours qui ne s’interrompt jamais et les soulève littéralement du sol. Il les presse de respirer… « - Respirez !… respirez !… la respiration est le moteur qui fera circuler l’énergie dans leur corps. » Les voici maintenant debout, les bras tendus vers le plafond, se hissant sur la pointe des pieds.… Alors il allume les projecteurs d’un seul coup. Et eux, éblouis, grisés, ne savent plus où ils sont, ils ont perdu la notion d’eux-mêmes. Il va de l’un à l’autre, les soutient de la voix, du geste, les encourage, veille à ce qu’ils ne retombent pas, braque sur eux le rayon de ses projecteurs… instants d’ivresse et de folie !… jusqu’au moment où, sentant qu’on ne pourra pas aller plus loin, il leur annonce la fin de l’exercice et que chacun se laisse alors retomber haletant sur le sol comme une marionnette dont on a coupé le fil.

                 Après cet exercice collectif et sans transition, il annonce que l’on va passer à un exercice individuel. Chacun pourra y participer s’il le désire mais lui ne désignera personne… Après avoir projeté sur le mur, grâce au faisceau concentré de ses deux projecteurs, un rond de lumière qu’il appelle « sa lanterne magique », il invite celui qui le voudra à aller y inscrire son visage, en se tenant debout dos au mur, puis, après avoir choisi mentalement un certain sentiment à le faire peu à peu apparaître sur son visage, sans jamais vouloir le « signifier » artificiellement par une quelconque mimique mais seulement en l’éprouvant de l’intérieur… Suit une longue attente pendant laquelle évidemment chacun espère qu’un autre se décidera à sa place. Mais l’attente se prolonge et devient peu à peu insupportable… Il jouit de ce malaise. L’attente fait partie de l’exercice, comme il l’a vu faire à Vincennes. C’est une sorte de rapport de force entre lui et les autres, entre sa volonté et leur résistance. Si personne n’y va il est perdu. Tant pis, c’est le risque qu’il court… Certains se trémoussent sur leurs fesses, mourant d’envie de sauter le pas, d’autres s’absentent, font semblant de penser à autre chose, regardent obstinément leurs pieds. Chacun espère éperdument que son voisin se décidera afin de faire cesser ce malaise qui devient de plus en plus insupportable. Enfin, au bout d’un long moment, quelqu’un se dévoue, se positionne contre le mur, cligne des yeux, ébloui par la lumière, puis se concentre… Alors on voit peu à peu ce visage que jusque là personne n’avait spécialement trouvé ni beau ni laid, s’irradier d’une lumière surnaturelle. Le sentiment monte, monte, le remplit tout entier, ses yeux s’écarquillent, comme fixé sur un objet qu’on ne peut pas voir. A-t-il choisi d’exprimer l’amour ? le désir ? la gourmandise ? au fond peu importe, tous les sentiments se ressemblent… Et soudain on voit des larmes perler sur ses paupières, et couler le long de ses joues et le public en reste figé de surprise et d’émotion. Ce visage est si beau ! comment ne l’avait-on pas vu avant ? Pendant un moment on flotte ainsi dans l’éternité d’une image inoubliable. C’est Ramon Novarro ou John Guilgud !… Et quand le malheureux retourne à sa place, à tâtons, totalement aveuglé par les projecteurs, on le regarde avec une sorte de respect. Il n’est plus, il ne sera plus jamais celui qu’il était.

                  À la vérité ce miracle, il ne l’avait pas prévu. Il avait vu faire cet exercice à Vincennes, mais sans les projecteurs et ce n’était pas du tout pareil. Chacun veut passer maintenant, on se bouscule, et chaque fois le miracle se reproduit. Tous ces visages sont beaux, tous ces visages sont uniques. Ils se sentent unis maintenant d’avoir partagé cette même découverte dans cet étrange salon au luxe démodé qui devient le lieu presque surréaliste d’une expérience quasi initiatique. Alors, se souvenant de ce qu’il a vu faire chez Bob Wilson, il leur propose pour terminer un exercice qui se jouera sur la lenteur, l’extrême lenteur du geste. Dans l’espace circonscrit par la lumière des projecteurs, un personnage viendra prendre place, respectant d’abord une immobilité totale, puis entrera un second, entraînant un lent déplacement du premier jusqu’à ce qu’un troisième, etc…

                L’action commence. Nouveau miracle ! C’est une véritable histoire qui se déroule devant eux, une histoire aux multiples épisodes, aux multiples rebondissements, la lenteur du geste permettant une libération de l’esprit et sa totale concentration sur une chorégraphie épurée, sublimée, d’une grande beauté. Vraiment, se disent-ils, nous étions donc capables de ça ! Le geste se déroule comme le fil d’une pensée implacable… Et quand, trouvant que l’exercice a suffisamment duré, il décide d’en interrompre le cours, chacun est stupéfait du temps qui a passé. Plus d’une heure sans qu’on s’en doute ! Alors on se raconte l’histoire, on se remémore certains épisodes, et lui reprend l’ensemble, expliquant à son tour ce qu’il a vu. Il leur en retrace tout le scénario. Avaient-ils compris tout ça du premier coup ? Oui, sans doute. En tous cas il les en persuade. « - Moi, je vous dis ce que nous avons tous pu voir ! » Et ils en sont stupéfaits. Il les a révélé à eux-mêmes, il leur a révélé la richesse qu’il y avait en eux et dont il ne se doutaient pas. Et quand ils ressortent à la fin de la séance et qu’ils se retrouvent sur le trottoir, il est déjà une heure du matin et il ne savent plus où ils sont, ils ne savent plus qui ils sont. On a peine à se quitter, on décide d’aller jusqu’à un estaminet, non loin de là, qui sert de refuge aux noctambules.

Dans la salle enfumée, il y a foule : des étudiants en médecine, des joueurs de rugby qui reviennent d’un entraînement. On s’entasse tant bien que mal autour d’une table. Et lui il est là lui au milieu des autres, entre Julie et la belle au ciré jaune. Il a gagné sa place.

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux" II