Il s’est approché d’elle, elle lui a souri. Il s’est senti autorisé à lui adresser la parole. Elle est américaine, elle s’appelle Joan, travaille à l’Alliance Française… Américaine ! c’est peu dire. Elle est l’incarnation même de l’Amérique avec sa blondeur, ses yeux pervenche, son teint éclatant et son sourire Colgate. Elle ressemble à Ginger Rogers. D’ailleurs elle lui dit que son père est metteur en scène de cinéma. À Hollywood ?  Mais oui à Hollywood !… Trop beau pour être vrai. « - Et qu’a-t-il fait ? – Oh ! rien, des westerns ». Tant pis, ça n’a pas d’importance. Hollywood tout de même !… Voilà une petite amie qui améliorera son image de marque auprès des autres. D’autant qu’elle semble ravie, l’américaine, de l’avoir rencontré, elle ne fait aucune difficulté pour le suivre et le soir ils dînent ensemble. Il l’éblouit, comme toujours, par sa conversation, lui raconte sa vie, ses exploits au théâtre, son métier. Ça tombe bien ! elle qui était venu apprendre le français !… Elle parle bien du reste, avec un accent délicieux, en se tordant la bouche comme font les américaines. Et il n’en finit pas d’admirer ses beaux cheveux qui cascadent sur ses épaules. « - C’est ma parure, » dit-elle. Le lendemain elle l’invite à venir dîner chez elle.

             Elle habite rue Dauphine, un minuscule studio. Plus petit c’est impossible. Une miniature, une maison de poupée. Il n’y a place que pour un lit étroit, une chaise et une planchette que l’on déplie pour servir de table (quand on est deux l’un des deux doit s’asseoir sur le lit). Mais malgré tout le décor est raffiné : moulures aux plafond, papier peint, poèmes calligraphiés accrochés sur le mur, un petit miroir précieusement encadré de coquillages. Dans le coin cuisine dissimulé derrière un paravent elle a préparé un repas auquel il ne fait guère attention, occupé qu’il est à se demander comment ça se passera tout à l’heure quand on passera aux choses sérieuses…

            Après le café enfin on débarrasse la table, on rabat la planchette et on s’installe sur le lit. Elle n’oppose aucune résistance, s’attendant sans doute à ce qui lui arrive, mais n’y montre guère non plus d’enthousiasme. On dirait qu’il s’agit pour elle de se débarrasser d’une corvée à laquelle elle s’astreint par politesse mais dont elle se passerait bien. La chose terminée ils se rhabillent et il lui propose de sortir. Dehors, ce sont les lumières de Saint-Germain-des-Près, la rue de Buci, l’animation habituelle des soirées parisiennes. Il lui montre les endroits qu’il connaît, lui raconte l’histoire de chaque café, de chaque cabaret. Elle est ravie et lui très fier de se montrer en compagnie d’une si belle blonde qui dans les lumières de la place de Fürstenberg semble tout droit sortie d’un film de Minelli. Il guette les regards qui se posent sur eux…

 

              Le voici donc désormais pourvu de deux petites amies. Abondance de biens… Il les voit alternativement, l’une le reposant de l’autre car elles sont opposées comme l’ombre et la lumière : Christine plus compliquée, plus profonde, l’autre plus éclatante. Cependant elles possèdent toutes les deux quelque chose en commun : leur totale indifférence à l’égard du sexe. L’une, il sait pourquoi, l’autre, sa froideur est tellement manifeste qu’il finit par lui poser la question. Elle répond que ce n’est pas de sa faute, sa féminité ne s’est pas développée. À peine connaît-elle les manifestations périodiques par lesquelles se distingue la femme, ou alors à des intervalles si espacés que ce n’est même pas la peine d’en parler. Et quand il lui demande si elle a consulté un médecin, elle semble peu désireuse d’insister. Bon, après tout peu importe, ce qui compte c’est l’image. Cependant il ressort de cette conversation profondément troublé. Ainsi les femmes qui s’intéressent à lui sont toutes des femmes qui, pour une raison ou pour une autre, sont dénuées de sexualité ! Quelle étrange malédiction pèse donc sur lui ? Est-ce donc qu’il serait incapable d’en intéresser d’autres ? Du coup il sent monter en lui une sourde haine contre cette fille dont la beauté n’est qu’un trompe-l’œil. Mais il éprouve en même temps une grande pitié pour elle car il faut reconnaître qu’elle ne renâcle pas à le satisfaire. Alors il prend plaisir à lui faire subir des pratiques sexuelles humiliantes auxquelles elle se soumet sans rien dire même si son regard exprime un étonnement mêlé de réprobation. Elle s’y soumet sans doute comme lorsqu’on visite un pays étranger on se conforme à ses usages. En France c’est comme ça, doit-elle se dire.

             C’est donc une double vie qu’il mène maintenant, tantôt avec l’une tantôt avec l’autre, triple même si l’on considère les journées qu’il passe chez ses parents, voire quadruple car il continue aussi à courir les ateliers de théâtre avec Sylvie et son play boy en pâte de guimauve, tout ceci s’ajoutant encore aux deux jours qu’il passe chaque semaine à Verriers où il continue à donner ses cours. Ainsi son existence, une fois de plus, s’est-elle fragmentée en une quantité de morceaux disjoints, sa personnalité elle-même éclatant en autant de personnages différents qui sont les seuls à se connaître entre eux.

 

               À Verriers, d’ailleurs, les choses ont changé là aussi. D’abord – grande nouveauté ! – l’université s’est pourvue d’un campus : une vaste pelouse, qui ressemble à un terrain de golf, traversée par une nationale. Résultat, un étudiant s’est fait renverser en passant d’un côté à l’autre. Aussitôt colère générale. L’occasion était trop belle ! Meetings, manifestations. C’est Mai 68 ressuscité ! Cortèges, cordons de CRS. On ressort banderoles et drapeaux rouges. Divine surprise ! Verriers devient la seule université de France à poursuivre la lutte. Ce n’est qu’un début continuons le combat… Cela leur vaut même les honneurs d’un magazine national qui est allé enquêter sur place et informe ses lecteurs que là-bas, en province, le feu couve encore sous la cendre ! On rejoue les scènes culte : l’assemblée générale, l’occupation des locaux, la séquestration du doyen. Les tournées Barret de Mai 68 en quelque sorte ! Du coup le préfet affolé ordonne l’édification à la hâte d’une passerelle enjambant la nationale, que personne du reste n’empruntera jamais, mais qui brise le bel élan. Au bout de quelques semaines tout est rentré dans l’ordre.

               Notre homme heureux, lui, n’a pas vraiment participé aux événements. Il y a vu simplement l’occasion de ne pas venir faire ses cours pendant que les étudiants étaient en grève, mais au retour il constate que l’atmosphère a changé, les rapports avec les étudiants se sont détendus. Du côté de ses collègues aussi : il a fait la connaissance d’un nouveau venu, nommé à la rentrée, un certain Cambremerre, qui habite à Paris comme lui et que l’on a bombardé directeur de l’Institut aussitôt qu’arrivé parce que personne ne voulait se charger de ce travail ingrat. « - Il fallait un con, on m’a trouvé ! » dit-il en riant. Mais en réalité il en est très fier car c’est un ambitieux mine de rien. Chaque semaine maintenant ils prennent le train ensemble. Cambremerre, qui a quelques années de plus que lui, qui est marié et qui a deux enfants, prépare une thèse sur Molière et affecte le genre bon vivant. Il ne manque pas de truculence d’ailleurs avec sa trogne à la Michel Simon et sa pointe d’accent gascon qu’il force à plaisir dans des colères mi jouées mi réelles qui révèlent, sous ses allures bonaces, un caractère susceptible et ombrageux. Mais notre héros, qui adore les cabotins, sait se faire aimer de lui, le provoquer tout en le flattant, si bien que malgré leurs différences - car ils sont aussi différents l’un de l’autre qu’on peut imaginer - il va naître entre eux une sorte de camaraderie fondée de part et d’autre sur un mélange de mépris et d’admiration. Cambremerre admire chez son jeune collègue une intelligence qu’il pense supérieure à la sienne (parce qu’il est humble aussi à sa manière) et une liberté d’esprit dont il se sent lui-même dépourvu, mais il ne parvient pas à prendre tout à fait au sérieux ce jeune célibataire qui parle plus volontiers de filles que de carrière. Quant au jeune célibataire il est attendri par ce colosse fragile qui dissimule si mal son arrivisme derrière ses allures sans façons. Et puis surtout ils ont trouvé l’un et l’autre l’occasion de mettre en commun leur solitude, car ils redoutent autant l’un que l’autre leur exil à Verriers. Pour Cambremerre cette soirée hebdomadaire qu’ils passent ensemble, c’est en quelque sorte sa récréation, sa bouffée d’oxygène, l’occasion de s’évader de ses soucis familiaux. À la fin de leurs cours, ils s’attendent pour descendre en ville et vont dîner ensemble. L’habitude en a été prise dès les premières semaines et cela durera ainsi des années, jusqu’à ce que Cambremerre parvienne enfin à réaliser son rêve de se faire nommer à la Sorbonne. Alors cette amitié qui ne tenait qu’au hasard se dénouera d’elle-même et ils se perdront de vue aussi facilement qu’ils s’étaient rencontrés.

             Avec les étudiants aussi les rapports se sont modifiés. En application des idées de Mai qui ont abouti à la suppression des notes, des cours magistraux, de la sélection, et de tout ce qui peut évoquer un rapport d’autorité, il a décidé de disposer les tables en rond (en réalité afin de pouvoir s’asseoir parmi ses étudiants et combler ainsi le fossé qui le sépare d’eux). Mais comme on est loin des rapports qu’il avait avec ses élèves au lycée ! Cela tient sans doute au caractère de la région : les gens semblent plus réticents à se livrer, et puis surtout au fait qu’il ne s’agit plus de lycéens mais d’étudiants et que les filles ont quelques années de plus. Bien sûr certaines d’entre elles en profitent pour croiser les jambes sous son nez avec ostentation, d’autant que la mode est au short cette année-là, et il y en a une en particulier qui se prénomme Julie et qu’il peine à éviter de regarder pendant son cours, mais les autres semblent plutôt gênées par cette nouvelle disposition des tables et recréent d’autant plus fortement la distance qui les séparent de lui. Il lui semble qu’elles vivent sur une autre planète dont il restera à jamais exclu. Bien sûr il a retrouvé la jeune fille en ciré jaune qui lui avait semblé si belle l’année précédente, avec ses longs cheveux noirs et son regard profond, mais elle file toujours la première après le cours. Bien sûr il y en a quelques unes qui commencent à le connaître et le saluent gentiment quand il les croise dans un couloir, mais cela peut-il suffire à étancher sa soif ? Dire qu’il y en a tant et tant autour de lui dont une seule suffirait à combler sa vie et qu’il ne peut les aborder ! Comment oserait-il ? Son statut le lui interdit. Non que toute relation soit en théorie impossible avec elles : après tout elles sont majeures et il n’est pas si vieux. Mais justement c’est parce que la chose est possible que la situation est angoissante. La moindre tentative qu’il ferait serait condamnée à réussir sauf à subir une humiliation dont il ne pourrait jamais se remettre. Ainsi la tentation est présente à chaque instant et rien ne s’interpose entre lui et les objets de son désir sinon la peur d’un échec qu’il jugerait infâmant.

               Alors, sentant qu’il lui faut absolument trouver un moyen de rompre le cercle de cet isolement, il en vient tout naturellement à la seule solution possible qui est toujours la même : le théâtre. C’est le théâtre qui a changé sa vie autrefois quand à douze ans et il était entré au conservatoire, c’est le théâtre encore qui lui a permis de renaître à Paris quand il est venu s’y installer sans connaître personne. Et aujourd’hui de nouveau qu’est-ce qui l’empêcherait de créer une troupe de théâtre à Verriers ou un atelier d’expression corporelle, quelque chose sur le modèle de Vincennes. Il y jouirait en outre du prestige attaché à sa fonction. Le théâtre est dans l’air du temps, il serait l’homme de la situation. Et là ses rapports avec les étudiants - et particulièrement les étudiantes - seraient sacrément différents !…

Aussitôt il en parle à ses collègues et l’un d’eux, qui est membre du conseil d’UER, lui propose de venir exposer son projet. Le voici embarqué ! obligé de comparaître devant cet aréopage redoutable. Une fois de plus il est saisi par le sentiment d’en avoir trop fait et d’être pris à son propre piège. Ne va-t-on pas rire de lui ? Ne va-t-on pas s’apercevoir qu’il n’est qu’un usurpateur, un tricheur ?… Mais non ! comme toujours, une fois de plus, au pied du mur, son verbe l’emporte et toute cette prestigieuse assemblée, occupée sans doute à des problèmes plus importants, s’amuse de voir ce jeune assistant plaider sa cause avec tant de flamme et des accents qu’il s’efforce en vain de contenir. Mais qu’y peut-il ? sa voix plaide pour lui. On lui accorde l’aumône d’une subvention. L’un des membres du conseil propose même de lui allouer une salle dans le tout nouveau centre de musicologie qu’on est en train de créer en ville. L’idée fait l’unanimité. Décidemment, comme il le pensait, la clé a tourné dans la serrure, la porte s’ouvre. Le théâtre ! telle était bien la solution.

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique "Le Roman d'un homme heureux" II