royaume de l’amour. Il y régnait une fusion permanente des hommes et des femmes qui les occupait tant que toute querelle était impossible, faute de temps à y consacrer. Les lits n’étaient jamais faits, car toujours en train d’être défaits ; les champs étaient moissonnés trop doucement, car il fallait éprouver le moelleux de chaque botte de foin. Chacun vivait dans une extase amoureuse permanente, ce qui attirait de nombreux touristes. A vrai dire, le royaume de l’amour était l’endroit qui avait inventé la lune de miel et le voyage de noces, et tirait de cela sa joyeuse fortune.

On y venait en effet de partout pour y entraîner son amour et visiter la célèbre foret de fougueux. La légende voulait qu’ au royaume de l’amour tout homme infidèle soit transformé en arbre. Pas n’importe quel arbre, un fougueux. Ces arbres très particuliers possédaient sous leurs branches des fruits de forme cylindrique d’une vingtaine de centimètres, poussant en biais vers le ciel. Ils attiraient à eux les langoureuses, une sorte d’animal qu’on ne trouvait aussi qu’en cette contrée. La légende, toujours elle, soupçonnait que les langoureuses avaient été aussi des femmes infidèles. Mais à vrai dire, il y avait si peu d’infidèles dans le royaume de l’amour que l’on pouvait se demander comment la forêt prospérait.

La nuit, les langoureuses s’accrochaient aux fruits des fougueux, et feulaient doucement. Au petit matin, les arbres que les langoureuses avaient choisis étaient inondés de fleurs blanches.

Ces murmures permanents et le capiteux parfum des fleurs incitaient chacun à s’adonner aux joies de l’amour. Ainsi, habiter le royaume de l’amour ou s’y rendre régulièrement assurait une vie de couple longue et harmonieuse.

Bien que le chef du royaume soit appelé roi, il ne recevait pas son titre de son père, mais de son statut de plus vigoureux des amants du royaume. Il était donc désigné parmi les jeunes gens de dix-sept à vingt ans par les habitantes du royaume, qui disposaient d’un mois après la mort du précédent roi pour décider du suivant. Ainsi, environ tous les soixante-dix ans, le royaume était fermé trente jours aux touristes, et les habitantes consacraient leurs nuits à tester les qualités des prétendants au trône. Ce mode d’élection garantissait une proximité entre le futur roi et ses sujettes, nombre d’entre elles l’ayant vu dans des positions qui lui interdisait de les snober une fois parvenu sur le trône.

De leur coté, les hommes du royaume avaient en charge de désigner la reine parmi les vierges. L’union du roi et de la reine était célébrée en grande pompe, et leur amour se devait de durer toujours et d’être prouvé en permanence par des manifestations de tendresse en public.

Un beau jour, le roi régnant, du nom d’Ardent VI, convoqua son conseiller le plus dévoué. Ardent ferma derrière lui les portes de la salle du trône, et fit asseoir son hôte sur son lit. Ce qu’on appelait « trône » au royaume de l’amour était en réalité un gigantesque lit à baldaquin, dans lequel le roi donnait ses audiences en compagnie de la reine. Ce matin là, la reine était partie au spa, ce qui permis au roi de s’asseoir à coté de son conseiller et de lui chuchoter son problème.

-Mon ami, lui dit-il, j’en ai marre de l’amour.
-Comment, mais c’est proprement impossible, majesté.
-J’en ai marre, c’est tout. Je trouve la chose idiote, n’y vois plus d’intérêt. Je refuse de continuer à faire l’amour à toute heure du jour ou de la nuit, ça ne mène à rien.
-Mais c’est pourtant l’essence même de votre fonction, vous devez montrer l’exemple. Et puis, cela vous a donné deux filles tellement splendides que l’une d’elle sera sûrement reine à son tour.

Le conseiller en question, Parmesan, était depuis toujours amoureux d’une des filles du roi, Sirena. Cependant, Parmesan avait un problème majeur, même au royaume de l’amour. Son corps fabriquait en permanence une telle odeur, qu’avant même de le voir ou l’entendre arriver, on le sentait. A cause de cela, Parmesan était resté célibataire, à vrai dire le seul du pays. Il consacrait toute son énergie au roi et au royaume et dormait chaque soir dans une pièce calfeutrée pour ne pas être soumis aux ambiances amoureuses des alentours.

-Parmesan, voila plus de trente cinq ans que je m’adonne à l’amour. Il est temps de passer à autre chose. Je suis sûr que le royaume pourrait prospérer autour d’autres centres d’intérêt !

Depuis peu, le roi avait commencé à se passionner pour les sciences d’une façon que son mandat ne nécessitait absolument pas. Il n’y avait pas de scientifiques au royaume de l’amour, et c’est une chose qu’il déplorait. Lors du séjour d’un mathématicien en lune de miel, le roi l’avait fait mander au château et s’était fait longuement expliquer moult lois et théorèmes. Depuis, il avait invité un physicien et un chimiste, et envisageait de se faire construire un laboratoire dans une des caves du château.

-Majesté, dit Parmesan, je crois bien que votre nouvel amour des sciences vous éloigne de votre royaume et de la reine. Cessez de penser équations et expériences et vous retrouverez l’essence même de ce qui fait que vous êtes roi.

-Mais le monde n’est pas dans un lit, Parmesan ! Il y a chaque jour autour de nous des découvertes, des inventions, et nous ici, nous ne pensons qu’à regarder le nombril de notre amour ! Je veux connaître les secrets de l’univers, et non pas juste les quatre coins de cette couche, les meilleures bottes de foin du royaume et cette forêt idiote. Peut être que ne pas vouloir mourir stupide m’éloigne de la reine et de nos sujets. J’aime la reine plus que tout et presque autant mes sujets. Mais je crois que je serai un bien meilleur roi si je m’instruis un peu ! Faisons ensemble de ce royaume un pôle de savoirs et de découvertes. Ouvrons des bibliothèques et des écoles d’un tel niveau que les gens viendront à nous pour la connaissance et non pour la concupiscence.

-Majesté, vous insultez l’amour !

Parmesan eut beau dire, Ardent VI fit comme il l’entendait. Il bâtit au sein du château un laboratoire des sciences et une bibliothèque et invita les plus célèbres des érudits des royaumes voisins à y séjourner. Il s’enfermait de plus en plus souvent au milieu de ses livres et de ses tubes à essai. La reine tournait en rond, essayant de s’intéresser aux derniers hobbies de son époux, mais ayant l’impression de le déranger lorsqu’elle cherchait à comprendre son nouveau monde. A chacune de ses apparitions en public, elle semblait plus tendue, plus seule, soucieuse, chose que personne n’avait jamais vue.

Inexorablement, le royaume commença à dépérir. Le roi avait ordonné que chaque sujet soit instruit au plus vite. Cela prenait beaucoup de temps aux habitants du royaume, et les détournaient de leurs passions antérieures. Sous prétexte de mieux étudier, chacun commença à fermer ses volets et fenêtres la nuit pour étouffer les bruits de la forêt. De moins en moins de promeneurs s’y rendirent, et l’on commença même à entendre dans les villages alentour des scènes de ménage. Ces sons inhabituels perturbèrent l’équilibre des langoureuses, qui cessèrent de se reproduire et de hanter les fougueux. Les arbres ne fleurissaient plus, le tourisme chuta, et l’économie du royaume périclitait. Enfin, la reine tomba gravement malade.

Parmesan fut à nouveau convoqué par le roi. Celui-ci était justement penché sur les comptes du royaume. Il avait appris comment établir un bilan financier et cette nouvelle connaissance, aidée de son boulier, lui permettait de mesurer finement l’ampleur des dégâts. Lui même avait pris un sérieux coup de vieux, ne se souciant plus de son apparence et de son corps dont il faisait désormais peu de cas et encore moins d’usage. Très honnêtement, il lui arrivait souvent de regretter l’insouciance d’avant la connaissance. La maladie de la reine le rendait extrêmement malheureux, car il n’avait jamais cessé de l’aimer, et les médecins les plus au fait des dernières évolutions de la science humaine n’avait pas réussi à la guérir. Cela le faisait beaucoup douter de ses nouvelles passions.

« -Parmesan, mon vieil ami, j’aurai du t’écouter. Ce royaume a perdu ce qu’il était, et il n’est rien devenu de bon, contrairement à ce que je croyais. Je pensais faire le bien, en élevant mes sujets vers la connaissance, mais je vois bien maintenant que savoir résoudre une équation leur fait moins de bien que de s’aimer.
Je me suis trompé, ce qu’un roi ne devrait jamais faire. J’ai bien réfléchi, Parmesan, et la seule solution est que je disparaisse pour que vous puissiez choisir un autre souverain. Alors, le royaume pourra redevenir ce qu’il était.
-Disparaître, majesté, mais comment ?
-J’ai envisagé deux solutions, vois tu : la première aurait été d’être infidèle à la reine, afin de finir en arbre. Cela pourrait redonner de la vigueur à cette forêt et il ne serait que justice que je participe au renouveau de l’amour par ce moyen. Mais, malheureusement, je n’en ai aucune envie. Aucune femme ne m’attire, et un tel acte pourrait aussi aggraver l’état de ma douce reine. Je ne crois pas que la transformation en fougueux fonctionnerait si je me forçais à l’infidélité. Non, je crois qu’il faut en passer par la deuxième solution, c’est pourquoi je t’ai fait venir. Il faut que tu me tues, pour que ce royaume puisse revivre.

- Pourquoi ferais-je cela ? Je ne crois pas que vous soyez un si mauvais roi, même si vous vous êtes trompé, et je me refuse à tuer un homme de toute façon. Faites le donc vous même, si vous pensez que c’est la solution !
-Parmesan, tu as toujours été un fidèle ami et conseiller, consacrant tout ton temps au royaume, plus qu’à toi même. Je sais que tu veux plus que tout le bien de nos sujets et que tu ne me hais point, malgré mes erreurs. Mais c’est la seule solution ! Je n’ai plus de goût à rien, une tête pleine de questions et un corps de vieillard. Je suis trop couard pour me tuer moi-même, et quelle mauvaise publicité pour le royaume de l’amour que le suicide de son roi ! Mais sachant que tu refuserais, j’ai prévu de te proposer un marché…. »

Le roi se leva de sa table, et s’avança vers une paillasse de son laboratoire.
« -Vois tu, il n’y a pas dans la science que du mauvais… Je sais depuis longtemps, même si nous n’en avons jamais parlé, que tu es incommodé par cette odeur qui te poursuit ou plutôt te précède. J’ai travaillé avec les meilleurs chimistes à un remède à cet inconvénient.

-Majesté, c’est fort aimable de votre part, mais si vous me proposez un flacon de parfum contre un régicide, votre marché est ridicule.

-Je sais que tu as déjà essayé des parfums, mais ce mélange est vraiment particulier. Non seulement, il masquera cette odeur, que dis-je, il l’anéantira, mais de plus, il fera de toi l’homme le plus attirant de ce royaume.

Ce flacon, vois tu, contient une mixture à base de fleurs de fougueux et de sécrétions de langoureuses. Quiconque en boit émet une senteur et s’emplit d’une vigueur auxquelles aucune femme ne peut résister. Tue-moi, bois le et deviens le souverain du royaume de l’amour. La dernière de mes filles sera choisie comme plus belle vierge du pays, et comme c’est elle que tu aimes secrètement, tu vois à quel point ce petit flacon peut faire de toi le plus heureux des hommes. Je ne veux le donner qu’à toi, parce que ton amour de ce royaume est immense, même s’il ne t’a pas donné jusqu’à présent l’amoureuse que tu méritais. Si la science peut servir à donner à ce domaine un si dévoué souverain, alors je n’aurais pas tout raté. Mais, tu le sais comme moi, tout cela ne peut marcher que si je ne suis plus roi. Et seule la mort peut débarrasser le royaume de l’amour d’un aussi piètre monarque.

-Mon roi, j’admire la science qui vous a conduit à une telle stratégie. Néanmoins, je ne peux me résoudre à ce geste. Votre souci de vos sujets et de votre conseiller au mépris de votre vie démontre encore quel bon roi vous êtes. Vous êtes plein d‘amour, plus que vous ne le pensez.

-Parmesan-d’ailleurs, j’y pense il te faudra changer de nom-, Parmesan, je te donne 3 jours de réflexion. J’userai de ces 3 jours pour veiller ma pauvre reine, si je puis encore lui prouver mon amour. Pour te prouver ma confiance, et l’efficacité de mon remède, je te remets dès à présent quelques gouttes dans cette fiole. Elles te permettront pour cette nuit de vérifier le sérieux de ma proposition. Fais en bon usage. »

Parmesan sortit, sa fiole en poche. Au moment même où le roi la lui avait tendue, il lui était venu une idée à même de sauver le royaume sans en passer par un régicide.

La nuit venue, le roi quitta définitivement son laboratoire pour s’installer auprès de la reine. A la regarder somnoler, indolente et fiévreuse, il lui vint l’envie de la prendre dans ses bras pour revivre leurs passions d’antan. Elle était désormais si légère qu’il put la porter sans effort jusqu’à la forêt voisine. Ardent ignorait que Parmesan avait versé dans son vin la totalité de la fiole qu’il lui avait donné. Les sens de la reine furent comme réveillés par le parfum envoûtant et le renouveau de vigueur du roi. Ainsi, au milieu des fougueux étouffés et des langoureuses dépressives, le roi et la reine s’unirent à nouveau dans une étreinte qui dégourdit la nature alentour. La forêt se remit immédiatement au diapason de la royauté.

Le lendemain matin, les habitants du royaume se réveillèrent à l’odeur des fleurs blanches la plus forte que la forêt ait jamais généré. Lorsqu’ils se rendirent sur place, ils trouvèrent les corps du couple royal enlacés, décédés d’une extase trop forte pour leurs coeurs déshabitués. C’était la plus belle mort qu’ait connue un roi de l’amour.
Malgré leur tristesse, Hardi premier et Sirena, sa reine, reprirent un mois plus tard les rênes du royaume. La prospérité revint, et avec le renouveau de la forêt et la vente aux touristes du Nectar de l’amour, Grand Cru Royaume de l’Amour, ils vécurent heureux et gagnèrent beaucoup d’argent.


NB: retrouvez les textes de Michèle Lessaire avec la rubrique "Rechercher"