à descendre dans l’arène. Il s’agit d’une improvisation collective sur une de ces musiques psychédéliques qui permettent à tout un chacun, en fermant les yeux, de se prendre pour Béjart. Aspirant l’air à pleins poumons, il s’abandonne au flux de ces sons aériens qui font vibrer chaque fibre de son corps. Ses membres se soulèvent, ses reins se creusent, son cou se tend. Le voici qui entre dans la danse. Chacun en fait autant de son côté tout en gardant un œil sur son voisin car la consigne veut qu’au bout d’un moment tous ces atomes s’agrègent en molécules et c’est là que ça peut devenir intéressant… En effet, il sent soudain des bras qui le soulèvent. Les yeux fermés il se laisse faire. Ils doivent être trois ou quatre, davantage peut-être. Par une sorte d’inversion des rôles - juste retour des choses ! - ce sont eux maintenant qui le prennent en charge. Mais que vont-ils faire de lui ?… Ils traversent lentement l’espace, le portant à bout de bras au dessus de leur tête, comme pour une procession funéraire, et vont le déposer délicatement… à côté de Marie qui, allongée sur la moquette est en train de vaquer à ses propres affaires.

       Le défi n’est que trop clair, il ne saurait s’y dérober. Lui qui a préconisé durant toute l’année l’abandon à la toute puissance du désir il ne peut reculer maintenant sauf à passer pour un lâche. Alors, masquant sa peur et prenant un air inspiré, il se déplie, se déploie, s’étire, se coule vers elle, jusqu’à ce qu’enfin il entre en contact, par le biais d’un index, avec le bout de son orteil !… Elle ne semble pas réagir d’abord à cette avancée dont elle n’a peut-être pas mesuré la portée mais s’ensuivent bientôt toute une série de contorsions, toujours sur fond de musique psychédélique, qu’il serait fastidieux de décrire en détails, mais aux termes desquelles il est devenu évident qu’il s’est passé entre eux quelque chose…

       Enfin quelque chose, quelque chose… c’est vite dit ! Car l’un des principes de l’atelier a toujours été que tout ce qui s’y passe ne doit avoir aucune incidence sur le réel. Certes personne n’en a jamais été dupe mais n’est-ce pas à lui, en toute justice, de rester jusqu’au bout le gardien de ce dogme ? C’est ce qu’il se dit durant tout le reste de la soirée lorsqu’ils vont selon l’usage boire un verre à l’estaminet voisin. Elle est en droit de penser que rien de ce qui vient d’avoir lieu n’aura de suite. D’ailleurs tout dans son attitude le laisse supposer. Elle ne s’est pas assise à côté de lui, elle a cet air rêveur qu’elle a toujours, cet air d’être ailleurs, cet air d’être noyée dans sa beauté…

La nuit est déjà bien avancée quand on parvient à se quitter et comme d’habitude elle s’offre à le raccompagner. Quand enfin ils se retrouvent seuls dans sa voiture il sait que cette fois il ne peut plus attendre. C’est maintenant ou jamais… Il ne lui reste plus que quelques minutes pour agir… Ni l’un ni l’autre ne prononcent une parole… Elle regarde la route, sa main posée sur le changement de vitesse… Soudain, parvenu à un carrefour et comme elle ralentit, il se penche vers elle et, avec cette brusque audace d’un noyé qui tente de sauver sa peau, il s’empare de sa bouche… Elle se laisse faire. Peut-être s’y attendait-elle. Mieux encore elle s’offre à son baiser !… Enfin ! Enfin ! Il peut jouir du contact de ces lèvres tant de fois contemplées, tant de fois espérées, ces lèvres qui s’ouvrent sur des dents d’une éclatante blancheur entre lesquelles il peut maintenant se glisser sans qu’elle oppose de résistance… Toute ambiguïté est enfin levée : veni vedi vici !… 

       Durant toute cette scène ils n’auront pas prononcé un seul mot.

 

      Cependant cet événement considérable ne change rien d’abord à ses habitudes. Les différentes parties de sa vie sont trop cloisonnées pour que ce qui se passe dans l’une ait la moindre incidence sur l’autre. À Paris il continue à voir alternativement Joan et Christine. Elle, elle n’est qu’une assurance supplémentaire contre la solitude en cas de défaillance des deux autres, un moyen aussi de donner une justification à ses séjours provinciaux qui ne répondait jusqu’ici qu’à une obligation professionnelle. Or on sait qu’il s’est fait une règle que toutes les parties de sa vie soient en quelque manière guidé par le principe plaisir pour ne pas donner raison à l’adage  paternel selon lequel « la vie, ce n’est pas une rigolade ». Tout est donc parfaitement pensé, combiné, calibré dans cette nouvelle organisation, d’autant qu’il garde suffisamment de temps pour avancer sa thèse qu’il poursuit avec une régularité de métronome au rythme de trois pages par jour et que son père tape au fur et à mesure, ce qui lui permet d’espérer avoir terminé avant que Sartre ait publié son fameux ouvrage.

        Peu à peu cependant cet équilibre va se trouver subtilement modifié par un phénomène qu’il n’avait pas prévu : la découverte, totalement surprenante pour lui, qu’à Verriers les choses ne se passent pas comme à Paris. À Verriers tout est naturel, tout est simple, tout est clair, tout est délicieusement facile. Il n’y a qu’à se laisser glisser sur la pente et fermer les yeux. Pourtant ça n’a pas été tout seul au début : il y a eu ce repas qu’ils ont pris ensemble le lendemain de leur rencontre, où ils n’avaient pas grand chose à se dire. Elle lui semblait soudain moins attirante, selon le principe bien connu de la déperdition de valeur qu’affecte la chose acquise. Mais il sait cela, il l’a déjà éprouvé bien des fois et il ne veut pas en tenir compte. Elle, de son côté, doit être horriblement gênée par la situation. L’a-t-elle voulue, la subit-elle ? question à laquelle il ne peut répondre. Tout cela ne contribue pas à rendre les choses faciles et il s’en faut de peu ce jour-là qu’elles ne tournent à la catastrophe. Mais elle lui propose de venir passer le prochain week-end dans la maison que possède son père, absent en ce moment, sur la côte Atlantique et exceptionnellement il consent à revenir à Verriers en dehors de ses jours de cours pour l’y retrouver. Ils partent ensemble dans sa deux-chevaux et quand ils arrivent elle s’aperçoit qu’elle a oublié la clé. Ils sont donc obligés de coucher à l’hôtel. C’est là qu’ils deviendront amants. L’épreuve si redoutable se passe sans même qu’il y pense. Tout est si naturel, si simple, si clair, tout est si facile à Verriers ! En revenant ils vont rendre visite à sa grand-mère qui habite un petit village en pleine campagne et ils en ramènent des fromages de chèvres et des galettes. Pendant ces deux jours elle lui a parlé de sa famille, de son frère qui est mort dans un accident de voiture, de son père qui est parti en Indochine, de sa mère qui était jalouse d’elle quand elle était adolescente et qui allait fouiller dans ses affaires pour lui voler les lettres de ses amoureux. Et le sentiment qu’il éprouve pour elle, à l’inverse de ce qu’il prévoyait, c’est non pas la fierté de l’avoir conquise mais l’attendrissement de la découvrir si fragile et la surprise de pénétrer à travers elle dans un univers qu’il ignorait. Ce qui l’attache à elle c’est la région qu’elle incarne, cette campagne autour de Verriers qu’il ne connaissait pas et qu’elle lui fait découvrir, les grandes plages de l’Océan, les fromages de la grand-mère et les petits sentiers où l’on trouve des violettes, les bois, le marais, les valons. Et voilà qu’il en vient à passer une ou deux nuits de plus à Verriers en contradiction avec son principe qui était de n’y rester que le strict temps imposé par les nécessités de son service. Mais pourquoi pas après tout ? C’est tellement agréable ! Et puis quoi, c’est le printemps, il fait beau, l’année se termine. On peut considérer que cela procède du relâchement général qui précède les vacances. Pour le reste on verra plus tard. D’autant qu’elle l’introduit aussi dans sa bande d’amis, ce qui lui permet de réaliser son vieux rêve de se rapprocher de ses étudiants. Il y a Marie-Jo, sa meilleure copine, une grande et belle fille au regard clair et le garçon qui vit avec elle, un joyeux drille, chaleureux, sympathique, et puis il y a Michel, celui qui l’accompagnait le fameux soir où elle était venu le chercher au restaurant. Depuis elle a repris sa liberté en même temps qu’une chambre à la Cité Universitaire mais elle a gardé des liens très forts avec lui. D’ailleurs il a l’air de s’être très facilement consolé de l’avoir perdue et comme Marie-Jo justement souhaite se séparer du joyeux drille il en profite pour le remplacer. Car tout est simple, tout est facile, tout est naturel à Verriers. Et ainsi, au terme de ce jeu de chaises musicales il y a désormais deux couples amis : Marie-Jo et Michel, Marie et lui, auxquels s’adjoignent bien d’autres encore. On fait de joyeuses soirées chez l’un, chez l’autre, on parle de ses collègues (s’ils savaient !), on se moque de Marie-Jo qui rêve de se marier à cheval (elle épousera finalement un professeur de mathématique). Michel fait des études de géographie. Il est passionné par la géologie, mais aussi la bibliophilie, la philosophie, l’histoire, la politique. Il est passionné par tout. Il rit facilement, il rit de tout et quand il rit il pleure et il s’essuie les yeux tout en riant. Il fait l’éloge de la plastique de Marie-Jo et de la vacuité de son regard d’azur. Marie a gardé pour lui la tendresse d’une mère. Elle le protège. Que deviendrait-il sans elle ? Bien qu’ils ne soient plus ensemble elle continue à lui faire sa lessive car il serait incapable de la faire lui même. Au début il a été un peu jaloux de son rival, Il y a eu quelques scènes un peu ridicule, mais rapidement l’amitié entre eux l’a emporté. Car ils sont devenus amis. Ils adorent bavarder ensemble, polémiquer sur les sujets les plus divers, et surtout rire. Ils rient des mêmes choses. Ils s’entendent comme larrons en foire. Marie les laisse faire, elle n’intervient pas. Ce qui les lient le plus profondément, c’est la tendresse qu’ils éprouvent pour elle. Car tout est facile, tout est simple, tout est naturel à Verriers.

          Avant de se quitter, au moment des vacances, ils décident de se retrouver tous les quatre au mois d’août. Michel veut aller dans les Alpes ramasser des roches dans des endroits qu’il connaît. Pourquoi ne l’accompagneraient-ils pas ? Ils se donnent rendez-vous à Apt d’où ils partiront ensuite pour Chamonix. Entre temps il doit aller au Festival d’Avignon où il a trouvé à se faire engager comme animateur dans des rencontres internationales organisées par les CEMEA. Les CEMEA c’est l’association, émanant plus ou moins du parti communiste, qui a été chargée autrefois par Jean Vilar d’assurer l’accueil des jeunes au Festival. Mais aujourd’hui Vilar est parti, Mai 68 est passé par là et les CEMEA sont en perte de vitesse. Fini le temps où l’on distrayait la jeunesse avec des danses collectives, des veillées autour du feu et des débats sur Bertolt Brecht. Pour se mettre dans l’air du temps et conserver leur clientèle ils ont donc admis l’existence de « dortoir mixtes » à l’usage des couples (hommage rendu à une permissivité sexuelle qu’ils regardent avec méfiance, la considérant comme une dangereuse dérive gauchiste mais qu’ils sont bien obligés d’accepter). Ils ont remplacé les veillées folkloriques et autres débats sur la culture populaire par des ateliers de théâtre. C’est à ce titre qu’il a été engagé. Il va pouvoir reproduire ce qu’il a fait durant l’hiver à Verriers.

           Et en cela ils ne seront pas déçus ! Que son atelier ait bien marché, c’est peu dire. Il a même trop bien marché ! Les participants ne veulent plus partir et se réinscrivent à la session suivante (ils y a plusieurs sessions successives durant tout le mois de juillet). N’y a-t-il pas là un phénomène d’emprise inquiétant ? D’ailleurs il se passe des choses bizarres dans cet atelier et tout à fait étrangères à l’esprit des CEMEA !… En effet, la présence dans le groupe d’une jeune française appartenant à la catégorie de ce qu’il appelle les « boulimiques sexuelles » - catégorie dont il a fait la découverte avec Christiane - entraîne l’ensemble du groupe à des folies auxquelles participent un ardent brésilien à la barbe de jais, deux ravissantes italiennes et une jeune étudiante de Normale Sup., chaussée de lunettes d’écaille, qui découvrira à cette occasion des horizons nouveaux. Les vieux cadres des CEMEA observent le phénomène avec effroi sans oser s’y opposer et lui se retrouve une fois de plus dans le rôle qu’il affectionne le plus, celui du troublion, de l’enfant terrible qui s’amuse à prendre l’autorité à contre-pied, à l’enfermer dans le rets de ses contradictions, à jouer avec elle au chat et à la souris comme il aime à le faire avec son père (ce qui lui vaudra d’être exclu à la fin du séjour sans autre explication).

Lorsqu’il quitte Avignon, il est ravi, exalté par ce qu’il vient de vivre- aventures amoureuses, jeux érotiques, intenses moments de théâtre, ivresse du groupe – et il rejoint Apt impatient de retrouver ses trois amis afin de savoir ce qu’il éprouvera en revoyant Marie.

 

 

NB : Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique : «Le roman d’un homme heureux »II