appelle fièrement le « Centre d’Études Théâtrales » (CET pour les intimes). Son pari était donc le bon. Chaque mardi désormais toute sa petite troupe l’attend sur le trottoir, dans la nuit et le froid, et lorsqu’il arrive, sortant de dîner avec son collègue, il leur ouvre la porte de son hôtel particulier et les introduit dans le grand salon où vont se déchaîner, sous les ors et les moulures, les forces de l’imaginaire. Ce qu’il aime, comme dans ses cours, c’est d’arriver sans savoir ce qu’il va faire. Quand il entre dans la salle il n’a aucune idée de la façon dont il parviendra à occuper les deux ou trois heures que doit durer l’atelier et le temps qu’il prend pour allumer ses projecteurs, mettre en place la phase d’échauffement et de concentration, n’est là que pour lui permettre de connaître ce petit frisson lié à l’incertitude et de savourer ce sentiment d’angoisse qu’il ressent à la pensée qu’aujourd’hui peut-être il ne lui viendra aucune idée, qu’il restera coi, qu’il ne pourra faire autrement que de rendre les armes, car c’est exactement comme dans l’amour ce moment qui précède l’acte ou rien encore ne peut laisser prévoir si l’on sera capable de tenir ses engagements ou si l’on sombrera piteusement dans le ridicule. Mais plus sûrement encore que dans l’amour il arrive toujours ce moment où les idées affluent, où, comme par miracle, il n’a plus qu’à les cueillir. Alors il met un point d’honneur à en inventer toujours de nouvelles. Depuis le début il n’a jamais refait deux fois la même chose : jeu avec les objets, avec les corps, avec les mots, production de sons, thèmes d’improvisations collectives ou individuelles, utilisation de musiques contemporaines qu’il a soigneusement collationnées à cet effet : Xenakis, Berio, Stockhausen, Varèse ou Pierre Henry, il en a tout un choix sur des bandes magnétiques qu’il introduit tour à tour dans son magnétophone… Les improvisations se font tantôt dans le noir total - les corps alors se frôlant, se cherchant, se découvrant, se fuyant – tantôt au contraire dans la lumière aveuglante des projecteurs, la sensibilité des participants chauffée à blanc, portée à incandescence par cette sollicitation systématique des émotions portées à leur paroxysme : on passe du rire aux larmes, on crie, on geint, on éructe, on s’épuise, et quand enfin, la séance terminée, on se retrouve sur le trottoir, on va se réfugier dans le seul endroit demeuré ouvert à cette heure, l’estaminet voisin dont la clientèle ordinaire voit entrer avec étonnement cette bande d’hallucinés aux yeux rougis par la lumière et les larmes qui s’entassent corps contre corps autour d’une table. On commande des bières, on commente ce qu’on vient de faire, on confronte ses impressions, on raconte sa vie, on déballe son être profond, ses espoirs, ses frustrations, ses illusions (comment arrive-t-il toujours à se retrouver assis à côté de la belle et mystérieuse brune ? ). Il est tard mais l’essentiel est de prolonger le plus longtemps possible ce pur bonheur d’être ensemble. Le clochard à la grosse moustache, qui s’appelle Marius, se vante de ses exploits. Il est éboueur. C’est lui que l’on voit chaque soir, accroché à sa benne comme Ben Hur à son char, parcourir les rues de la ville. Il raconte les trouvailles qu’il fait au gré de ses tournées et chaque semaine leur ramène de petits cadeaux : un vieux poste de radio, un réveil matin, une statuette de bronze. Julie fait miroiter sous les yeux admiratifs des garçons les charmes acidulés de sa féminité. Il y a aussi Jo, la marseillaise au regard ardent, qui lui dit qu’il est leur Père Noël à tous et que sans lui leur vie serait différente. Et lui modestement accepte ce compliment car il sait qu’il est mérité : Oui, c’est vrai, il est exact de dire que sans lui leur vie serait différente, ce qu’il leur révèle ils en porteront à tout jamais la marque indélébile.

                   Seulement il y a une chose qui les chiffonne, disent-ils, c’est que dans tout ce qu’il leur fait faire il reste toujours en dehors. Il les amène à s’exposer, à se mettre à nu, mais prudemment il demeure en retrait. Hélas ! que peut-il leur répondre ? ce n’est que trop vrai ! S’ils savaient combien cela le déchire ! Mais peut-il rompre le pacte qui fonde leurs rapports et qui lui commande de se tenir hors du jeu, qui consiste à être celui par qui les choses adviennent à condition qu’elles adviennent hors de lui ? Il est comme Dieu devant ses créatures. S’il entrait dans la mêlée cela constituerait une transgression qui à l’instant même rendrait toute chose impossible. Et puis aussi, à la vérité, ce qu’il ne peut pas dire c’est que s’il reste en dehors c’est parce qu’il a peur, qu’il n’ose pas se montrer, révéler les désirs qui l’animent à l’égard de toutes ces jeunes filles qui le repousserait peut-être s’il se découvrait, s’il prétendait à être autre chose que ce passeur d’âme. Il n’a pas droit à son corps, c’est la rançon de sa toute puissance. Alors il leur promet : un jour, peut-être, quand nous arriverons au terme de cette année, à la dernière séance, avant de nous quitter !… mais en attendant…

                         En attendant il se retrouve toujours comme par hasard assis à côté de la belle et mystérieuse brune, d’autant plus mystérieuse qu’elle parle peu, n’intervient presque jamais dans les conversations, n’attire pas l’attention sur elle mais exerce malgré tout une grande attraction sur le reste du groupe par la seule force de sa beauté qui se diffuse autour d’elle comme une onde invisible. Elle a une chevelure lourde, épaisse, noire comme de l’encre, des lèvres charnues, des pommettes saillantes, des yeux verts et un air de noblesse que contredit quelque chose de douloureux dans sa façon de sourire sans sourire comme si elle ne parvenait pas à assumer le poids de cette beauté qui la met en lumière alors qu’elle ne souhaiterait rien tant que de rester dans l’ombre.

                     Comme il a remarqué qu’elle possède une vieille deux-chevaux dans laquelle elle arrive et repart, il parvient par des ruses de sioux à placer dans la conversation qu’il lui est parfois difficile d’être à l’heure à cause de la distance qu’il lui faut parcourir depuis le restaurant où il dîne pour venir les rejoindre, d’où il ressort tout naturellement qu’elle lui propose de le prendre en passant ce qui lui permettra de gagner du temps. Grande victoire ! Il a réussi ainsi à créer entre eux un rapport d’intimité. Faible victoire pourtant en vérité car ils ne se disent à peu près rien durant ce trajet qui ne dure que quelques minutes, bonjour bonsoir, mais il en tire tout de même une grande satisfaction de vanité quand elle entre dans le restaurant au moment où il est en train d’achever son repas avec son collègue Cambremerre car il voit la tête que fait celui-ci en la voyant apparaître.

 

                   Cependant les semaines, les mois passent et comme toujours, les choses ne semblent guère progresser, ni à Paris, ni à Verriers. Elles progressent pourtant, souterrainement, comme se déplacent les plaques continentales, par un imperceptible glissement, jusqu’au moment où se produira l’inévitable séisme que personne ne peut prévoir. À Pâques il part comme toujours faire un de ces voyages où le seul but est de se fondre dans un groupe pour y trouver ce sentiment d’éternité qui est pour lui la forme la plus achevée du bonheur. Cette fois c’est en Hongrie, et du groupe il ne gardera d’autre souvenir que celui d’une jeune fille blonde, danseuse à l’Opéra de Paris, qu’il séduit dans un couloir de l’hôtel Gellert. Ils s’y promènent enlacés et tombent par hasard, dans les sous-sol de cet ancien palace transformé en auberge de jeunesse par le régime communiste, sur une grande salle ornée de colonnes de marbre qui entourent une piscine désaffectée. C’est un endroit sombre et mystérieux comme une crypte dans lequel il en profite pour l’embrasser, l’étreindre, la pétrir, affolé de fierté à l’idée qu’il tient dans ses bras une danseuse de l’Opéra de Paris ! Mais elle, si complaisante à ses caresses, se montre par contre extraordinairement rétive dès que les choses prennent l’allure de devenir plus sérieuses et il comprend vite qu’elle a un sens très pointilleux de sa vertu. Alors une fois de plus il lui faudra se contenter de la fallacieuse satisfaction de s’afficher avec elle aux yeux des autres tout en la maudissant de cette affectation grotesque à cultiver une morale  d’un autre âge.

                    Au retour les parents de la jeune fille invitent tout le groupe à déjeuner, son père, entrepreneur de bâtiments, étant heureux de leur montrer la maison qu’il a construit pour lui-même. Au rez-de-chaussée se trouvent ses bureaux, à l’étage la partie privative que rien ne distingue des bureaux : mêmes murs en béton, même spots lumineux, mêmes fenêtres coulissantes, et écran de télévision intégré à la cloison. Le long d’un interminable couloir il  y a toute une série de portes qui donnent sur les chambres. Quand elle ouvre la sienne, la dernière, surprise ! Les murs sont tendus de soie, le lit garni d’oreillers en dentelle ; il y a une coiffeuse, un pouffe en velours, des poupées anciennes : un vrai décor à la Walt Disney. Alors il comprend tout : ces gens-là sont fous tout simplement, réellement fous ! D’ailleurs on leur raconte à table incidemment que le frère s’est suicidé, un des oncles aussi, ou un cousin, on ne sait plus. Dans la famille tout le monde se suicide apparemment. Mais à part ça des gens charmants : le père est visiblement fier de sa maison et de l’argent qu’il gagne, la mère, une brave ménagère, un rien vulgaire, fait tout ce qu’elle peut pour se montrer aimable, quant à la fille elle parle de son métier comme s’il s’agissait d’être coiffeuse ou manucure. D’ailleurs est-elle vraiment danseuse, il finit par en douter. Et il repart avec la ferme intention de ne plus jamais la revoir.

 

                     À Verriers il a connu une grande déception également le soir où sa belle brune est venue le chercher à son restaurant accompagnée d’un jeune homme qu’elle lui a présenté comme l’« ami » avec qui elle vit. L’« ami » ! Qu’a-t-elle voulu dire ? Elle a donc un « ami » ! Mais après tout, quoi de plus normal ? Il n’avait pas pensé à ça. Il a remarqué qu’à Verriers les étudiants se mettent en couple beaucoup plus vite qu’à Paris (sans doute à cause des facilités de logement) ce qui donne l’apparence d’une plus grande émancipation sexuelle - apparence trompeuse cependant car tous ces petits couples vivent en réalité d’une façon très bourgeoise et leur union se calcifie peu à peu en mariage durant leurs études ce qui fait qu’au bout du compte ils n’auront connu, l’un comme l’autre, qu’un seul partenaire dans leur existence, tandis que l’étudiant parisien, plus longtemps immature et contrarié dans son développement par les difficultés inhérentes à la capitale, connaît une sexualité plus favorable à l’éclosion de fantasmes qui feront finalement la richesse de sa vie. C’est ce qu’il se dit en voyant ce petit couple : lui, le malheureux (un jeune homme au demeurant parfaitement aimable et sympathique) ne se doutant aucunement du danger qui le guette (ou faisant semblant de ne pas s’en douter) et elle se comportant avec le plus parfait naturel, inconsciente, semble-t-il, du scandale que représente à ses yeux, du fait même de sa beauté, son enfermement dans l’existence qui l’attend. Cependant à aucun moment  ne l’effleure l’idée qu’il pourrait modifier cet état de choses. Il se contente de se dire que, puisqu’elle a un « ami », il lui faudra se résigner à porter ses espoirs ailleurs. Mais les autres jeunes filles du groupe, décidément, ne lui plaisent pas. Julie lui fait peur, Jo est trop extravagante, les autres sont fades, insignifiantes ou carrément laides comme cette malheureuse Paulette qui a une tête de concierge, une verrue sur le nez et cherche désespérément l’homme qui voudra bien d’elle, ne ratant jamais l’occasion de faire des allusions grivoises sur la nature des désirs qui la rongent. La belle et mystérieuse brune, qui se prénomme Marie (comme Marie Arnoux, l’héroïne de l’Éducation Sentimentale ! ) du fait même qu’elle lui semble désormais inaccessible, cristallise tous ses rêves. Hélas, hélas !… L’atelier doit s’interrompre afin de laisser aux étudiants le temps de réviser leurs examens. Le rêve va s’achever !… C’est alors que le groupe lui rappelle sa promesse : pour le dernier jour il a promis de se mêler aux autres. Et maintenant, de toutes façons, cela ne pourra plus avoir de conséquences…

C’est en quoi ils se trompaient lourdement !

 

 

NB: Les épisodes précedents sont rassemblés sous la rubrique "Le roman d'un homme heureux"