lui en souriant. C’était à Apt, là où ils s’étaient donné rendez-vous. Les deux autres suivaient derrière, souriant eux aussi comme s’ils s’attendaient à l’effet qu’elle allait lui faire, à la surprise qu’il allait avoir en la voyant, si sûrs qu’ils étaient de sa beauté !… Et comment ne l’auraient-ils pas été ! Elle avait le même air de noblesse qu’à Verriers, les mêmes dents éclatantes, la même chevelure de soie noire mais en plus, comme c’était l’été, elle était toute bronzée et portait lunettes de soleil, jean moulant et T shirt blanc, consciente elle aussi du bon tour qu’elle lui faisait d’apparaître ainsi comme dans les contes de fée quand la bergère se transforme en princesse. Et lui en la voyant se disait : c’est tout de même  incroyable qu’une telle créature me soit acquise, une femme on en voit dans les magazines, et que je n’aie aucun effort à faire pour la conquérir et qu’elle air l’air de se réjouir de me retrouver ! Tout ce qui s’est passé à Verriers était donc vrai !… Il était comme un homme qui se réveille et qui s’aperçoit que son rêve n’était pas un rêve et il ne pouvait s’empêcher en la voyant d’éprouver une sentiment non pas tant de fierté que d’apaisement comme s’il ne pouvait plus rien lui arriver désormais de mauvais puisque ceci était vrai, sentiment que renforçait encore la présence des deux autres derrière elle, comme deux anges gardiens qui maintenant les conduisaient à leur hôtel et jusqu’à leur chambre dont, se retirant, ils les laissèrent aussitôt profiter.

            Et leur périple se poursuivra ainsi durant deux semaines dans un sentiment d’euphorie et de joie enfantine. On suit Michel sur les sentiers où il s’engage un marteau à la main pour, à l’endroit très précisément désigné par son guide, trouver le caillou qu’il convoitait et qu’il extrait avec mille précaution pour l’emballer dans du papier de soie et le glisser dans son sac. On se moque de lui à cause de sa propension à l’enthousiasme (« - Pétard ! s’écrie-t-il, chaque fois qu’il en trouve un autre, vous avez vu celui-ci comme il brille ! ), on se moque de Marie-Jo qui préfère souvent passer sa journée chez le coiffeur plutôt que courir les chemins avec eux et les attend au retour avec des gâteaux. On dort dans des campings improbables où l’on doit se laver à l’eau glacée et on se dispute à qui fera la vaisselle, mais c’est toujours Marie à la fin qui s’y colle car elle a la fibre ménagère malgré ses airs de princesse, pendant que les garçons parlent ensemble et que Marie-Jo se fait les ongles. Ce sont des moments de bonheur et d’insouciance comme il sait qu’il n’en aura jamais de plus doux dans sa vie et il veut les savourer jusqu’à la dernière miette… Mais déjà les premiers orages d’automne commencent à gronder. L’été finit vite en montagne. Bientôt ce sera la rentrée, les cours qui vont reprendre, le théâtre, tout le reste… Cependant, pour la première fois, il n’appréhende pas cette nouvelle année qui commence.

Et quand Septembre arrive tout se remet en place comme avant, à la différence que Marie, qui a décidé de quitter sa chambre de la Cité Universitaire, a obtenu un petit appartement dans une HLM, ce qui lui permettra désormais, quand il viendra, de ne plus passer la nuit à l’hôtel. Tout est si simple, si facile et si naturel à Verriers !

 

            À Paris, cependant, il est parvenu à la rédaction des dernières pages de sa thèse et le moment de la soutenir est arrivé. Son directeur a lu et approuvé l’ensemble de son travail sans faire aucune objection comme d’habitude. Sa complaisance à son égard est incroyable et friserait presque l’indifférence s’il ne montrait par ailleurs une bienveillance à son égard dont il ne parvient toujours pas à s’expliquer les raisons : pourquoi l’a-t-il fait nommer professeur sans même qu’il ait à le demander et sans même attendre qu’il ait obtenu son diplôme, ce qui est à la limite de la légalité ? pourquoi l’introduit-il auprès de son propre éditeur afin qu’il puisse être publié ? Lui accorderait-il donc tant de valeur ? Il lui a composé un jury de grands spécialistes : Jean-Pierre Richard, Max Milner, Madeleine Fargeaud qui a écrit une énorme somme sur Balzac. La soutenance doit avoir lieu sous les ors de l’Amphi Liard, comme il se doit (car n’oublions pas qu’il s’agit d’une thèse d’État et non d’une de ces bricoles qu’on appelle thèse aujourd’hui) célébration solennelle des noces de l’impétrant avec l’Université.

             Évidemment trois semaines avant la date annoncée tombe la grande nouvelle : Sartre vient enfin de sortir son fameux ouvrage sur Flaubert ! Et dans les jours qui suivent on ne parle plus que de ça,  à la radio, à la télévision, dans les journaux. Par sa monstruosité même ce livre fascine. Trois gros volumes de plus de mille pages chacun ! Il n’est plus question partout que de Flaubert. Les moindres épisodes de sa vie sont disséqués, analysés afin de faire pièce aux théories de Sartre : La fameuse crise nerveuse est-elle bien de caractère névrotique, a-t-il contracté la syphilis ? a-t-il eu des expériences homosexuelles ? a-t-il couché avec Mme Schlésinger ? On se rue sur l’Idiot de la Famille afin de le lire le plus vite possible pour l’avoir fini avant les autres… Et lui, bien sûr, il est dans l’obligation de le faire d’ici sa soutenance. Dans le cas inverse on ne le lui pardonnerait pas. Le voilà donc obligé d’avaler les trois mille pages à marche forcée ! Mais ce n’est pas tout de les lire, il faut encore les comprendre et être capable d’en parler ! Il est littéralement écrasé par cette énorme machine, cette virtuosité verbale qui le laisse sur le flanc. Comment rivaliser avec un tel phénomène ? Que vaut-il à côté de ça ? Lui qui était fier des deux ou trois petites idées qu’il avait pu avoir et qu’il était prêt à défendre pied à pied ! À quoi bon maintenant ? Ce triste épisode lui donnera à jamais le sentiment de la dérision de toutes ses entreprises, pour autant qu’il ait jamais eu quelque illusion à ce sujet. Enfin, la soutenance sera un moment pénible à passer mais ensuite il pourra en cueillir les fruits toute sa vie.

           Le plus difficile d’ailleurs ce n’est pas tant la soutenance elle-même que ce qui doit suivre, c’est-à-dire ce fameux pot où l’on invite ses amis, sa famille et les membres du jury pour fêter l’événement. Tout lui pose problème dans cette histoire. Le choix du lieu d’abord. Il ne faut pas que ce soit trop éloigné de la Sorbonne. Un café boulevard Saint-Michel ? mais ce n’est pas assez digne. Les salons d’un hôtel ? cela fait mariage de province. Il pense alors à ce Foyer International où il avait donné jadis un récital de poésie avec la troupe des Trois Masques, là où Paul Thorez déclamait un poème surréaliste une fleur à la main (cf. le Roman d’un homme heureux, I, 68). Le cadre, avec ses boiseries anglaises, ses fenêtres à croisillons, conviendrait parfaitement. La directrice du Foyer accède facilement à sa demande et trouve même l’idée excellente. Mais il faut commander des fleurs pour décorer le salon, lui dit-elle (il n’avait pas pensé à ça ! ), s’adresser à un traiteur pour assurer le buffet, etc.. Tout ceci lui semble ridicule, d’autant qu’il y a un autre problème plus délicat encore : qui peut-il inviter, à part les membres du jury bien sûr, ses parents, ça va de soi, mais ensuite? son collègue Cambremerre, quelques amis. Tout ceci ne va pas chercher très loin. Pour ce qui est de ses amis la segmentation de sa vie fait qu’ils ne se connaissent pas entre eux pour la plupart. Il y a Sylvie, François et Claude d’un côté, Christine, Jeanne et son frère de l’autre, et puis Joan (comment Joan et Christine vont-elles réagir quand elles se rencontreront ! ) Des univers vont ainsi se télescoper dans lesquels il est lui-même si différent qu’il apparaîtra comme un escroc soudain pris au piège. Heureusement Marie n’a exprimé aucun désir de venir, elle affecte à l’égard de cet événement, par discrétion sans doute ou par pudeur, une indifférence qui finirait presque par le vexer mais enfin qui lui permet dans l’immédiat d’échapper au pire.

 

               Le grand jour est arrivé. Il est convoqué à quatorze heures. Comme toujours dans ces cas-là il aime être seul avant l’entrée en scène. Il arrive donc longtemps en avance et va prendre un café place de la Sorbonne, puis gagne tranquillement l’amphi Liard où il n’y a encore personne à part l’appariteur qui est en train de disposer les traditionnelles carafes. Il s’installe à la petite table du candidat, face au portrait de Richelieu et étale ses papiers devant lui. Moments inoubliables où la peur se mêle au plaisir. Pas une fois il ne se retournera pour regarder les spectateurs arriver. Il se concentre ou plutôt fait semblant car comme toujours en pareilles circonstances il se sent parfaitement calme, parfaitement détaché et maître de lui. Orgueil ? Excès d’assurance ? Plus vraisemblablement il s’agit au contraire d’une forme déguisée de peur, celle-ci engendrant par son excès même une dénégation du réel comme lorsque, pris dans une fusillade, il avait soudain le sentiment d’être invulnérable et s’éloignait sans se presser en entendant les balles siffler autour de lui.

               Avec quel art, durant son exposé d’introduction, fait-il semblant d’improviser ! Il parle sans regarder ses notes, poussant même la coquetterie jusqu’à feindre parfois de chercher ses mots, d’hésiter, de découvrir ses idées au fur et à mesure. Spectateur complaisant de lui-même il en remontrerait dans ces moments-là à n’importe qui (tandis qu’une voix intérieure pendant ce temps ne cesse de lui seriner : Imposteur ! imposteur !… tu n’es qu’un imposteur).

Les membres du jury prennent ensuite tour à tour la parole. Interminables interventions durant lesquelles selon l’usage on s’attarde sur mille broutilles dénuées d’importance (fautes de frappes, erreurs d’inattentions : ça permet de gagner du temps). Pour ce qui est du fond, évidemment, il n’est question que de Sartre, chacun voulant montrer qu’il l’a déjà lu. De son travail à lui il n’est guère question si ce n’est pour lui reprocher la légèreté de ses concepts et de ses analyses. C’était couru, le voici démasqué ! « - Un peu léger votre deuxième partie, vous ne trouvez pas ? » En d’autres termes il est évident que de l’avis général il s’agit là d’un travail d’amateur que l’on est contraint d’accepter en raison de l’inexplicable complaisance de son directeur de thèse à son égard mais qu’en son for intérieur on a jugé pour ce qu’il vaut. Et combien il a envie de leur dire qu’il est bien d’accord là dessus ! Oui c’est vrai, il est un imposteur, mais ce n’est pas de sa faute. Il n’a rien demandé lui ! Que vouliez-vous qu’il fît ? Il n’allait tout de même pas refuser ce qui lui tombait tout cuit dans le bec ! Alors qu’on le lui donne, son diplôme, et qu’on n’en parle plus ! Il sait qu’il agit mal en les rendant complice de ce mauvais coup mais ce n’est pas lui le coupable, c’est l’autre, qui maintenant, pour couronner le tout, et parce qu’il a vaguement comparé à un moment la structure du premier chapitre de l’Éducation Sentimentale avec celle de la deuxième symphonie de Beethoven parle de créer exprès pour lui une chaire de littérature et de musique comparées à la Sorbonne ! Non, mais de qui se moque-t-on ?… Les autres approuvent poliment.  Il souffre mille mort tandis qu’il est obligé de suivre leurs interventions successives qui distillent le fiel avec d’autant plus de cruauté qu’ils ont le sentiment d’avoir été trompés. Il répond comme il peut, accablé… Les heures passent. Il entend le carillon de la Sorbonne qui rythme les quarts d’heure, comme durant toutes ses années où il travaillait à la bibliothèque juste au dessus ou qu’il suivait des cours dans les amphis voisins : Guizot, Turgot, Richelieu… depuis le temps ! il avait dix-sept ans, il venait de débarquer à Paris !… et puis toutes ces dernières années quand avec André et Anita il préparait l’agrégation, et puis la folie du joli mois de Mai. Toute une période de sa vie en train de s’achever ! La Sorbonne, il l’a aimée presque charnellement, il en a aimé les odeurs, la patine, il en connaît chaque couloir, chaque escalier. Et ce qu’il éprouve aujourd’hui c’est la douleur d’une séparation. À cet instant la Sorbonne est en train de l’expulser de son corps. Sa soutenance est un accouchement.

La cérémonie s’achève par les poignées de main traditionnelles, puis on se transporte au Foyer International. Le jury assure le programme minimum en déléguant un de ses membres (les autres ont des « obligations »). Comme il le pensait cela ne fait pas une grosse foule dans les salons du Foyer. Il est totalement épuisé, il a mal à la tête. Il n’a qu’une envie c’est de s’en aller. Heureusement il y a ses parents sur le visage de qui il lit le bonheur qu’ils éprouvent. Quelle fierté pour son père, quelle revanche pour lui qui n’a jamais réussi à passer son bac !… À cet instant c’est avec eux qu’il voudrait être pour partager leurs sentiments, car ceci c’est une histoire entre eux et uniquement entre eux, comme jadis quand il avait été reçu à l’examen de sixième et que sa mère disait à son père : « - Tu vois, Maurice, Mlle Dupuis lui avait bien dit qu’il entrerait par la grande porte ! » et que son père riait pour cacher sa confusion…(cf. le Roman d’un homme heureux, I, 23) http://www.chateaudavanton.com/blog/index.php?2007/02/22/102-le-roman-dun-homme-heureux-23-feuilleton-autobiographique-de-pierre-parlier une histoire qu’eux seuls connaissent, qu’eux seuls peuvent se raconter… Mais il lui faut passer d’un groupe à l’autre, dire quelques mots à chacun. Heureusement Christine et Joan font semblant de s’ignorer. Chacun reste dans le petit groupe auquel il appartient attendant qu’il vienne leur offrir un peu de sa présence. Entre temps visiblement ils s’ennuient et se demandent ce qu’ils font là. Mon Dieu ! que tout ceci finisse  le plus vite possible !… À un moment heureusement Christine lui demande s’il a vraiment envie de rester là car ils sont invités à une soirée qui doit être beaucoup plus amusante. Il ne peut qu’en convenir et tout en se sentant coupable il s’enfuit avec elle pour rejoindre quelque salon du seizième arrondissement où il pourra facilement briller devant des jeunes filles endiamantées.

 

 

 

NB : Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique « Le roman d’un homme heureux »II