une victoire pour Christine. Ne venait-elle pas de lui démontrer par là que désormais sa vie n’était plus au Quartier Latin en compagnie de ses improbables amis mais avec elle, dans les salons du XVIème arrondissement. Et il avait bien été obligé d’en convenir, on s’y amusait davantage ! l’atmosphère y était plus légère, plus conviviale, même s’il n’avait pas été très à l’aise ce jour-là, épuisé par l’effort, taraudé par le sentiment d’avoir trahi les siens pour raconter ce qu’il venait de vivre à des jeunes filles en talons aiguille qui le regardaient comme un explorateur qui revient du pôle nord.

    Cependant cette victoire devait être pour la malheureuse Christine une victoire à la Pyrrhus. Quelques semaines plus tard en effet, au moment où il est sur le point de partir à Verriers, il reçoit un coup de téléphone de Jeanne qui lui annonce qu’elle vient de faire une tentative de suicide en avalant ses médicaments et qu’elle a été transportée aux urgences de l’hôpital Cochin. Jeanne a l’air de prendre la chose très au sérieux et s’attend visiblement à ce qu’il accoure au plus vite. Mais comment pourrait-il annuler ses cours ? au nom de quoi ? c’est tout simplement impensable, Christine n’est ni sa mère ni sa femme et il ne peut faire valoir aucune obligation envers elle. Il s’en tire donc par quelques formules de compassion et promet d’y aller aussitôt qu’il sera rentré. Jeanne a l’air de trouver la chose un peu choquante mais à quoi donc s’attendait-elle et puis enfin de quoi se mêle-t-elle ! Après tout, ses rapports avec Christine ne la regardent pas…

    Ce coup de téléphone cependant l’amène à réfléchir. D’abord il constate qu’il n’a ressenti aucune émotion à l’annonce de cet évènement et ensuite que celui-ci ne fait que mettre en lumière la fausseté de sa situation. Christine n’est rien pour lui. C’est Jeanne qui s’est monté la tête. Du coup, à son retour, quand il se décide à aller la voir, il est déterminé à la quitter. D’ailleurs il lui apparaît évident que son geste n’était que de la comédie, peut-être même une manière de faire pression sur lui. La preuve c’est qu’elle est déjà rentrée chez elle, c’est-à-dire plus exactement chez ses parents où il la retrouve couchée sur un petit lit de fortune qu’on a installé dans le salon, sa chambre étant toujours occupée par la bonne. Sa mère s’agite autour d’elle, apportant des bols de tisane, des biscuits secs, jouant à la garde-malade avec une ostensible jubilation tandis qu’elle tente en vain de l’éloigner et que lui s’efforce de prendre un air de circonstance. Elle le rassure en lui disant que tout va bien et que son geste était un geste inconsidéré, une folie qu’elle regrette. Alors il s’autorise de ces bonnes paroles pour repartir au bout d’un moment en lui souhaitant un prompt rétablissement.

    Il ne la reverra jamais ni n’entendra plus parler d’elle jusqu’au jour où, un an plus tard, il tombe par hasard sur un entrefilet de journal annonçant la mort tragique de Monsieur Philippe D. (le père de Christine), tué d’un coup de révolver par sa femme qui s’est ensuite donnée la mort !… Cette nouvelle le laisse rêveur. Christine n’avait ni frère ni sœur, elle devient donc leur unique héritière ! Ainsi, s’il lui avait proposé ce jour-là de l’épouser, il serait à cette heure milliardaire. À lui le yacht, le manoir breton, la ferme dans le Lubéron, les chevaux de course et Dieu sait quoi encore !… Qu’en aurait-il fait ? En aurait-il été plus heureux ? son existence en tous cas, aurait pris un autre cours. Ainsi vont les choses menées par le hasard maître de nos destins.

 

    Quant à Joan, la rupture avec elle s’est faite tout aussi soudainement, quelques semaines plus tard, de la façon la plus comique. Ils dînaient ensemble à Montparnasse, au restaurant des Mille Colonnes, quand il aperçoit à quelques tables d’eux un vieillard à crinière léonine attablé devant un jeune homme d’allure efféminée. Et soudain il reconnaît en ce vieillard qui a belle allure dans son petit costume Pierre Cardin, bleu à liseré rouge… Aragon en personne. Aragon ! le grand écrivain, Aragon l’auteur de tous ces poèmes qu’il connaît par cœur, qui lui ont fait véritablement découvrir la poésie quand il allait les entendre chantés par Christian au cabaret du Petit Pont (cf. le Roman d’un homme heureux, I, 62) http://www.chateaudavanton.com/blog/index.php?2007/01/22/153-le-roman-dun-homme-heureux-62-feuilleton-autobiographique-de-pierre-parlier  et qu’il aime si souvent chanter lui-même pour séduire les filles - Tout est affaire de décor changez de lit changez de corps… - Voir ainsi devant lui l’auteur d’Aurélien, du Roman Inachevé, des Cloches de Bâle, de la Semaine Sainte, tous ces romans qu’il a lus avec passion quand il était étudiant, c’est un peu comme si Dieu lui-même venait de lui apparaître sous la forme de ce vieillard en costume bleu qui sort son peigne de sa poche pour se recoiffer au dessus de son assiette pendant que son compagnon s’est absenté un moment et qui range précipitamment son peigne quand il revient !… Il en reste estomaqué, sa fourchette à la main. Il se penche alors vers sa pom pom girl et lui glisse à l’oreille : « - Regarde… à la table à côté… là !…  ce vieillard en costume bleu… c’est Aragon ! » Et la pom pom girl a cette réponse terrible : « - Aragon, c’est qui ? »

    On peut considérer qu’il n’était pas criminel pour une petite Californienne fiancée à un joueur de baseball d’ignorer l’existence d’un écrivain français qui n’est peut-être pas la lecture favorite des habitants de la côte ouest, on peut considérer à l’inverse qu’une étudiante américaine venue passer un an en France pour étudier le français aurait pu connaître au moins de nom l’un des grands écrivains du siècle, mais quoi qu’il en soit et qu’il ait eu tort ou raison il lui est soudain apparu comme une évidence aveuglante qu’il se salissait en sortant avec cette fille pour la seule raison qu’elle ressemblait à Ginger Rogers et que tout en elle était faux, qu’elle n’était qu’un ersatz de femme, une apparence, une illusion et qu’il devait cesser sur le champ toute relation avec elle.

    A-t-elle compris cette soudaine froideur et pourquoi il hésitait à la fin du repas à lui fixer un autre rendez-vous ? Est-elle retourné dans sa Californie en se disant que les français décidemment étaient gens bien étranges ? En tous cas elle ne s’est sans doute jamais douté du rôle qu’avait joué ce vieillard en costume bleu dans la fuite de son amant.

 

    Des trois il n’en reste donc plus qu’une, comme dans les romans d’Agatha Christie. Mais à Verriers les choses se passent tout autrement car tout est simple, tout est naturel et tout est facile à Verriers ! L’année a recommencé et maintenant il peut y rester autant qu’il veut puisque Marie a un appartement sur ce qu’ici on appelle la ZUP et qui, à quelques encablures de la ville, est reliée à elle par une autoroute en forme de serpentin qui porte le joli nom de « pénétrante » et  enjambe une vallée bucolique. La ZUP se compose de petits immeubles séparés par des carrés de gazon. On y trouve une place, un supermarché et, au delà, des champs de maïs qui ondoient jusqu’à l’horizon. C’est là qu’ils allaient l’année précédente passer de joyeuses soirées chez Marie-Jo. Elle habite toujours tout près dans un autre de ces petits immeubles, ainsi que Michel, ainsi que d’autres. Ils forment à eux tous une joyeuse bande.

    Maintenant qu’il peut rester aussi longtemps qu’il veut une contradiction va se faire jour en lui d’une façon de plus en plus flagrante. Depuis le début, en effet, depuis qu’il a été nommé dans cette ville, tout son emploi du temps a été réglé pour qu’il y reste le moins longtemps possible, selon ce qui est la sacro-sainte règle commune à tous ses collègues et qui consiste à ce que le service soit calculé en fonction des horaires de la SNCF afin de permettre à chacun de perdre le minimum de temps entre le moment où il prend son train et le moment où il revient (le record en ce domaine étant établi par Isadora qui, partie à onze heures de chez elle est de retour en fin d’après-midi). Mais il n’a pas été mauvais non plus dans cet art et l’idée de rallonger volontairement son séjour lui paraît absurde. Pourtant il faut bien qu’il s’y résolve : c’est ici qu’il est le plus heureux. Seulement dans son esprit son existence parisienne continue à être la seule qui appartienne à la réalité. Tout ce qui se passe ailleurs est plus ou moins frappé d’inanité, appartient au domaine du divertissement et reste de ce fait sans conséquences. Marie lui est tombée toute cuite dans le bec. D’une certaine manière on peut dire que c’est un amour de vacances et qu’à ce titre « elle ne compte pas ». Est-elle même sa « petite amie » au sens où il l’entend ? le terme ne convient pas. Il ne peut non plus s’agir de sentiment amoureux puisque dans ce domaine le rôle est dévolu à Petra qui continue à occuper ses pensées et qu’il n’a pas renoncé à aller relancer un de ces jours pour la récupérer (cf. Le Roman d’un homme heureux, I, 129)http://www.chateaudavanton.com/blog/index.php?2006/12/04/401-le-roman-dun-homme-heureux-129-feuilleton-autobiographique-de-pierre-parlier. Alors ? comment appeler ce qu’il éprouve pour celle-ci ? Elle échappe aux catégories.

    Même sa beauté, qui était jusqu’ici l’élément le plus sûr et pour ainsi dire le socle sur lequel se fondait leurs relations, ce pourquoi il l’avait désirée, conquise, devient pour lui quelque chose de flou, d’insaisissable. Elle est belle certes, elle l’est objectivement. Mais cette beauté, il est devenu incapable de la voir. C’est un phénomène qu’il connaît bien : la beauté, constamment désirée, constamment recherchée chez toutes les femmes qu’il rencontre est pour lui comme un nimbe qui devient invisible dès qu’il s’en approche. La beauté est comme une illustration de l’essence divine qui se laisse entrevoir mais ne peut jamais être saisie pas plus que l’enfant ne peut saisir la lune dans le reflet qui brille à la surface de l’eau. Sitôt la femme conquise il a l’art de traquer en elle la laideur cachée, et il se met à la haïr de l’avoir trompé. Parfois cela peut aller jusqu’à l’hallucination : Il voit ses traits se déformer sous ses yeux comme lorsqu’il se trouvait en face de Petra après une longue séparation et que soudain en face de lui, alors qu’il avait tant rêvé de la revoir, les traits de son visage lui apparaissait soudain comme dans une glace déformante (cf. le Roman d’un hommeheureux, I, 131 )http://www.chateaudavanton.com/blog/index.php?2006/12/02/411-le-roman-dun-homme-heureux-131-feuilleton-autobiographique-de-pierre-parlier. C’est pourquoi il a besoin d’assurance extérieure, d’une confirmation objective afin d’être sûr de ne pas avoir été trompé et avec Marie, de ce point de vue, il n’a pas à se plaindre : elle est considérée de notoriété publique comme une des plus jolies filles de Verriers, cataloguée comme telle, identifiée comme telle. Verriers et une petite ville où tout le monde se connaît. Quoi de plus rassurant pour lui ! Cependant sa souffrance n’en est que plus vive de ne pas arriver à percevoir ce que les autres voient. Il est jaloux de leur regard. Alors pour tenter de figer ce qu’il ne peut plus voir par lui-même il imagine de la photographier. Il l’amène un soir dans son atelier de théâtre et dans l’intimité de ce salon désert il allume pour elle seule ses projecteurs et la prend en photo dans des poses artistiquement travaillées. La malheureuse se prête à son jeu sans trop comprendre ce qu’il cherche… Le résultat s’avère catastrophique. Il n’est que trop évident que l’essence divine n’impressionne pas la pellicule. Ce qui apparaît c’est seulement le désarroi de son regard qui ne comprend pas ce qu’on lui veut, sa gaucherie et, disons-le, sa laideur, toujours cette laideur qui lui saute aux yeux, qui lui revient en pleine figure.

    Est-elle belle ou est-elle laide ! Cette idée l’obsède. Il la regarde, regarde ses photos, décompose ses traits, et plus il regarde moins il sait. Il n’y a rien de plus terrible que de ne pas savoir. Est-il riche ou pauvre ? heureux ou malheureux ? Comment être sûr ?…

    D’autant que dans cette histoire il sait bien que ce n’est pas elle qui est en cause, que sa beauté ni sa laideur ne sont autre chose qu’un reflet qui ne concerne en rien son être, glisse seulement à la surface de son image et que c’est lui qui est fou et que c’est sa manière à lui de courir après Dieu et de ne pas pouvoir l’atteindre. Pourrait-elle comprendre cela ? Alors le sentiment qu’il éprouve pour elle, c’est de la compassion pour avoir eu le malheur de rencontrer un homme tel que lui et de la reconnaissance qu’elle puisse ainsi le supporter, sentiments qu’il n’a jamais éprouvés jusqu’ici pour personne. C’est ainsi qu’on peut dire que son amour procède de son impuissance à aimer.

    Alors, sans parvenir à décider si c’est ou non à contrecœur, il reste un jour de plus à Verriers, puis deux puis trois, tandis qu’à Paris, pour d’autres raisons, la vie est en train aussi de devenir passionnante.

 

 

 

NB : Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique « Le roman d’un homme heureux » (II)