qu’ils se sont octroyée l’un à l’autre va se présenter quelques temps plus tard à l’occasion d’une fête qu’ils ont entrepris d’organiser dans la maison que possède e père de Marie sur la côte Atlantique. C’est dans cette maison, rappelons-nous, qu’elle l’avait emmené la première fois, une maison sans grand charme d’ailleurs (ils se moquent souvent de la façon dont elle est meublée, caractéristique de la rigidité paternelle : buffet en bois massif, absence de bibelots) mais qui se trouve à deux pas de la plage, au milieu des pins et des parcs à huîtres. Il y a trois chambres disposées de part et d’autre d’un couloir central qui pourront abriter une dizaine de personnes, sans compter le salon où l’on installera des matelas pneumatiques. Certains viendront aussi avec des caravanes. On sera en tout une bonne trentaine et il faudra trouver le moyen de loger tout le monde. Pour égayer la soirée notre héros a eu l’idée d’afficher sur le mur de la salle à manger toute une série de recettes de cocktails qu’on pourra réaliser soi-même grâce aux bouteilles et ingrédients divers mises à libre disposition sur la table.

     Parmi les premiers invités arrivent Cathos et Pascal dans un superbe mobil home blanc qu’ils viennent d’acquérir pour les vacances (ils partagent le même goût pour les escapades dans la nature). Depuis leur récente mésaventure le couple semble s’être reconstruit.  Arrive ensuite par petits groupes toute la troupe du Centre d’Études Théâtrales, garçons et filles, ravis d’être invités par leur professeur. À un moment, surgit une caravane de voitures dans un grand concert de klaxons. Ce sont les amis de Michel qui viennent directement de Chartres. Retrouvailles, embrassades, présentations… Et soudain qui voit-il apparaître parmi ceux-ci ?… Elle bien sûr ! Elle, Laurence ! la sublime, l’inaccessible Laurence, qu’il avait contemplée durant toute une soirée sans oser lui parler !… Comment n’avait-il pas pensé qu’elle serait là ? Cela ne lui était pas venu à l’idée une seule seconde qu’une telle créature pourrait condescendre à se mêler à eux. Elle est venue pourtant ! Elle est là, sous ses yeux, avec ses cheveux courts, son bandeau et son air souverain, elle est là comme une fée déguisée parmi les simples mortels. Et cela il sait que c’est à Michel qu’il le doit, Michel, son bon génie, qui a l’air ravi de sa surprise. Brave Michel, fidèle Michel ! Inestimable camarade !… Malheureusement la divine est escortée de son triste rouquin. Mais qu’importe le gnome ? La seule chose qui compte c’est qu’elle soit là. Et en outre, comme cette fois elle est son invitée, elle ne pourra éviter de le voir et de lui parler. Elle s’avance déjà vers lui d’ailleurs, elle fait même semblant de le reconnaître, de se souvenir de lui, comme s’il avait laissé une trace dans sa mémoire !…

    Tout est fait pour que la soirée soit réussie et en effet elle démarre aussitôt. L’idée des cocktails était décidemment une idée magnifique. Comme on veut essayer successivement toutes les recettes, chacun se retrouve assez rapidement dans un état qui tend à le déposséder d’une partie de sa lucidité et de la réserve naturelle que l’on observe en général dans ce genre de soirées quand la glace n’est pas encore rompue. Cette fois c’est peu dire qu’elle se rompt, elle éclate en mille morceaux. Ça chante, ça danse, ça rit, ça braille dans tous les coins, ça circule d’une pièce à l’autre, ça s’écroule sur les divans et les sofas. Lui seul garde l’esprit tendu vers son objectif tout en affectant de regarder ailleurs. Rien de ce qu’elle fait ne lui échappe. Elle n’a pas l’air de participer à la liesse générale, elle conserve cette distance un peu hautaine qui la caractérise. Cependant il a la certitude qu’il sera capable cette fois de vaincre tous les obstacles pour aller jusqu’à elle. Est-ce excès de souffrance ? il ne peut plus en supporter davantage, il en a assez de ne pas oser… excès d’alcool aussi : il lui semble avoir été propulsé dans une autre dimension. Tout se passe comme dans un rêve. Les choses parviennent confusément à son cerveau à travers un brouillard mais elles s’y inscrivent pourtant d’une manière indélébile et il sait qu’il n’oubliera jamais ce qu’il est en train de vivre. Il se voit s’avançant vers elle et l’invitant à danser. Et elle accepte comme s’il s’agissait d’une chose naturelle ! Ils échangent quelques mots insignifiants : « - Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? – Postière. Et toi ? – Prof de fac… ». Ils sont comme deux agents secrets qui se passent des messages codés au nez et à la barbe des autres. Peuvent-ils comprendre, ces malheureux, ce qui se passent ! À un moment il la serre contre lui et il n’en croit pas ses yeux, elle se laisse faire !… Il effleure sa joue… elle se laisse faire !… Il aperçoit Marie dans un coin qui parle avec Pascal. Les autres sont avachis un peu partout. Ils sont seuls maintenant à danser au milieu du salon. Surtout bien se rappeler que ce n’est pas une illusion, qu’il est véritablement en train de danser avec elle… Elle a reposé sa tête sur son épaule et il la serre contre lui… Et il n’est même pas étonné quand il lui propose au bout d’un moment de partir à la recherche d’un lit parce que la soirée se termine et qu’il est temps d’aller dormir et qu’elle ne fait aucune difficulté pour le suivre. Il l’entraîne dans la chambre du père où par chance il n’y a encore personne… C’est à cet instant que le rouquin fait son entrée.

    Tous les autres lits sont pris, paraît-il, et il ne sait pas où il va pouvoir passer la nuit. Alors elle propose de lui faire une petite place. « - Ça ne te dérange pas ? – Mais non voyons. Qu’est-ce que ça peut faire ? » Quelle importance en effet peut bien avoir ce gnome ? Qu’il soit là ou pas cela ne change rien. Elle se déshabille, se couche près de lui, se serre contre lui et se dispose à l’accueillir… Il la caresse et accomplit tous les gestes d’usage en pareil cas tout en continuant à faire un effort pour inscrire chacun de ses gestes dans sa mémoire afin d’être bien sûr de les y conserver car il sait que souvent il ne reste pas trace des rêves quand on se réveille. Mais l’effort qu’il fait nuit évidemment à sa spontanéité, d’autant que le gnome pendant ce temps a entrepris de tambouriner sur le bois du lit pour marquer sa réprobation jusqu’à ce qu’elle se retourne vers lui pour lui dire : « - Tu ne peux pas t’arrêter un peu, non ? Essaye de dormir, s’il te plaît ! » Il s’exécute en maugréant. Quant à notre héros, il est évident que le désir éperdu qu’il a de lui prouver sa flamme ne produit pas sur lui l’effet qu’il espère. Elle s’efforce pourtant de l’aider et fait tout ce qu’il faut pour ça mais plus audacieuses sont ses tentatives plus il s’émerveille qu’une femme comme elle se comporte envers lui de cette manière et cet émerveillement l’éloigne encore plus de son but. Il est très vite évident qu’ils n’arriveront à rien. Fort heureusement elle attribue cette défaillance à la présence du gnome sans savoir que le malheureux n’y est absolument pour rien. De guerre lasse enfin et d’un commun accord ils décident de ne plus s’acharner et se laissent glisser dans le sommeil… elle du moins car pour lui dormir serait perdre conscience de son bonheur. Et comme il tient un trésor entre ses mains il ne veut pas en perdre une miette. Alors il s’oblige à rester réveillé… Il la sent, nue, blottie contre lui, dans l’obscurité de la chambre, il la revoit telle qu’elle était quand il la contemplait à Chartres, si lointaine, inaccessible, quand elle allait d’un groupe à l’autre, son verre à la main, son bandeau sur le front, et qu’il se sentait incapable de lui parler. Cette fois elle est bel et bien dans ses bras… Elle dort et le gnome dort à côté d’eux. Dans la maison il n’y a plus aucun bruit. On a arrêté la musique. L’ivresse a dû les abattre les uns après les autres… et lui, il la tient entre ses bras. Rien ne pourra faire désormais que cette chose-là ne soit pas arrivée. Et c’est en se répétant cela qu’il finit par s’endormir à son tour, non sans se réveiller de temps en temps pour constater qu’elle est toujours bien là et qu’il ne rêve pas, jusqu’à ce qu’enfin un rayon de soleil passant par l’embrasure de la fenêtre le rappelle à la réalité.

    Alors comme elle se réveille en même temps que lui il constate que l’enchantement ne s’est pas dissipé. Il a le sentiment au contraire que leur couple a « pris » pendant la nuit comme on dit qu’une sauce prend. C’est un étrange sentiment qui ne repose sur rien sinon le fait qu’ils sont ensemble, qu’ils se lèvent ensemble, sortent de la chambre ensemble et naviguent tant bien que mal jusqu’à la cuisine parmi les cadavres allongés sur le sol qui achèvent de cuver leur vin. Dans la cuisine il trouve Cathos, déjà réveillée elle aussi, qui se fait du café. Il lui demande ce qu’est devenu Pascal. Il a passé la nuit avec Marie dans le mobil home et ils ne sont pas encore levés. «  - Et toi ? – J’ai dormi sur le canapé. » Après avoir bu une tasse avec elle ils partent sur la plage.

 

    La mer sans arrêt roulait ses galets et c’était comme si tout recommençait… Refrain ringard pour scène ringarde ! Dans Flaubert déjà il y a quelque chose comme ça à propos des « mélodies à faire danser les ours quand on voudrait attendrir les étoiles ». Il a bien conscience que cette image d’un couple qui marche au bord de l’eau en se tenant par la main et en regardant les vagues lécher le sable, il y a de plus lamentable ! Mais c’est lui, c’est elle et il sait aussi qu’envers et contre tout ce moment restera le plus important de sa vie. Seulement comment lui faire comprendre ça, à elle ? Comment lui faire comprendre que ce n’est pas une affaire de sentiments (il n’en éprouve aucun), ni de désir (la nuit à cet égard a été éloquente), mais une revanche, sa revanche contre tous ces dimanches qu’il a passés jadis dans les dancings de la Madrague et d’Aïn Taya avec ses deux copains à lorgner des filles qui ne voulaient pas de lui ( cf. Le Roman d’un homme heureux, I, 33), une revanche contre ce jour où il est resté cloué au mur sans pouvoir bouger tandis qu’il voyait Marie-Claude Padovani lui échapper (cf. Le Roman d’un homme heureux, I, 50), une revanche contre l’injustice dont la vie l’a frappé, contre cette malédiction qui aujourd’hui par un coup de baguette magique a consenti pour un temps à se dissiper. Mais pour combien de temps ? Il sait que dans les contes de fée les miracles sont toujours assortis de conditions – le fameux douzième coup de minuit - alors à quoi bon ? Les lendemains seront trop douloureux.

    Quand ils reviennent il a froid, il a mal à la tête, il se sent sale et il a envie de prendre une douche. Déjà elle l’encombre. Heureusement le rouquin, qui s’est réveillé à son tour, entreprend de s’occuper d’elle. Du côté du mobil home par contre il ne s’est toujours rien passé. C’est incroyable ! Il est plus de midi, tous les autres sont levés et eux ils continuent à dormir. Le mobil home repose, obscène, au milieu du jardin, comme un monument funéraire et une fois de plus il ne comprend pas ce que ça signifie. Il s’en explique avec Cathos, se donne en exemple, montrant comment il a rendu Laurence à son rouquin une fois la fête terminée. Tout est rentré dans l’ordre, il est temps de se réveiller maintenant ! D’ailleurs les autres commencent à partir.

    L’après-midi est déjà largement avancé quand les deux coupables consentent enfin à s’extraire de leur catafalque. Ils ne paraissent pas éprouver la moindre honte, s’étonnant qu’il soit déjà si tard. Avec son efficacité habituelle Marie prend la cuisine en main et improvise un repas pour ceux qui sont restés. Mais il n’y a presque plus personne. Cathos et Pascal sont les derniers à s’en aller. Marie et notre héros se retrouvent seuls.

« - C’était une belle fête, non ? - Oui, pour une belle fête on peut dire que c’était une belle fête. »

 

 

 

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique" Le roman d'un homme heureux" (II)