Celui de Sylvie et Florian d’abord puis le sien avec Marie quelques temps plus tard. Si Florian a décidé d’épouser Sylvie c’est qu’il avait l’intention de la quitter, dira-t-il plus tard. Une pure mascarade, le seul cadeau qu’il pouvait lui faire avant de s’en aller. La chose n’est pas impossible, en effet, si l’on tient compte de son esprit tordu mais il a aussi l’art des justifications a posteriori et il est difficile de savoir ce qu’il en est réellement. Toujours est-il que sur le moment, notre héros n’y a vu que du feu. Il croit que ce mariage marque le triomphe de l’amour sur le libertinage. Et si le jour de la cérémonie il s’amuse à évoquer avec lui l’éventualité de nouvelles rencontres pendant que Sylvie, qui ne se doute de rien, bavarde avec ses invités, c’est sans penser à mal et presque en manière de plaisanterie tant ces choses-là lui paraissent sans importance. À la mairie il a été le témoin de la mariée. À son tour celle-ci sera le sien quelques temps plus tard.

L’idée d’épouser Marie s’est imposée d’elle-même malgré la réticence qui est la sienne sur le principe même de mêler la société à sa vie privée. Il y a, pense-t-il, quelque chose d’obscène à se présenter devant Monsieur le Maire pour faire état d’une intimité qui ne le regarde pas. Mais d’un autre côté le mariage est comme le point que l’on pose au terme d’un chapitre avant d’en commencer un autre, une ponctuation qui permet de mettre de l’ordre dans sa vie et d’y voir plus clair. La position de Marie à ce sujet est exactement la même que la sienne, ni favorable ni hostile, seulement indifférente (le spectacle de sa mère a suffi à l’échauder). Cependant, pour ce qui le concerne, il y a également un autre obstacle : Il faudra bien qu’il la présente à ses parents. Et la pudeur donc ! la fameuse pudeur !… À ses yeux, présenter Marie à ses parents c’est clairement leur avouer qu’il couche avec elle - épreuve redoutable ! D’autant qu’avec l’allure qu’elle a ils ne pourront ignorer les raisons qui ont guidé son choix. Il aura l’air de vouloir exhiber sa virilité et remporter sur son père une victoire d’autant plus abjecte qu’elle reposera sur une imposture (car il sait très bien ce qu’il en est sur la façon dont il l’a séduite). Son malaise est donc extrême quand ils arrivent chez ses parents. Et en plus il a été convenu qu’ils y passeront la nuit ! et pour l’occasion ils ont fait l’acquisition d’un lit plus large pour remplacer son lit de jeune homme !…

    Tout se passe cependant le mieux de monde grâce à l’attitude réservée de Marie qui ne semble pas partager ses affres, si ce n’est que sa mère ne peut s’empêcher d’accroître sa gêne en s’extasiant sur la beauté de sa femme. Quant à son père il ne dit rien, son visage ne trahit aucune émotion en voyant pénétrer chez lui cette somptueuse créature à la dentition éclatante et aux grands yeux verts. Lui qui autrefois avait la réputation d’être un séducteur, serait-il devenu insensible au charme féminin ?… Le lendemain cependant, quand ils seront repartis, Marie avouera qu’ayant eu l’occasion de se retrouver seule avec lui, elle a dû subir toute une série de questions embarrassantes. Il lui a même demandé si elle se teignait le bout des seins !… Ainsi donc le coup avait porté ! souterrainement, de la façon la plus honteuse. Pour notre héros c’était comme s’il avait tué ce vieil homme, s’il lui avait planté un couteau dans le ventre, en douce, au coin d’un bois, sans que personne ne s’en aperçoive. C’était donc là le châtiment qui lui serait réservé pour prix de cette femme : supporter jusqu’à la fin de ses jours la honte d’un parricide !…

 

    Il y a une photo qui montre la noce réunie sur le parvis de la mairie. Les mariés sont au milieu se tenant par le bras, lui en costume de velours, elle en robe de percaline bleue. Les épaules rentrées elle s’efforce de sourire. Il a les cheveux un peu trop longs à la mode des jeunes gens de l’époque. À leur côté sa mère rayonne et son père a cet air ironique derrière lequel il a coutume de cacher sa timidité. De l’autre côté Sylvie sourit elle aussi (pourquoi s’efforcent-ils donc tous de sourire ! ). On distingue sur ses lèvres la trace de sa cicatrice. Florian porte un gilet en peau de bique à la manière des hippies. Il y a aussi François et Claude qui ont été invités pour faire nombre et qui ont l’air de se demander ce qu’ils font là. Après la cérémonie les parents sont rentrés chez eux et les mariés sont allés déjeuner avec leurs invités dans un restaurant de la place des Vosges. Claude a pris du caviar parce que c’était ce qu’il y avait de plus cher et François parlait de son désir de trouver une femme. Il voulait partir en Thaïlande pour en chercher une parce qu’on lui avait dit que là-bas il y en avait beaucoup… Après le repas les invités sont repartis et ils sont allé faire des courses au B.H.V. en attendant l’heure de leur train.

 

    On était au mois d’Avril et bientôt les cours à la fac seraient terminés. Traditionnellement on organisait chaque année un repas entre collègues pour fêter le départ en vacances et ce serait l’occasion de leur présenter sa nouvelle épouse. L’habitude de ce repas avait été instituée par Cambremerre le jour où il avait pris la direction de la section. Cultivant un style cordial et sans façon, il l’avait imposé à tous ses collègues qui s’étaient montrés ravis d’abandonner le ton volontiers compassé qui était le leur jusqu’ici. On se tutoyait à tout va. Et comme on se voyait peu durant l’année, chacun n’apparaissant qu’au moment de ses cours et ne faisant que croiser les autres dans les couloirs, ces repas étaient l’occasion, une fois par an, de passer un peu plus de temps ensemble. Il y régnait une atmosphère amicale et joyeuse où l’apparente décontraction cependant ne faisait pas oublier la position respective de chacun. Ainsi, après avoir pris l’apéritif dans le décor bucolique d’une petite auberge de campagne, on se dirigeait ensuite tous ensemble vers la table, dressée dehors quand il faisait beau, en s’orientant vers une place quelconque, apparemment guidé par le seul hasard des conversations, mais chacun se retrouvant immanquablement, comme sous l’effet d’une loi fatale, semblable à celle qui fait que dans un glissement de terrain les roches éboulées se rangent strictement par ordre de poids, à la place assignée par son rang dans l’ordre hiérarchique, depuis les professeurs au centre en passant par les maîtres de conférences puis les maîtres assistants jusqu’aux assistants enfin aux deux extrémités (et chacun rangé selon son ancienneté à l’intérieur de chaque grade). Notre héros y retrouvait le bonheur qu’il avait éprouvé durant son service militaire à la table des lieutenants (cf. Le Roman d’un homme heureux, I, 109), un bonheur fait du sentiment de se sentir inscrit dans une dramaturgie soigneusement réglée, à l’intérieur de laquelle chacun pouvait librement introduire les variantes qu’il souhaitait à condition de ne jamais sortir du cadre prescrit, exactement comme un acteur est libre d’affirmer sa personnalité à l’intérieur d’une mise en scène qu’il ne peut transgresser. Sa jouissance était alors exactement la même que celle qu’il éprouvait sur scène, faite d’un sentiment de puissance et paradoxalement de liberté car il connaissait son habileté à se tenir toujours à l’intérieur des limites prescrites tout en ayant l’air de les dépasser, suscitant ainsi chez les autres la peur (ou le désir) de le voir tomber mais expert dans l’art des pirouettes et maniant la provocation avec une fausse audace qui cachait en réalité la plus lâche soumission aux règles en vigueur. Et en l’occurrence il y était aidé par son apparente intimité avec Cambremerre, forgée lors de leurs dîners hebdomadaires, chacun ayant compris le parti qu’il pouvait tirer de l’autre dans cette stratégie de séduction qui leur était commune. Grâce, donc, à cette aisance soigneusement cultivée et au réel plaisir qu’il éprouvait à ces repas, aidé aussi par les circonstances qui faisaient que, plus jeune docteur de France et nommé professeur avant même d’avoir soutenu sa thèse, il avait remonté tous les échelons à une vitesse qui ne s’était encore jamais vue, suscitant admiration et jalousie de la part de ses collègues, il adorait se retrouver en leur compagnie.

    La présence cette année-là de sa jeune épouse marquait en quelque sorte son triomphe. Le professeur Dorimont avait été chargé de choisir le traditionnel cadeau. Dorimont s’était illustré autrefois par une série d’articles sur Rousseau. C’était un homme d’une inépuisable gentillesse et d’une sensibilité à fleur de peau, qu’avaient aiguisée encore ses années de captivité pendant la guerre. Il avait dirigé le mémoire de Marie l’année précédente et tout le monde savait qu’il était secrètement tombé amoureux d’elle, mais conscient d’être trop vieux, il s’était effacé, non sans quelque mélancolie, devant son jeune collègue. Quand il leur avait demandé ce qu’ils souhaitaient qu’on leur offre ils avaient opté pour un service de coupes en cristal et le moment était venu maintenant de déballer le cadeau au milieu des exclamations et des compliments. De façon inattendue, la plus enthousiaste s’était trouvé être Isadora, qui depuis qu’elle avait été balayée par l’ouragan de Mai 68 gardait en général une attitude de reine déchue mais qui, cette fois, étonnamment, se montrait la plus joyeuse et la plus primesautière, jusqu’à se permettre à l’égard de la jeune épousée des plaisanteries légèrement impertinentes, comme de l’appeler par exemple « la Vierge Marie » en l’invitant à s’asseoir à côté d’elle, levant son verre en son honneur et citant d’Annunzio et Barrès… (certains collègues lui révèleront ensuite que les penchants d’Isadora étaient bien connus et qu’elle avait été tout simplement subjuguée ce jour-là par la présence de cette jeune inconnue ! )… Journée charmante donc et qui à bien des égards devait plus que le mariage lui-même marquer les débuts de leur vie conjugale.

 

    Ainsi le voici maintenant solidement ancré à Verriers, installé dans un superbe appartement (avec cheminée de marbre et jardin privatif) dont le propriétaire n’est autre que le Maire qui leur réserve des places de choix aux concerts municipaux. Notre héros a toujours rêvé de faire carrière en province. Il s’y voit un peu comme Lucien Leuwen à Nancy. La province, pour lui, c’est le lieu des intrigues souterraines et des ambitions cachées. Serait-il enfin parvenu à réaliser sans le vouloir le rêve de ses parents de le voir devenir un « homme du monde », de ce monde auquel son père toute sa vie avait rêvé d’appartenir et dont il a été exclu pour ne pas avoir réussi à passer son bac ?…

 

    La première déception, il l’a ressentie quand on leur a livré les rideaux qu’ils avaient commandés quelques semaines plus tôt dans un des magasins les plus chics de la ville, de grands rideaux de velours destinés aux fenêtres du salon. Ils avaient choisi une couleur caca d’oie qu’ils croyaient originale mais voici qu’une fois posés ils se sont révélés hideux ! Quelle n’est pas son angoisse quand il constate le résultat ! Marie est absente, elle est partie à son lycée où elle a trouvé depuis quelques temps un poste de professeur et il est seul à la maison. Il se lamente. Que dira-t-elle au retour ? Avec leurs festons, leurs franges, leurs pompons, leurs dragonnes, il faut bien le reconnaître, ils sont carrément hideux : un vrai décor de théâtre pour une pièce de Labiche. Mais que faire maintenant ? Les jeter ? Au prix qu’ils ont coûté !… Non, le vin est tiré, il faut le boire…

   Quand Marie revient elle demande : « - Alors, ces rideaux ?… - Tu sais… tu trouveras peut-être… » Elle pénètre dans le salon… « - Eh bien quoi, ils sont très bien ! » En réalité elle ne les trouve ni beaux ni laids, il a compris qu’elle s’en fiche. Elle est comme ça Marie, elle n’attache pas d’importance aux choses qui n’en ont pas.

 

 

NB : Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique «  Le roman d’un homme heureux » (II)