Qu’allait-elle s’imaginer ? Que j’en étais encore à chercher un magazine dans la section littérature sur laquelle elle étendait son pouvoir narquois ? Combien d’années de rayons de librairies et de bibliothèques me faudrait-il pour échapper à cette trappe qui menaçait de me happer chaque fois que j’osais demander un titre ? De ma boulimie juvénile surnageaient quelques noms, Emma, Fantine, Jane, et leur désordre, signe de ma totale incompétence à évaluer leur légitimité littéraire, brouillait dans un halo symboliste leurs appartenances de milieu et d’époque.

Tentant de réprimer les sanglots qui, régulièrement, m’aidaient à fuir une humiliation naissante, je répétai : « Marie-Claire. » Le ton légèrement plus assuré de ma voix ayant ouvert un éclat dans son regard, je hasardai :

- Marie-Claire, vous ne connaissez pas ?

- Mais si, Marguerite Audoux, toute une époque ! Je dois encore l’avoir, cherchez à Audoux.

Sa voix péremptoire rouvrit la brèche sous mes pieds. Loin d’être dû à une quelconque confusion avec le magazine féminin branché quarantaine, son accent ironique venait bien de mon Marie-Claire ! Enfin, j’avais le nom de l’auteur ! Et, la section des A se trouvant tout au fond, loin du bureau de ma souriante huissière, je pouvais tranquillement faire face à la situation. Ce petit roman, je ne disposais alors d’aucun des multiples tiroirs génériques que j’échafauderais par la suite, me parut bien perdu entre les auteurs plus prestigieux qui le cernaient. Qui se souvenait encore de Marguerite Audoux ? Plusieurs exemplaires en subsistaient pourtant sur le rayon, et mes doigts retrouvèrent aussitôt « ma » couverture, celle que j’avais choisie avec mon père pour mes treize ans. Je ne me lancerai pas dans des trémolos sur mon premier livre. Des livres, j’en avais déjà lu beaucoup, j’en avais aussi, à moi ; des romans d’aventures et des contes et légendes reçus à la sortie des classes en primaire, les classiques des livres de prix par la suite, sans compter les collections d’ouvrages reliés chinés dans les brocantes que nous nous partagions en famille. Mais, le livre pour lequel mon père m’avait spécialement emmenée en ville, à la librairie, et qu’il m’avait demandé de choisir, « ce » Marie-Claire avait une couleur et une odeur qu’aucun classement ne saurait jamais prendre en compte.

- Je l’ai trouvé ; je le prends. Merci.

Pas le temps de m’éterniser. L’objet enfin en main, j’allais pouvoir me replonger dans ces pages au souvenir flottant. Je m’apercevais qu’une fois de plus l’affectif l’avait emporté sur les détails précis de l’histoire que j’étais juste capable de résumer par bribes. Eclairé par un soleil tardif, un banc m’attira vers le kiosque voisin, et je me plongeai avidement dans une lecture dont j’appréhendais vaguement les répercussions. Par quelle illusion pouvais-je encore espérer retrouver mes impressions d’enfant ? Le vent soulevait mes cheveux et menaçait le livre que j’étais obligée de tenir fermement aux quatre coins. Bien qu’absorbés par les premières pages, mes yeux se posaient par intermittence sur les passants. Un monsieur chenu faisait résonner sa canne, digne étai d’une silhouette sans commentaires. Une jeune maman souriait imperturbablement malgré les dangereuses incartades de ses deux bambins qu’elle avait bien du mal à garder sur le trottoir. Encore quelques lignes et je passais au chapitre suivant. Une fillette en long manteau bleu marine vint s’assoir au bout de mon banc sans dire un mot, le visage droit, les yeux rivés sur la maison d’en face. Je n’avais pourtant pas l’intention de me laisser distraire. Les chapitres très courts installaient une tension dramatique qui nouait les scènes l’une à l’autre dans une linéarité imperturbable. Marie-Claire s’installait dans la vie quotidienne de son orphelinat, elle y trouvait même l’affection qui lui permettait de ne jamais s’apitoyer sur son sort, comme si sa vie était la seule possible en cette fin de XIXème siècle.

- Qu’est-ce que vous lisez ? C’est amusant ?

Au milieu d’un paragraphe, cette voix rauque me tira brutalement vers le présent. Comment une petite fille pouvait-elle être aussi grave, comparée avec mon héroïne qui semblait plus sereine malgré un sort peu enviable ?

- Non, ce n’est pas vraiment amusant ! Quel âge as-tu ?

- Mais alors, pourquoi êtes-vous plongée dans votre livre, sans presque jamais lever le nez, si ce n’est même pas drôle ?

Sans savoir pourquoi, je me mis à la fixer de manière bien discourtoise, irrésistiblement captée par sa voix, en total décalage avec un visage auquel je ne donnais pas plus de sept ans.

- Tu ne réponds jamais aux questions ?

- Vous non plus, je vous ai demandé ce que vous lisiez…

Marie-Claire m’apparut alors, cherchant désespérément quelques pages à lire dans la ferme où, après avoir été bergère, elle était devenue servante, statut qui lui permettait de rester un peu plus à la maison. Je commençai à raconter à ma jeune voisine les almanachs qu’elle négligeait de jeter comme sa patronne le lui avait demandé, et qu’elle venait récupérer un à un dans le tiroir où elle les avait rangés. Je continuai avec ce livre sans couverture, Les Aventures de Télémaque, qu’elle avait trouvé caché sous une poutre du grenier, et dont elle allait lire quelques pages au hasard chaque fois qu’elle avait un moment, jusqu’à ce qu’il ne disparaisse sans qu’elle sache qui l’avait mis puis repris.

- Alors, c’est la vie d’une fermière d’il y a longtemps !

- Pas seulement. C’est d’abord la vie d’une orpheline, envoyée très jeune dans une institution religieuse, et séparée aussitôt de sa sœur. Ce qui fait qu’elle restait seule au monde à cinq ans.

- Ses deux parents étaient morts ?

- Non, seulement sa mère, de la tuberculose, mais son père a abandonné les deux sœurs peu après. Et leur séparation précoce les a éloignées presque à tout jamais. Vers l’âge de vingt ans, elle retrouvera sa sœur ainée, mais celle-ci, bien ennuyée de ce fardeau qui lui tombait dessus alors qu’elle était mariée à un cultivateur des environs, lui conseillera de trouver du travail à la ville.

- Racontez-moi l’orphelinat de cette époque !

Ce mot dans une bouche aussi jeune me déconcerta ; quelle connaissance avait-elle de cet univers ? Plutôt que de tomber dans le mélodrame des injustices et rebuffades, j’insistai sur l’amour de Sœur Marie-Aimée, les jeux avec les camarades comme dans n’importe quelle école, la chance qu’elle avait eue d’apprendre à lire et à écrire ; mais surtout sur l’activité ordinaire des filles au XIXème siècle : la couture qui lui permettrait plus tard de trouver un travail.

- Elles apprenaient à coudre à l’école ? Moi, je n’ai jamais appris.

- Oui, la couture et tous les travaux d’aiguille faisaient partie du quotidien, et l’école n’y échappait pas. Mais, pour elle c’était un peu particulier puisqu’elle était dans une institution religieuse pour des filles sans famille, et qu’il fallait leur assurer un métier à la sortie. D’ailleurs, l’école s’arrêtait tôt, et dès qu’elle eut fait sa première communion, elle fut victime de la première injustice ; alors qu’elle devait aller travailler dans un magasin de modes, la mère supérieure décida, pour la punir de son orgueil, de l’envoyer comme bergère dans une ferme dont elle n’aurait pas le droit de sortir avant dix-huit ans.

- Elle était énervée, déçue ?

- Pas vraiment, car elle a beaucoup aimé la vie à la campagne ; elle n’était pas très bonne bergère, mais ses jeunes maitres l’aimaient bien, sa maitresse la prit comme servante à la ferme, et sa vie fut plutôt gaie, jusqu’à ce qu’elle change de patrons.

- Pourquoi ?

- Son maitre étant mort brutalement, sa maitresse a été renvoyée par le propriétaire, qui l’a remplacée par son fils, et sa belle-fille qui gardait Marie-Claire comme servante et lingère.

- Alors, elle a été plus heureuse ?

- Pas vraiment, sa nouvelle patronne ne s’intéressait qu’à ses piles de linge ; notre jeune fille comptait bien moins qu’une nappe brodée ! Jusqu’à ce qu’elle rencontre le grand amour : un homme raffiné, gentil, qu’elle retrouvait tous les dimanches et avec qui elle partageait aussi son gout pour la lecture.

- Donc, ça se finit bien votre livre ?

- Oh non, vois-tu, car c’était le frère de sa patronne. Et quand leur amour fut découvert, il fut marié rapidement à une femme de bonne famille, et elle resta bien seule avec son chagrin !

- Mais, pourquoi elle ne s’est pas mariée avec lui la première, puisqu’ils s’aimaient tant ?

Comment lui expliquer les différences de conditions sociales ? Je commençai à parler de la vie à la campagne, des fermiers et des propriétaires, de la vie en ville dans les usines, de la différence entre les patrons et les ouvriers, de l’impossibilité de se marier hors de sa condition, de son rang. Qu’est-ce qu’une petite fille d’aujourd’hui pouvait comprendre à tout ce charabia ?

- Moi, à sa place, j’en aurais voulu à tout le monde ; c’est pas juste, elle est toute seule, et en plus les gens sont méchants avec elle !

- Ce n’est pas aussi simple, tu sais ; au couvent, elle trouve beaucoup d’amour, même si la mère supérieure se venge ensuite ; le fermier et la fermière chez qui elle est placée se comportent plutôt en bons parents; et plus tard, quand elle travaillera dans un atelier de couture à Paris, elle vantera aussi les qualités humaines de ses patrons. Les gens de cette époque n’étaient pas forcément responsables de la situation dans laquelle ils étaient, ils n’avaient pas bien les moyens de faire bouger les choses !

- Mais aujourd’hui, ça ne serait plus possible ! On n’empêche plus les gens qui s’aiment de se marier …

Avant que j’aie eu le temps de lui répondre que ce n’était pas toujours vrai, que beaucoup de fillettes étaient encore mariées contre leur gré, elle éclatait en sanglots ; et, se levant brutalement, elle me cria en s’enfuyant : « Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est quand on ne vous aime pas ! ». Plantant là mon livre, je me lançai à sa poursuite. Mon habitude de la course eut vite raison de ses petites jambes ; je la rattrapai au bout de la rue et la pris dans mes bras malgré sa résistance : « Qu’est-ce que tu me racontes ? Viens te rassoir, viens, là, doucement… » Elle se laissa amadouer et revint lentement vers le banc où elle s’assit à mes côtés, bien plus près qu’avant sa colère. « Raconte-moi ce gros chagrin ! » La fillette, butée, s’était remise à fixer la maison d’en face. Elle ne donnait pas l’air de vouloir me parler.

- Recommençons par le début ; j’aimerais bien, cette fois, que tu répondes à mes questions ; comment t’appelles-tu ? quel âge as-tu ? où habites-tu ?

Elle regardait toujours dans la même direction, mais son regard semblait se porter plus précisément sur les fenêtres du 2ème étage.

- Tu connais cette maison ? Tu connais des gens ici ?

Ses yeux délavés se tournèrent vers moi, lentement.

- Je m’appelle Justine, j’ai six ans et demi ; ma maman m’a dit de ne jamais parler aux inconnus. Je ne sais pas pourquoi je me suis mise à vous parler tout à l’heure. J’aimais bien votre histoire. Et puis j’ai eu peur.

- Tu ne réponds jamais complètement aux questions, ou alors seulement à celles qui te conviennent. Tu ne veux pas me dire où tu habites, ni ce que tu fais seule ici ?

Le soleil s’était caché depuis un moment ; à une douceur peu habituelle en automne succédait une fraicheur qui tombait sur la nuque. Après avoir remonté le col de son manteau, je fermai les boutons et ajustai son écharpe.

- C’est la maison de ma grand-mère. J’aimerais tellement qu’elle me voie et descende.

- Mais pourquoi ne montes-tu pas chez elle, ce serait plus simple ?

- Je n’ai pas le droit. Si maman l’apprend, elle va tellement se fâcher que je vais pleurer toute la nuit.

Dans quel guêpier étais-je allée me jeter ? Avec ma Marie-Claire, même si je ne me souvenais pas des détails, je savais où je mettais les pieds : juste assez de malheurs pour entretenir l’intérêt dramatique, mais aussi beaucoup de bons sentiments et une morale facile à comprendre. Avec Justine, en chair et en os, avais-je le droit d’aller plus loin, de me mêler de ce qui risquait de m’entrainer là où je n’avais pas ma place ?

- Mais les enfants ont quand même bien le droit d’aller chez leur grand-mère, qu’est-ce que tu me racontes, Justine ?

- Pas moi. Maman et papa me disent que c’est eux qui m’élèvent, pas ma grand-mère, qu’il faut faire attention parce qu’elle pourrait avoir des idées bizarres pour mon éducation. Je suis allée chez elle une fois, il y a deux ans, avec papa, grand-mère était très malade et nous venions lui apporter des médicaments parce qu’elle ne pouvait pas sortir. Quand maman l’a su, elle est entrée dans une de ces colères, elle n’a pas parlé à papa pendant deux semaines, et à moi, elle me posait plein de questions sur notre visite, toujours les mêmes, je finissais par dire n’importe quoi tellement j’avais peur de la faire souffrir. Elle a arrêté de m’interroger, mais en me faisant jurer que je n’irais jamais plus, et à papa qu’il respecterait mon serment. J’ai juré, je ne peux pas désobéir à maman. Alors de temps en temps je viens par ici, sur ce banc, et j’attends. Une fois, elle m’a vue de sa fenêtre et m’a appelée ; comme je ne voulais pas monter, elle m’a parlé de là-haut ; elle m’a dit qu’elle allait beaucoup mieux, qu’elle ne comprenait pas pourquoi je ne montais pas la voir, mais qu’elle ne voulait pas faire d’histoires…

- Tu l’aimes, ta grand-mère ?

- Oh oui, mais je voudrais la voir plus souvent pour la connaitre mieux. J’aime bien son appartement ; c’est plein de jolies choses, et ça sent bon les roses et le gâteau. Comme je ne peux plus y aller, je me dis dans ma tête comment sont les pièces, pour ne pas les oublier.

Au vingt-et-unième siècle en France, un tel interdit, qu’est-ce qui avait bien pu se passer ?

« Mais, Justine, tes parents, ils t’aiment, c’est déjà ça, » hasardai-je, avec déjà des remords ; j’en avais certainement trop dit. Qu’est-ce ce que j’allais faire, si elle m’embarquait dans des débordements de confidences…

- Parce que vous trouvez que c’est aimer, ça ! J’ai toujours été de trop. Papa n’arrête pas de raconter comment il est tombé amoureux de maman, si vous voyiez comme elle est belle ! Il l’admire comme vous ne pouvez pas imaginer. Ils se sont mariés et je suis née.

Encore de ceux qui se sont mariés très vite, pas comme tous ces couples qui vivent longtemps ensemble avant de se décider à passer devant le maire. Non, ils se sont mariés, se sont juré fidélité, de ne jamais se trahir. Puis, elle a dû être enceinte très vite. Ils étaient contents d’avoir un bébé, mais il fallait qu’il fasse le moins de bruit possible, qu’il n’entrave pas leur vie à deux. Est-ce pour cela que Justine était devenue si mure et si grave ? Ou étais-je encore en train de me bâtir un scénario digne de la pire série télé ?

- Tu n’as pas de frère ou de sœur ?

- Non, maman a failli avoir un autre bébé, mais il y a eu un problème, je ne sais pas trop bien quoi, j’ai entendu des choses que je n’ai pas bien comprises. Après, maman est devenue toute triste. J’avais quatre ans. J’étais en avance à l’école, j’ai appris à lire à cinq ans ; et depuis je lis tout le temps, sauf quand je viens ici pour essayer de voir ma grand-mère derrière ses fenêtres.

- Et tu as d’autres grands-parents ?

- Oui, le père et la mère de maman. Ils sont gentils, mais ils préfèrent maman. Ils me donnent des cadeaux, mais si maman crie ou pleure, ils sont toujours avec elle, jamais ils ne me consolent.

- Ton père ne dit rien ? c’est quand même sa mère !

- Non, il dit qu’elle l’a mal élevé, que c’est un mauvais exemple. Moi je ne sais pas ; quand j’étais petite, je la voyais quelquefois, quand elle avait le droit de venir à la maison ; elle me racontait des histoires, elle me lisait des albums, comme elle disait. Maintenant je suis seule pour lire ; alors je viens ici pour imaginer un peu mieux sa vie, sa maison…

- Elle doit être triste, ta grand-mère !

- Oh oui, et moi aussi. Mais je ne dis rien, sinon maman va se fâcher. D’ailleurs, il va falloir que je rentre, il est cinq heures et demie. Si je ne suis pas là à la tombée de la nuit, maman va s’en apercevoir et elle va crier, et tous les câlins de papa n’y feront rien.Je la vis se lever tout à coup alors qu’elle prononçait ces mots, comme propulsée par un ressort invisible.

Que de terreur avait dû s’accumuler pour induire un tel respect des règles !

- Veux-tu que nous nous retrouvions ici de temps en temps ?

- Non, c’est impossible, maman finirait par s’en rendre compte.

A quelques pas de moi, elle se retourna et secoua sa main en signe d’adieu.

- J’ai beaucoup aimé votre histoire de Marie-Claire. Comme elle est gaie ! J’y penserai souvent.