Marie lui parle souvent de son enfance, de son père qui apparaissait une fois par an, au moment des vacances, comme Jupiter brandissant la foudre, demandant à voir le carnet de note de ses enfants et les emmenant dîner, tremblants de peur, dans un restaurant où il ne trouvaient rien à se dire, puis les ramenant chez leur mère où ils étaient accueillis par les gendarmes quand ils étaient en retard. Marie avait peur de son père et en même temps elle éprouvait pour lui une sorte de fascination. Quand il revenait en France elle faisait des cauchemars plusieurs jours à l’avance. Des quatre enfants, elle était sa préférée, sans doute parce c’était elle l’aînée. Sa sœur était coquette et futile. Un jour son père l’avait traitée de putain parce qu’elle s’était mis du rouge à lèvres et le frère aîné avait menacé alors de lui « casser la gueule ». Et il l’aurait fait ! disait Marie, parce qu’il était plus grand et plus fort que lui. C’était d’ailleurs la dernière fois qu’ils devaient se voir car quelques temps plus tard, le frère en revenant d’une fête, se tuait dans un accident de voiture où sa sœur perdait également une jambe. À l’hôpital le père et la mère se disputaient à son chevet, s’accusant mutuellement d’être responsables de ce qui s’était passé. Et elle criait : « - Foutez-moi le camp, je vous dis ! Foutez-moi le camp, vous m’entendez, et laissez-moi tranquille !… »

   Deux naufragés sur un même récif… L’enfance de Marie a été secouée de drames, la sienne heureuse, inondée de joie ! Et paradoxalement c’est en cela qu’ils se rejoignent : elle est fascinée par son aptitude au bonheur et lui par l’accumulation de ses malheurs. Et pourtant il y a en eux la même béance comme si bonheur ou malheur finalement ça revenait au même au regard de ce à quoi ils aspirent et qu’ils ne trouvent que l’un en l’autre.

    Elle lui parle de sa mère qui s’était retrouvée enceinte quand elle était encore au lycée tandis que son père préparait l’école normale d’instituteurs. Elle était allé vivre chez ses beaux-parents en attendant qu’il finisse ses études et comme il était pensionnaire  ils ne se voyaient qu’aux vacances, ce qui ne les avait pas empêché de faire trois autres enfants en trois ans. Ensuite il avait commencé à la battre. Un bras cassé, un œil crevé. Alors ses parents l’avaient ramenée chez eux avec ses quatre enfants. C’était une femme brisée, malade, dont la seule énergie s’employait à jalouser sa fille aînée. Quand Marie avait obtenu sa licence de lettres elle n’osait pas l’annoncer à sa mère.

Peut-être est-ce à cause de cela qu’ils ont tous les deux l’impression de ne plus pouvoir se passer l’un de l’autre. Et quand ils voient à côté d’eux un couple se défaire ils en tirent un sentiment de supériorité, la conviction d’être différents parce qu’à eux, une chose comme ça, ça ne pourrait pas arriver.

      Ce pauvre Pascal par exemple ! Ils l’ont rencontré l‘autre jour dans la rue, tout pâle, tout défait. Cathos venait de lui annoncer qu’elle avait décidé de le quitter. Qu’allait-il faire ? Qu’allait-il devenir ?… « - Allons, mon vieux, ne t’en fais pas ! Tu t’en trouveras bien une autre !… » Et Florian donc !… Il y a peu de temps celui-ci lui a demandé à le voir et il lui a donné rendez-vous dans un café. Que lui voulait-il ? Ce n’était pas dans leurs habitudes de se voir ainsi en dehors des autres. Mais Florian apparemment avait quelque chose de réjouissant à lui annoncer, il était tout émoustillé : « –  J’ai une proposition à te faire. – Que veux-tu ? je t’écoutes. - Est-ce que ça t’intéresserait de coucher avec Michèle ? » Sur le coup il en tombe des nues. « – Tu sais, de ce côté-là, j’ai déjà donné. – Oui mais tous les trois ensemble, je veux dire. » Florian est tout fier de sa proposition, il lui explique que depuis quelques temps ils se livrent, Michèle et lui, à des libertinages dont elle est très friande. « - Je ne la savais pas comme ça. – Elle ! Tu ne la connais pas !… En tous cas, pas un mot à Sylvie, tu sais comment elle est. » S’il le sait ! Décidemment Michèle a bien changée depuis le temps où elle était paralysée à l’idée que Sylvie pouvait savoir ce qu’elle faisait. Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est guère attiré par elle mais l’idée de la revoir dans ces conditions lui apparaît cependant comme une sorte de revanche sur la passivité dont elle avait fait preuve envers lui à Nancy. Il a envie de lui régler son compte. Ils conviennent donc d’aller la voir tous les deux dans le petit appartement qu’elle occupe du côté de la Convention, pour se livrer à des polissonneries auxquelles elle sera disposée à se prêter, paraît-il, de toutes les manières qui leur conviendront.

     La proposition de Florian cependant ne suscite guère son enthousiasme. Elle lui procure même une certaine gêne, d’abord à cause de son caractère clandestin : il s’agit de faire ça en douce, comme des enfants qui commettent une bêtise dans le dos de leurs parents. Or tout ce qu’il a fait dans ce domaine il l’a toujours fait en pleine lumière, dans une sorte de mise en scène ostentatoire de la séduction où il trouve l’essentiel de son plaisir. Se cacher ce n’est pas drôle ! Et puis Florian semble tirer de sa proposition une satisfaction de vanité comme s’il marquait un point contre lui en lui montrant ce qu’il est capable de tirer de cette fille alors que lui n’a rien su en faire. Mais n’a-t-il donc pas compris que c’est parce qu’elle ne lui plaisait pas tout simplement ! Cette fois encore il lui faudra faire un effort pour vaincre sa répugnance afin de se prêter au jeu. C’est donc presque à contrecoeur qu’il se rend chez elle au jour convenu.

    Un petit immeuble vieillot dans le quinzième arrondissement. Quand il arrive Florian est déjà là et dès l’entrée il a la curieuse impression que celui-ci ne vient pas d’arriver mais qu’il est là à demeure, et qu’il débarque chez un couple. Tout est fait d’ailleurs pour le renforcer dans cette idée : le dîner qu’on lui sert, la bouteille que Florian ouvre devant lui en maître de maison, et puis surtout l’attitude naïvement triomphante de Michèle. Cette invitation visait à le faire témoin de sa victoire. Il est tombé dans un piège. Il y a entre Florian et elle une complicité évidente. Pendant le repas ils lui racontent qu’ils fréquentent des clubs spécialisés dans lesquels ils rencontrent d’autres couples. Ils ont l’air d’en être fiers. Visiblement ils cherchent à l’épater. C’était donc pour ça que Michèle était si émue quand elle avait appris que Sylvie était enceinte ! C’était l’événement imprévu, la catastrophe qui venait l’empêcher de parachever son triomphe au moment où celui-ci lui paraissait certain. Elle avait bien pensé tout perdre ce jour-là ! Mais petit à petit elle était parvenu depuis à regagner tout le terrain perdu. Alors par politesse, comme un invité bien élevé qui fait semblant de s’extasier devant des photos de vacances, il écoute leurs histoires. S’ils savaient comme il est éloigné du genre de plaisirs qu’ils décrivent. Ils lui font horreur en réalité comme ces images pornographiques qu’il avait pu voir un jour dans une vitrine en Hollande (c’était la première fois qu’il en voyait parce qu’elles étaient alors interdites en France). Elles avaient provoqué en lui un tel choc qu’il avait failli en vomir sur le trottoir.

     Le repas terminé il faut bien pourtant qu’on s’y mette. Florian conduit la manœuvre. En hôte courtois il lui demande ce qu’il désire et Michèle, en effet, se soumet docilement à ses demandes avec cette simplicité paysanne qui doit tenir à l’habitude que l’on a dans les campagnes d’observer les mœurs animales. Il en profite pour se livrer à quelques expériences qu’ils n’avait jamais encore osé tenter jusqu’ici mais sans en tirer d’autre jouissance que celle de voir jusqu’à quel point une femme peut accepter de s’abaisser pour satisfaire un  homme. Florian, pendant ce temps, tour à tour spectateur et acteur, semble concentré sur ses propres visions intérieures dont il ne livre le secret à personne. Cependant, comme notre héros n’éprouve décidément aucune attirance pour le corps blanchâtre et inerte de cette paysanne picarde, la soirée tourne court assez vite et il repart sans être certain d’avoir très bien compris ce qui s’était passé.

     Cependant, en invité bien élevé, il lui apparaît bientôt qu’il lui faudrait rendre la politesse et il s’en ouvre à Marie en lui demandant s’il ne conviendrait pas de leur proposer de venir à leur tour à Verriers. Elle ne fait aucune objection, trouvant ainsi l’occasion, lui dit-elle, de les connaître et de leur montrer leur nouvel appartement. C’est qu’ils viennent en effet de déménager ! Ils ont troqué leur petit F2 de la ZUP pour un superbe et vaste duplex dans le centre ville avec cheminées de marbre et jardin privatif. De quoi leur en mettre plein la vue ! Ils ne se font pas prier pour venir et débarquent un matin en gare de Verriers par le train de onze heures. Il fait beau. Ils ont tout à découvrir : la ville, l’appartement… Mais visiblement ils ne sont pas venus pour ça. Pour le coup la lassitude de notre héros est immense. Le jeu n’a même plus pour lui l’attrait de la nouveauté et il ne peut qu’éprouver de l’ennui à observer l’application qu’ils mettent à se livrer à leurs ébats. Quant à Marie, elle s’y prête avec complaisance mais aussi un détachement qu’ils ne pourraient ignorer s’ils prenaient le temps de l’observer. Et comme décidément au bout d’un moment il a envie de passer à autre chose il propose à Michèle d’aller lui faire visiter la ville pendant que Florian continuera à se divertir avec Marie… Après leur départ, quand notre héros s’étonnera auprès d’elle de son absence de réticence à se livrer à ce genre d’ébats, elle lui répondra que les infirmières, dans leur métier, en voient bien d’autres.

 

    On ne comprendrait rien à cette histoire si l’on ne prenait pas en compte la répugnance qu’éprouve notre héros pour tout ce qui concerne le sexe, cette répugnance constituant paradoxalement l’élément capital qui permet d’expliquer ses obsessions. Le simple contact d’un corps lui procure des sensations à la fois horribles et délicieuses, et son culte de la beauté ne fait que révéler un désir éperdu et impuissant de sublimer la chair… Mais la chair se venge. Il y a toujours un moment où il faut s’y coller, vaille que vaille… la chair poisseuse aux senteurs molles. Alors souiller le corps de l’autre c’est se venger sur lui, se décharger de sa propre pourriture, le sacrifier pour se sauver. Et alors comment ne pas éprouver de pitié pour ces femmes, victimes expiatoires du désir infernal qui ronge ses entrailles ?

    Marie est indifférente au sexe, ou du moins la suppose-t-il ainsi. Elle n’est pas sans éprouver de plaisir cependant mais elle ne s’y asservit pas. Elle porte sur ce sujet le même regard indulgent et détaché qu’elle porte sur beaucoup d’autres,. Pour elle l’essentiel c’est l’amour qu’elle éprouve pour lui, qui n’est pas très différent de celui qu’elle éprouve aussi pour Michel même s’ils n’y a plus entre eux de rapports physiques. Pourquoi cesserait-on d’aimer un homme parce qu’on en aime un autre ? Et lui comprend si bien cela ! C’est la première fois qu’il se sent délivré de la malédiction. Il a une femme que les autres admirent et qui l’aime et qui ne le tient pas enfermé. Le bonheur, quoi ! Tout tend donc à indiquer que ce roman se dirige vers un dénouement heureux.

 

 

NB : Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique « Le roman d’un homme heureux » (II )