Il n’y avait aucune logique dans son comportement, aucune cohérence. Elle agissait par instinct et sous le coup de l’émotion. Ce qu’elle avait fait ou dit à un moment ne présageait en rien de ce qu’elle ferait ou dirait le moment suivant parce que fondamentalement elle n’attachait aucune importance à ce qu’elle faisait ou disait. C’est ce qui la rendait si attachante.

       Ainsi au lendemain de cette nuit qu’ils venaient de passer ensemble, les choses recommencèrent comme si de rien n’était et notre malheureux héros ne put que constater l’évidence de ce couple qui se reformait sous ses yeux. Alors il continua à mener contre son rival une guerre d’usure faite de petites plaisanteries et de piques assassines destinées à l’humilier et qui lui assuraient un plein succès auprès de ses partisans mais restaient absolument sans effet sur elle. Durant la journée les conversations étaient essentiellement consacrées à ses bévues et aux bêtises qu’il proférait dans tous les domaines mais surtout – o surtout ! – dans celui de la politique. Alors là, il était inépuisable ! il n’y avait pas besoin de le pousser. C’était les fonctionnaires qui ne fichent rien, les immigrés qui mangent le pain des français, la peine de mort qu’il fallait maintenir. Notre héros croyait entendre son père. Pourtant il ne pouvait toujours pas s’empêcher d’éprouver une certaine sympathie pour cet homme et il aurait été le seul à le défendre, avec Marie, s’il s’était écouté. Comme elle, il pensait qu’il était avant tout victime de son manque de jugement, de son enfance malheureuse, des principes qu’on lui avait inculqués étant petit, mais qu’il n’était pas foncièrement mauvais et que si l’on avait pris le temps de lui expliquer les choses il aurait fini par les comprendre. Seulement ce n’était tout de même pas à lui de le faire, que diable ! Alors, avec une certaine mauvaise conscience, il continuait à le persécuter.

           Le dernier jour, il fallut faire les comptes. Notre héros avait noté toutes les dépenses qu’il avait engagées pour la location de la maison, les frais quotidiens, etc. et il fallait maintenant calculer ce que chacun devait. Il le fit devant tout le monde, au débotté, approximativement, en arrondissant les centimes et chacun signa son chèque sans discuter. Seul Alain, contre toute attente, se mit à élever des protestations. Il ergotait sur des détails, refaisant les aditions, affirmant qu’il devait moins qu’on ne le lui disait. C’était d’autant plus surprenant de sa part qu’il n’avait jamais mégoté jusqu’ici, dépensant son argent sans compter afin d’éblouir les autres et sa réaction était d’autant plus mesquine en l’occurrence que la différence portait sur une somme dérisoire. Mais il ne voulait pas en démordre et notre héros, en son for intérieur, se réjouissait de le voir ainsi se montrer sous un jour si défavorable qui ne pourrait que le desservir auprès de Marie. Visiblement il voulait lui river son clou et prendre sa revanche sur toutes les humiliations qu’il lui avait fait subir mais cette façon de faire était tout à fait minable ! Alors notre héros trouva la réponse qui convenait : refusant de discuter plus longtemps, il prit le chèque que l’autre lui tendait et, sans même le regarder, le déchira en deux et le jeta à la poubelle. Son geste eut tout le succès qu’il en attendait. On admira la noblesse de son attitude, son adversaire lui-même, pris au dépourvu, en resta bouche bée - seul notre héros se disait en lui-même que tout ce qu’il avait réussi à faire, finalement, c’était de lui offrir un séjour gratuit, mais enfin s’il pouvait en tirer les bénéfices le jeu en valait la chandelle.

           Le jeu en aurait valu la chandelle en effet si Marie avait compris comme les autres la noblesse de son geste mais hélas elle ne sembla pas y être sensible et la suite montra que cela n’avait en rien troublé sa détermination. Quand ils furent rentrés à Verriers, durant les deux semaines qui suivirent et avant qu’ils ne repartent pour ce stage de tennis où ils devaient se retrouver, elle demeura ferme sur ses positions et confirma sa décision d’aller vivre avec lui. Son obstination confinait à l’absurde. Elle ne tentait même pas de se justifier. Comment aurait-elle pu le faire ? Cet homme était un petit personnage en tous points médiocre et ridicule, on le lui avait prouvé de toutes les façons ! Mais tous les exemples qu’elle avait pu en avoir ne l’en faisaient pas démordre. On aurait dit que la phrase fatidique « - Telle est bien mon intention ! » qu’elle avait prononcée sans même y penser, par pure provocation, par défi, s’était calcifiée en sortant de sa bouche. Les mots étaient devenus durs comme de la pierre et désormais plus rien ne pourrait faire qu’ils ne soient là, devant eux, comme des réalités incontournables. Elle, qui attachait si peu d’importance aux mots, voici qu’elle s’accrochait à ceux-là comme s’ils étaient devenus la seule chose solide de son existence. Et ceci était d’autant plus absurde qu’il avait l’impression que c’était par sa seule faute que ce phénomène s’était produit, qu’il l’avait induit en quelque sorte par son obstination même à vouloir la faire changer d’avis et que tous les efforts qu’il faisait désormais n’aboutissaient qu’au résultat inverse de celui qu’il recherchait par le seul enchaînement d’une mécanique absurde, comme s’ils n’étaient les uns et les autres que les acteurs d’un destin qui les dépassait, qui se jouait en dehors d’eux et dont ils seraient finalement tous les trois victimes.

          Car elle en souffrait autant que lui sans doute, elle en souffrait parce qu’elle l’aimait et qu’elle était rien moins que certaine des sentiments qu’elle portait à l’autre. Son départ représentait simplement pour elle l’acte absolu par lequel elle pourrait exister à ses propres yeux mais ce départ en même temps lui apparaissait comme une chose abstraite qu’elle ne pouvait pas plus concevoir qu’il ne le faisait lui-même. Alors elle s’efforçait de ne pas y penser. Nous verrons plus tard, se disait-elle, laissons filer les vacances et en attendant faisons comme si de rien n’était. S’il n’avait pas été là pour lui rappeler sans cesse qu’elle devait partir peut-être aurait-elle fini par ne plus y penser !… Elle s’était installé un lit dans la chambre de sa fille mais dès le jour de leur retour, comme elle l’entendait sangloter derrière la porte, elle lui demanda de venir l’y rejoindre et ils recommencèrent à dormir ensemble. Mais chaque matin, quand il lui demandait si elle était toujours décidée à partir, elle lui répondait que oui.

           Et ce fut ainsi durant les deux semaines qui suivirent. Quelquefois ils évitaient d’évoquer le sujet et tout semblait redevenir normal. Notre héros alors pensait qu’elle était guérie et la vie de nouveau redevenait légère. Et puis tout à coup, à l’occasion d’un mot ou d’un geste, il comprenait qu’il n’en était rien et alors il allait se cogner la tête contre les murs, donnait des coups de pieds dans les meubles et se mettait à sangloter. Elle s’employait à le consoler. « - Mais pourquoi ? pourquoi ? répétait-il. Dis-moi enfin pourquoi ?… » Elle baissait la tête sans répondre. « - Je ne comprends pas comment tu peux sans raison, sans explication, commettre ce crime (car pour lui c’était un crime ! ), comment tu peux délibérément introduire le malheur dans nos existences. » Elle lui répondait qu’un jour, dans dix ans peut-être, elle lui expliquerait (bien plus de dix ans se sont passés depuis et l’explication n’est toujours pas venue).

        Cependant il se réjouissait de ce stage qu’ils allaient faire et qui se tenait sur la côte d’Azur. Il avait la conviction que lorsqu’elle le reverrait elle comprendrait son égarement et que tout rentrerait dans l’ordre.

 

        Ils s’étaient donné rendez-vous dans un restaurant au bord de la route un peu avant Nice pour arriver ensemble. Quand ils le virent descendre de sa Mercedes, ils comprirent qu’ils avaient affaire à un homme détruit. Il semblait égaré, décomposé, les yeux gonflés par les larmes. Il leur expliqua que les quinze jours qu’il venait de passer avec sa femme avait été épouvantables. Elle l’avait humilié, injurié, il avait même perdu plusieurs fois connaissance sous le coup de l’émotion et maintenant elle lui avait dit qu’elle avait l’intention de quitter le domicile conjugal pendant qu’il ne serait pas là et il ne supportait pas cette idée. Bonne affaire ! se disait notre héros. Comment Marie va-t-elle pouvoir accepter une telle grossièreté ? Se permettre de pleurer devant elle le départ de sa femme ! C’est un comble ! Tout va s’arranger plus vite que je ne pensais. Et une immense bouffée d’espoir l’envahit. C’est donc avec une émotion sincère qu’il compatit à ses malheurs et qu’il tenta de le consoler pendant que Marie de son côté sortait son mouchoir pour éponger ses larmes. Ils communiaient tous les deux dans la pitié qu’ils éprouvaient pour lui. Parce qu’on l’aimait bien ce garçon malgré tout ! Elle avait certainement raison, il n’était pas entièrement mauvais, c’était un sentimental… Une douce harmonie régnait donc entre eux quand ils repartirent pour leur stage.

        Celui-ci devait se tenir dans un collège privé dont les classes, pendant les vacances, avaient été transformées en chambres. Les activités sportives avaient lieu dans le parc et l’on prenait ses repas sur une terrasse ombragée qui dominait la piscine. Quand ils arrivèrent on leur indiqua la chambre qui avait été prévue pour le couple avec enfant (car ils avaient emmené leur fille), quant à celle pour la personne seule, elle se situait dans une annexe à un kilomètre de là. C’était évidemment condamner ce pauvre Alain à l’exil. Il se trouverait ainsi loin d’eux au moment où il avait le plus besoin de réconfort. Alors notre héros, dans un élan de générosité (dont par ailleurs il espérait tirer les bénéfices) proposa que l’on rajoute un lit dans la chambre conjugale afin d’y recueillir le malheureux.

         Il n’était pas mécontent de son idée. D’abord parce que par ce geste courageux qui ne manquait pas de panache il ne pouvait que susciter l’admiration de Marie, en outre parce que ce geste était sans danger puisque, en s’attachant la reconnaissance de son rival, il amenait celui-ci à devenir son obligé. Que penserait-on de lui en effet s’il commettait la vilenie de profiter de la situation ! De toutes façons la présence de leur fille rendait la chose impossible. Par ce mouvement d’une habileté diabolique il le rivait en quelque sorte à son lit de camp (car il ne s’agissait que d’un lit de fortune), le condamnant ainsi au rôle de témoin impuissant du couple légitime.

       Ce ne fut pas exactement ainsi que les choses se passèrent. Notre héros, en effet, avait négligé dans ses calculs une règle dont il ignorait l’importance mais qu’il découvrit à cette occasion : à savoir que le comportement d’une femme en certaines circonstances ne répond en aucune manière aux critères de la vie civilisée mais procède d’une autre logique étrangère à toute considération d’ordre moral. Dès le premier soir, en effet, elle invita l’intrus à la rejoindre tandis que notre héros connaissait l’inconfort du lit de camp. Il dut bientôt se protéger contre les nuisances sonores générées par des ébats, certes contenus mais néanmoins parfaitement audibles dont il craignait en outre qu’ils ne perturbassent le sommeil de sa fille. Comment une mère, se disait-il, peut-elle ne pas penser à la déplorable image du père que cela risque d’engendrer chez sa fille, image dont on connaît l’importance en psychanalyse ! Mais elle ignorait visiblement la psychanalyse et de l’image du père elle n’avait cure, non plus que de l’image qu’elle donnait d’elle-même ni de celle que donnait cet homme qui faisait la preuve de son abjection. Il ne restait donc plus à notre infortuné héros qu’à jouir de la grandeur même de son malheur, en plaignant la coupable de son aveuglement et en pensant à ce que serait sa honte lorsqu’elle reviendrait à la raison.

          Mais malheureusement ce moment ne vint pas. Les jours suivants rien ne changea. Aucune des épreuves qu’elle subissait ne semblait ébranler l’édifice de ses certitudes. Et l’angoisse montait dans l’insupportable attente de ce moment fatal où elle partirait pour toujours. Car tant qu’elle était là, encore, la souffrance était supportable, mais ensuite ?… Même si la date de son départ n’avait pas encore été fixée, inexorablement elle approchait et plus elle approchait plus la chose lui paraissait inconcevable. Il ne pouvait plus tenir en place. Pendant les leçons de tennis il arpentait le court sans se préoccuper de la balle et allait donner des coups de pieds dans le grillage. Les autres joueurs le prenaient pour un fou. Quelquefois ils allaient tous les trois ensemble au restaurant. Alors il n’avalait rien et passait tout le repas à les entretenir de son malheur, reprenant du début son argumentation destinée à les convaincre de l’absurdité de ce qu’ils allaient faire. Ils auraient mieux fait se dispenser de l’emmener, dira-t-on, mais le pouvaient-ils ? Il avait sa place légitime parmi eux : il était le spectre de leur remords. Et s’il ne lui restait plus qu’un seul pouvoir c’était celui-ci : le pouvoir de leur pourrir la vie.

         Ce ne furent pas de bonnes vacances.