Il couvre la période qui va du jour où fut prononcé sa peine jusqu’à celui où elle fut exécutée, c’est-à-dire du jour où elle énonça sa fameuse phrase (« telle est bien mon intention ») jusqu’à ce 21 Décembre où il l’accompagna à la gare de Verriers en portant sa grosse valise à bout de bras (elle pesait des tonnes) comme on porte un cercueil - cinq mois durant lesquels il vécut l’enfer et versa tant et tant de larmes que par une curieuse alchimie le vernis de ses lunettes en devint presque opaque et qu’il lui fallut changer de paire, non sans conserver l’ancienne comme une précieuse relique qui témoignait au fond d’un tiroir du martyr qu’il avait subi.

       Rien ne changea d’abord à la Barthelasse si ce n’est qu’elle cessa de passer d’une chambre à l’autre et élut définitivement domicile dans celle de son rival. Il aurait bien voulu prendre du champ, se retirer dans la dignité comme on le lui conseillait, ne serait-ce que pour augmenter ses chances de la reconquérir, mais pour aller où ? S’il devait la perdre autant profiter de sa présence tant qu’elle était là, se disait-il (raisonnement logique mais totalement contre-productif en la circonstance). Et puis il demeurait persuadé qu’elle l’aimait toujours et que tout ceci n’était qu’une sinistre farce, l’effet d’un égarement passager, et qu’il lui suffirait d’attendre qu’elle revienne à la raison pour que tout soit de nouveau comme avant (cette certitude coexistant curieusement dans son esprit avec la certitude exactement contraire selon laquelle la messe était dite et qu’il n’y avait plus rien à espérer, tant il est vrai qu’un malade qui se sait incurable continue cependant à se projeter dans la perspective de sa guérison pour la seule raison que la représentation de sa propre mort lui est inconcevable).

        C’est pour cela également, même si la chose peut paraître étrange, qu’il continuait en attendant des jours meilleurs à jouir avec une certaine insouciance des loisirs que lui laissait sa liberté. C’est ainsi qu’avec Florian il entreprit de séduire Marianne, la petite étudiante française qu’ils avaient emmenée avec eux dans leurs bagages, jeune brunette au regard ardent qui se montra ravie d’être ainsi courtisée par deux hommes à la fois et qui, inspirée sans doute par l’exemple qu’elle avait sous les yeux et désireuse de montrer qu’il y avait d’autres solutions que de balancer alternativement de l’un à l’autre, les accueillit tous deux en même temps. Et ce furent de joyeuses parties à trois dont les échos emplissaient la maison (peut-être aussi dans le but de faire comprendre à ce pauvre Alain qu’il n’avait pas forcément la meilleure part et que de leur côté aussi on savait s’amuser - et celui-ci d’ailleurs devait bien le comprendre ainsi à voir la tête qu’il faisait le lendemain matin). Des années plus tard notre héros rencontra un jour par hasard au coin d’une rue la jolie Marianne qu’il avait entre temps perdue de vue depuis longtemps. Elle n’avait pas changée et son regard était toujours aussi ardent. Elle était mariée, lui dit-elle, avec un directeur de banque, et mère de deux enfants - et elle ajouta avec un soupir que ces vacances étaient son meilleur souvenir.

       On ne peut pas en dire autant de notre héros car en dépit de ces joyeusetés, le cœur n’y était pas. Dans le lit de Marianne il pensait à Marie. C’était rageant tout de même qu’au moment où s’ouvraient pour lui des possibilités dont il avait si longtemps rêvé il se sentait incapable d’en profiter. Éternelles contradictions de l’âme humaine !

Quelques jours plus tard, alors que toute la petite troupe s’était déplacée pour aller voir un spectacle sur les bords du Rhône (on allait tout de même au théâtre presque tous les soirs malgré ces événements), il se trouva assis entre Marie (elle-même placée à côté d’Alain) et une spectatrice inconnue, laquelle était accompagnée de ses d’amis. Durant le spectacle - passablement ennuyeux comme la plupart des spectacles à Avignon - et pour occuper le temps qu’il avait à passer dans le noir, il entreprit de frôler de son coude le coude de sa voisine. Ils étaient tous les deux bras nus et ce contact polarisa aussitôt toute son attention, fouettant son désir d’une façon brutale. Il sentit monter en lui une violente attirance pour cette inconnue qu’il n’avait même pas vue mais dont il sentait la chaleur si proche de lui… Au bout d’un moment il n’était que trop évident qu’elle ne pouvait plus ignorer ce contact et que si elle ne s’y dérobait pas c’est qu’elle l’acceptait. Alors, d’un mouvement imperceptible il déplaça lentement son genou en direction du sien, ce qui eut pour effet qu’au lieu de reculer celui-ci s’inclina vers lui. La réponse n’était que trop claire ! Une exaltation difficile à contenir se substituait maintenant en lui à la peur qu’il avait ressentie en esquissant son geste. Plus rien d’autre n’existait que cette perspective d’une prochaine victoire et Marie aurait pu à cet instant se lever et lui dire adieu pour toujours qu’il ne se serait même pas retourné pour la voir partir… Mais Marie était toujours là, assise à côté de lui, concentrée sur le spectacle et Alain à côté d’elle, bien loin de se douter tous les deux de ce qui se passait, tandis que lui, ou plutôt sa main (car sa main avait pris maintenant le relais comme on fait donner la réserve au cours d’une bataille), poursuivait sa marche victorieuse en direction de sa cuisse tandis que, là-bas sur scène, les acteurs continuaient à s’agiter vainement… Enfin le spectacle se termina et quand la lumière revint il put enfin se retourner vers sa voisine. Elle était brune, plutôt mignonne et portait une robe légère qui lui dégageait les épaules. Elle s’était retournée vers lui elle aussi et le sourire qu’ils échangèrent alors confirma l’accord qu’ils avaient tacitement conclu dans le noir. Sans un mot ils sortirent de la salle. Dès qu’ils furent dehors elle prit congé de ses amis et se rapprocha de lui. Il la présenta aux siens, lesquels étaient aussi stupéfaits, semble-t-il, de la voir ainsi apparaître que s’il avait sorti un lapin de son chapeau.

 

         Cependant après un échange de quelques banalités il lui fallut bien quitter le groupe pour se retrouver avec elle (il ne pouvait pas faire moins), la question qui se posait étant maintenant : que faire ? Il l’entraîna pour une traditionnelle promenade sur les bords du Rhône qu’il connaissait par cœur pour l’avoir de nombreuses fois déjà expérimentée en des temps plus anciens… La lune brillait au dessus du fleuve et au loin le Palais des Papes était tout illuminé. Dès qu’ils se furent éloignés et tandis qu’ils traversaient un petit bois peu fréquenté qui longeait le fleuve il se tourna vers elle et l’enlaça. Il semblait que sa robe n’eût attendu que ce geste pour glisser à ses pieds et à l’instant même elle se retrouva nue. Il se serait bien contenté de la contempler ainsi mais elle lui déclara tout crûment qu’elle en désirait davantage et comme le lieu ne s’y prêtait guère il fut bien obligé de la ramener avec lui à la Barthelasse.

         D’où venait l’angoisse qu’il éprouvait soudain ? Sans doute, se connaissant, craignait-il que la suite des événements ne soit pas à la hauteur de ses triomphants débuts mais cette peur se transformait dans son esprit, ou plutôt se travestissait, en une violente et soudaine nostalgie de Marie. Ah ! comme il eût aimé davantage à cet instant se trouver avec elle ! Plus que jamais il pleurait de l’avoir perdue et il n’était pas loin maintenant de haïr cette inconnue qui s’offrait à lui et à laquelle il ne pouvait plus échapper. Il en venait à la trouver laide et se sentait pris dans un piège. Mais comment reculer désormais ? Elle était là qui réclamait son dû !…

 

        Quand ils arrivèrent, les autres était en train de bavarder devant la maison. Sans s’occuper d’eux ils montèrent dans la chambre. Elle était pressée. Et lui se sentait de plus en plus mal. D’ailleurs il avait l’intention de tout lui avouer : qu’il était marié, que sa femme était là, parmi les autres, et que c’était la raison de son trouble. Mais il n’eut pas à le faire car contrairement à ce qu’il attendait elle eut alors un comportement totalement surprenant : Dès qu’ils furent tous les deux allongés sur le lit, au lieu de lui réclamer ce qu’il n’aurait pas été en état de lui accorder, avec calme, patience et infiniment de précautions elle entreprit… de le lécher ! Méthodiquement, lentement, en commençant par le visage et en descendant peu à peu vers le bas de son corps, elle le léchait comme une chatte lèche son petit. Il n’avait qu’à se laisser faire. Cela dura longtemps sans qu’elle observe la moindre pause dans sa patiente besogne et pendant ce temps il entendait les autres qui continuaient en bas à rire et à bavarder… puis arrivée à la pointe de ses orteils elle déclara qu’elle désirait rentrer chez elle.

Ils se rhabillèrent et il la raccompagna. Elle logeait dans un grand hôtel près de la place de l’Horloge. En chemin elle lui avait déclaré qu’elle était journaliste à France-Culture et que le lendemain elle était invitée à une soirée privée qui devait se tenir au verger d’Urbain V. S’il voulait venir avec elle il serait le bienvenu ainsi que ses amis. Ils se donnèrent donc rendez-vous pour le lendemain.

         Au retour il vit que les autres n’étaient toujours pas couchés. Ils l’attendaient pour savoir ce qui s’était passé. On devine avec quelle joie il leur en fit le récit. Tous applaudirent à ses exploits : Une journaliste à France Culture, une invitation à une soirée privée !… On ne se tenait plus d’enthousiasme (et Alain n’était pas le dernier à le féliciter en se disant qu’il était ainsi débarrassé d’un rival encombrant). Mais notre héros déclara alors qu’il ne voulait pas revoir cette fille, il ne le voulait à aucun prix, c’est clair ! et il n’irait pas à ce rendez-vous. Elle lui avait été envoyée pour le séparer de Marie et Marie était son seul et son unique amour. Il avait soif de Marie, de son corps, de sa bouche… (cela il ne le dit pas mais elle dut le comprendre car lorsque on se quitta pour aller se coucher ce fut lui cette fois qu’elle suivit dans sa chambre).

   

         C’était la première fois qu’ils se retrouvaient au lit depuis qu’elle avait prononcé sa fameuse phrase et il se livra sur elle à des débordements comme jamais sans doute la malheureuse n’en avait connus depuis qu’ils s’étaient rencontrés. Elle se laissait faire en le berçant doucement dans ses bras tandis qu’il lui assurait qu’il l’aimait et que jamais il ne supporterait d’être séparé d’elle…

 

 

          À la fin il s’endormit dans ses bras en s’imaginant son cauchemar terminé !

          La suite lui prouva que non.