Mais l’atmosphère était devenue pour le moins étrange dans ce grand appartement où bientôt il serait seul et qui n’était plus que le décor absurde d’un passé déjà mort. Qu’importait désormais la couleur des rideaux, cette couleur caca d’oie qu’il avait trouvée tellement hideuse la première fois qu’il les avaient vus ou cette grande cheminée de marbre avec ses angelots et sa glace à trumeaux qu’il avait tant admirée ? Tout lui était devenu indifférent. Il souffrait à chaque minute, à chaque seconde, incapable de penser à autre chose qu’à cet avenir qui lui pendait au nez et qu’il n’arrivait toujours pas à imaginer, convaincu qu’à un moment ou à un autre forcément quelque chose arriverait qui en changerait le cours. Le soir heureusement le sommeil venait le délivrait car aussitôt qu’il s’endormait il se mettait à rêver : tout ceci n’avait été qu’un mauvais rêve et en réalité elle n’avait jamais eu l’intention de partir. Et il la retrouvait telle qu’il l’avait connue, telle qu’elle n’avait jamais cessé d’être, douce, charmante, aimante. Tout se remettait en place et il riait de sa stupidité : Elle, partir ! Comment ai-je pu croire à une chose pareille ! Mais non, bien sûr, elle ne part pas, elle n’a jamais eu l’intention de partir ! Et il en éprouvait un soulagement indicible … jusqu’à ce que le matin en se réveillant il s’aperçoive que ce qu’il avait pris pour la réalité n’était qu’un rêve et que ce qu’il croyait être un rêve était la réalité.

Quelques semaines après leur retour à Verriers Alain les invita à venir le voir. Sa femme était encore là et ce serait une occasion pour eux de faire sa connaissance et puis aussi pour Marie de visiter les lieux où elle allait bientôt habiter… Alors sans hésiter, par curiosité, ils prirent la voiture et s’embarquèrent, munis d’un plan car ils connaissaient mal la banlieue parisienne. Nationale 7… Interminable traversée d’Orly, d’Évry, de Courcouronnes, de Corbeil-Essonnes !… bretelles d’autoroute à n’en plus finir, rues toutes droites bordées de barres d’immeubles ou de petits pavillons miteux. C’était donc là qu’elle devrait vivre ! Grand bien lui fasse ! Notre héros jubilait. Et elle, de son côté, n’en menait pas large. Du coup elle ne disait plus rien. Jamais elle ne résistera, pensait-il, cette fois je touche au but ! Le projet qu’elle a conçu doit lui apparaître soudain dans sa réalité la plus sordide et cette réalité lui fait horreur… Orly, Évry, Courcouronnes, Corbeil-Essonnes… Il fit semblant de se perdre, refit deux fois le tour, histoire de lui donner le temps de la réflexion, et puis à un rond-point il s’engagea dans la bonne direction… Une petite rue en pente qui piquait vers la Seine. On passait devant un marché couvert, une piscine municipale puis on suivait la berge. Là, il y avait des arbres, des pelouses aménagées, des bancs. On longeait des jardins, de belles maisons éclairées par de larges baies. La dernière était la sienne. Il les attendait devant son portail.

On monte une allée entre des rosiers. En haut une grande villa à un seul étage. À l’intérieur un vaste salon avec de la moquette, une cheminée en acier chromé, quelques lithographies accrochées au mur… Une jeune femme s’avance vers eux, la trentaine, mince, assez jolie, robe de soie grège, couleur d’automne. Elle est en parfait accord avec les lieux, on se croirait dans un film de Chabrol (c’est donc elle qui se tape le plombier ! pensait-il, je me la taperais bien moi aussi). Alain fait les présentations. Échange de compliments. À les voir ainsi on pourrait croire à des relations de vacances. On se retrouve pour échanger ses souvenirs de Marrakech. Va-t-on sortir les photos ? On se donne mutuellement des nouvelles. Alain sert l’apéro. Sa femme raconte qu’hier soir elle est allé voir Sylvie Vartan au Palais des Congrès. C’est sa chanteuse préférée. Elle est aimable, souriante. Tout juste si l’on surprend de temps en temps un regard en direction de sa rivale. On ressort faire le tour du jardin, Alain vante ses rosiers. Deux Molosses s’époumonent autour d’eux. Au delà de la grille on aperçoit la Seine. Le ciel est imperturbablement bleu.

C’est donc là qu’elle va vivre !… Cette idée l’obsède, il ne parvient pas à penser à autre chose tandis que, de retour à l’intérieur, on se met à table. Alain va chercher une bouteille de vin dans une armoire climatisée qui fait office de cave. Notre héros remarque qu’il s’agit d’un grand cru. Quant à ce qu’on lui sert il n’en a cure. Il mange machinalement ce qu’il y a dans son assiette, sans y penser. Il sent que l’épouse l’observe lui aussi. Elle doit se demander quel est ce mari complaisant qui a accepté d’accompagner sa femme chez son amant. Et elle donc ! N’a-t-elle pas accepté de les recevoir ? Au fond, leur situation est la même : ils sont là tous les deux comme les témoins de la noce, ça les rapproche !… Mais la noce n’est guère joyeuse. Manifestement les jeunes mariés sont gênés. Au fond c’est la seule compensation qu’il trouve encore une fois à sa situation : parvenir à leur pourrir la vie !… Mais pour combien de temps ? Bientôt ils seront seuls, et alors ?… Enfin ce jour n’est pas encore venu. Pour l’heure il peut jouir encore de son bien, il sait que tout à l’heure elle repartira avec lui.

            Un peu plus tard dans l’après midi, en effet, dès que les règles de la politesse les y autorisent, ils prennent congé et les voici de nouveau sur la route.

« - Alors ? – Alors quoi ? – Qu’est-ce que tu en penses ? – Ça a l’air d’une sacrée garce, cette femme, tu ne trouves pas ? – Oui, oui, mais à part ça ? – À part ça quoi ? – Le reste… ça ne t’a pas fait changer d’avis ? » Si bien sûr, elle doit hésiter. Le coup est rude. Tout ce qu’elle vient de voir est aux antipodes de ce qu’elle aime. Ce luxe impersonnel, vulgaire, dépourvu d’âme ! Mais en même temps il y a une chose certainement qui l’attire : le fric. Elle ne l’avouera jamais mais elle ne peut pas ne pas y avoir pensé : dans quelques temps cette maison sera à elle… Pauvre Marie ! Comme il la plaint !

            Quand ils rentrent à Verriers leur grand appartement lui semble lugubre. Comment ont-ils pu vivre là-dedans ? Tout y est ostentatoire et grotesque. Tout y est faux, poussiéreux, funèbre. Comme les chambres sont au rez-de-chaussée quand on descend se coucher on a l’impression de regagner sa tombe ! Et ce grand vitrail qui donne sur le jardin ! Un jour, il avait acheté des sabots en bois chez un artisan – c’était le grand chic à l’époque – et il a glissé sur le parquet. L’un des sabots est allé percer le vitrail comme un boulet de canon. Il y a encore le trou au milieu. C’est cet appartement qui a eu raison de leur amour.

 

Deux mois ont encore passés depuis cette étrange visite, sans autre événement que la répétition monotone de la même souffrance, de la même angoisse et des mêmes larmes. Il pleure à toute heure, en tout lieu, dedans, dehors, dans la rue, sur un banc public, et sans aucune évolution de part et d’autre sinon que cette souffrance qu’ils partagent contribue paradoxalement à les rapprocher. On pourrait dire que d’une certaine manière jamais ils ne se sont tant aimés… Il a été décidé qu’elle partirait dès que la place serait libre. En attendant elle va le rejoindre chaque week-end et ils courent les Sofitel trois étoiles pendant que notre héros, tout seul à la maison, fait l’expérience de la vie qu’il mènera dans quelques temps - sauf que pour l’instant cette vie est éclairée par la certitude qu’elle va revenir mais qu’en sera-t-il quand il saura que ce n’est plus le cas ? La souffrance qu’il ressent est si terrible qu’il se demande toujours ce que ce qui se passera quand son départ sera définitif. Pour l’heure ses moments de solitude sont meublés par l’attente de son retour et ça change tout. Pendant deux jours il attend, il ne fait que ça. Il met un point d’honneur à ne faire que ça. D’ailleurs le dimanche les rues de Verriers sont désertes, que pourrait-il faire d’autre ?… L’après-midi il reste vautré devant la télévision, le soir il se met au lit et tente de lire. Les Chardons du Baraghan de Panaït Istrati, le livre qu’elle a laissé sur le lit avant de s’en aller. Les mots défilent machinalement devant ses yeux sans s’imprimer dans sa conscience. Par contre il gardera toute sa vie le souvenir de la tapisserie rouge en fibres japonaises qui recouvre les murs de la chambre. Ils avaient trouvé la couleur originale en arrivant, elle lui paraît maintenant d’une violence insupportable. Rouge sang ! Comme on est au rez-de-chaussée on entend par intervalles des bribes de conversation au moment où les gens passent devant les fenêtres. Mais les passants sont rares à cette heure, sauf au moment de l’arrivée d’un train parce que la rue remonte de la gare.

À minuit, des pas plus nombreux. C’est le train de Paris. Le sien ! Les battements de son cœur s’accélèrent. Dans un moment elle sera là !… Bientôt en effet il distingue parmi les autres le claquement de ses talons qu’il reconnaîtrait entre mille. Déclic de la porte de l’immeuble, son pas vif dans le hall, sa clé dans la serrure. Lumière dans le vestibule. Elle est là !… Rassuré il s’enfonce sous les draps et fait semblant de dormir, attentif aux bruits qui lui parviennent : robinets, chasse d’eau… il est capable de deviner le moindre de ses gestes… jusqu’à ce qu’enfin elle pénètre dans la chambre et se glisse dans le lit. « - Tu dors ? » Il répond par un grognement.

Le lendemain elle lui racontera ce qu’ils ont fait pendant le week-end. Et c’est de nouveau le plaisir de se moquer de lui ! Ils sont descendus dans un hôtel proche de l’autoroute. « - Mais il ne peut donc pas t’emmener ailleurs, cet imbécile ! Je ne sais pas moi, une auberge de campagne, un gîte rural. Il n’a donc aucune imagination ! - C’est plus pratique, tu comprends. On n’a pas à chercher. – Mais non, ne me raconte pas d’histoires. C’est un bof, voilà tout. Quand on veut faire plaisir à une femme on fait un effort ! » Elle baisse le nez, elle n’est pas loin de penser de même. « - Mais non, ce n’est pas de sa faute. Il n’est pas sensible à ce genre de choses. Pour lui un hôtel c’est un hôtel, voilà tout. Du moment que c’est confortable… - Alors tu renonces, n’est-ce-pas ? – À quoi ? – Eh bien à partir. Avoue que ça ne serait pas raisonnable. Ça ne t’empêchera pas de le voir quand tu veux. » Elle ne répond rien. Et si son silence voulait dire… Il s’agrippe à son bras : « - Tu restes, n’est-ce-pas ? – Laisse-moi. » Alors il se remet à sangloter. Il ne peut pas s’arrêter de sangloter et elle tente en vain de le consoler. « - Pardonne-moi. Je ne savais pas que tu tenais tellement à moi. » Lui non plus, honnêtement, il ne savait pas, d’ailleurs il n’est pas sûr de ne pas en rajouter un peu. Au fond c’est lui qui a le beau rôle dans cette histoire.

Chaque semaine se déroule identique à la précédente. Les mêmes mots, les mêmes scènes, les mêmes colères, les mêmes moments de désespoir, les mêmes moments de rémission aussi, quand il leur arrive d’oublier, de faire comme si rien ne s’était passé, et puis au hasard d’un mot, d’un geste, la situation qui leur saute à nouveau au visage. Et à nouveau des larmes, des sanglots et des coups de pieds dans les murs et des coups de tête dans les portes… Il faut absolument qu’il pense à changer de lunettes. Les larmes en ont rongé les verres.

Et puis un dimanche elle revient en disant : « - Voilà, c’est décidé. Je partirai le 21 Décembre. » Le 21 Décembre… c’est dans une semaine !