gai et imprévoyant que la fourmi est triste et économe. Son pays était si fanatique de nuances et de couleurs que la simple vue d'un cahier d'écolier quadrillé noir et blanc ou du plus innocent échiquier y déclenchait les allergies les plus graves. Le roi avait donc purement et simplement interdit l' importation de tout objet ou raisonnement en noir et blanc.

Il avait pour voisin le royaume Vertdegris, un pays aussi espiègle qu’un traité de mathématiques. Le roi de Vertdegris avait effectué en vain de nombreuses analyses pour se débarrasser du complexe de sa petite taille et de sa voix de fausset. Après avoir beaucoup réfléchi, il avait fait sienne deux devises du plus grand savant du royaume : « Le monde appartient à ceux qui ont la volonté de persévérer dans leur être » et « Le droit nait après la force et la pensée après le droit ». Et pour persévérer dans son être, ça, il persévérait, le petit homme devenu grand roi… d'abord en trucidant le roi précédent puis en s’emparant petit à petit de tous les petits royaumes alentour. Pour ce qui est du droit, on en parlera peut-être un peu à la fin, s’il reste du temps sur le crédit de caractères accordé par ce blog. Quand à la pensée de ce grand roi, ce ne sera pas nécessaire, je vous rassure tout de suite.

Jusque là rien d’anormal, nul ne le contestera, mais la suite est plus étrange. En effet, chaque fois que ce ce roi territophage envahissait un nouveau pays, tout y prenait aussitôt la couleur uniforme du vert de gris de son armée.

En perdant ses couleurs, le roi du royaume Toutencouleurs fut aussi le premier à perdre la vie. Une crise cardiaque qui n'étonna personne ! Mais il est inconvenant de porter un jugement négatif sur un défunt et nous nous en abstiendrons. Et comme la nature a horreur du vide, un vieux guerrier, célibataire endurci, présenta aussitôt ses offres de services. Usé comme un vieux cerf d’avoir fait don de sa personne quantité de fois à une infinité de dames du pays, dans un sursaut de courage, vieux guerrier se proposa de faire une ultime fois le don au royaume de ce qu'il restait de sa personne et de son fauteuil roulant. En présence de toute la cour, le vieux guerrier troussa donc (c'était son activité préférée !) un joli compliment de bienvenue au grand roi Vert de gris dont la moustache tressaillait d’aise. Ce dernier le dispensa de s’agenouiller en raison de ses rhumatismes et le nomma séance tenante Vizir de Toutencouleurs.

Tout ce que le sous-royaume comptait de notables jura serment de fidélité au vieux Vizir et chacun reprit une activité normale. Mais la vie n’était pas rose dans l’immense royaume Vertdegris . C’était comme si un nuage avait tout recouvert, les fleuves, les animaux, les humains, les pensées, les consciences et les miroirs d’une pellicule uniforme de vert de gris aussi mince qu’ indélébile. Et peut-on demander à un miroir revêtu d’un vert de gris tout mat de réfléchir ? Les femmes se peignèrent donc entre-elles à l’occasion de ces colloques interminables qu’elles affectionnent. Pour le maquillage, ce fut une autre paire de manches. Comment ajouter du vert de gris au vert de gris ? Cette impossibilité matérielle de se maquiller remplit de tristesse le cœur de plus d'une belle, surtout de celles qui en avaient le moins besoin. C’était pourtant autant de temps gagné pour se trouver un amoureux. Allez comprendre !

Pour la barbe, alors qu’ils auraient très bien pu se raser mutuellement à la caserne, les soldats Vertdegris prirent l’habitude de s’adresser aux femmes Toutencouleurs. Dans cette activité éminemment conviviale, certaines barbières devinrent plus expertes que d’autres et finalement pas raseuses du tout. C’était à prévoir. Forcément cela ne manqua pas de faire des histoires, comme on le verra plus loin.

Il y eu tout de même des moments de grande joie dans le sous- royaume Toutencouleurs…. Régulièrement dans les citadelles ,des foules immenses se pressaient pour acclamer le carrosse du vieux Vizir, le guerrier célibataire au regard si doux, qui avait fait si humblement don au pays de son immense personne. On rapportait même que le grand Roi Vertdegris envisageait d' inscrire son fauteuil roulant au patrimoine mondial de l’humanité .

Mais comme toujours, la capacité d’adaptation de l’esprit humain est sans limites. Dans ce pays autrefois amoureux des couleurs, on oublia bientôt jusqu'à leur existence et l'on se mit à penser en vert de gris. La rigueur d’analyse des occupants ne valait-elle pas la joyeuse insouciance de nos soldats prisonniers à présent en esclavage ? Mais bon, ils n'étaient pas complètement oubliés, il ne faut pas exagérer non plus. Pour accélérer leur retour ne brûlait-on pas des cierges par brassées tout en récitant des kilomètres de mantras ? C’est le lot de toutes les guerres pour de vrai, me direz vous, alors pourquoi les contes y feraient-ils exception ? Même chose pour les dommages collatéraux qui, si l’on y réfléchit calmement, ne constituent que les variables d’ajustement de toute entreprise, souvent dérisoires au regard des enjeux. Et puis, à cette époque,les affaires, pour ceux qui voulaient bien se donner la peine d'en faire, étaient florissantes. Mais vous trouverez toujours des esprits chagrins et des pisse-vinaigre qui ne contemplent du verre que la moitié vide... Bref, sans être véritablement positif, le bilan du royaume Toutencouleurs n’était pas non plus globalement pire que celui de beaucoup d'autres royaumes occupés. Et comme les peuples heureux n’ont pas d’ Histoire, ce conte pourrait s’arrêter là. Mais écoutez plutôt la suite.


NB: Ecrit dans le cadre de l'atelier d'écriture: "Il était une fois..."