Elle aurait pu tout de même choisir une autre date ! Que va-t-il faire pour le réveillon maintenant ? Mentalement il se prépare à cette épreuve. Mais qu’est-ce que ça veut dire se préparer ? La date fatale approche et la chose lui paraît toujours inconcevable. Il songe à ce pauvre Monsieur de la Palisse : cinq minutes avant sa mort il était encore vivant. On ne peut pas se représenter sa mort. À elle aussi visiblement la chose paraît inconcevable. Entre ce qu’on dit et ce qu’on fait… Au fond elle aimerait bien qu’il parte avec elle, ce serait plus facile. Mais raisonnablement c’est impossible, alors il a été convenu qu’il l’accompagnerait jusqu’à la gare et qu’elle lui téléphonerait aussitôt arrivée.

 

        Ça y est. Cette fois ça y est ! Entre temps elle a réglé le problème de sa fille, lui a trouvé une place dans l’école maternelle la plus proche de son nouveau domicile, l’a envoyée chez sa grand-mère pour les vacances de Noël, a rassemblé quelques affaires indispensables dans une grosse valise. Le reste on verra plus tard. Ça ressemblerait plutôt à un départ en voyage sauf que la valise est très lourde parce que tout de même il y a beaucoup de choses à emporter quand on part pour toujours : des objets sans valeur mais dont on ne veut pas se séparer, des livres, des photos, les tasses à thé de sa grand-mère… « - Allons, dépêche-toi, tu vas être en retard… » Ils descendent à pieds vers la gare, lui portant la valise (décidément elle est très lourde ! ), elle un sac de voyage dans lequel elle a encore rajouté quelques affaires. « - Comment vas-tu faire à l’arrivée ? Il vient me chercher. » En haut de l’escalier qui descend vers les quais ils s’étreignent maladroitement. « – Tu me téléphoneras, n’est-ce-pas ? - C’est promis. » Il n’est pas peu fier. Il y a peu d’hommes qui accompagneraient ainsi leur femme jusqu’à la gare en pareille circonstance. Mais eux, ils ne sont pas du même tonneau, il l’a toujours dit. Jamais il n’a été aussi sûr d’elle, aussi sûr qu’elle l’aime. Il a une foi inébranlable en leur avenir. Bien sûr qu’elle reviendra ! elle finira par se réveiller. En attendant il faut tenir le coup. « - Allez, au revoir et prends bien soin de toi. – À bientôt. » Elle s’engouffre dans l’escalier qui descend vers les quais et voici qu’il est seul. Désormais seul, vraiment seul. Cette fois les choses sérieuses vont commencer.

         Il remonte la rue qui revient vers la ville mais maintenant tout a changé, ce n’est plus la même rue, ce n’est plus la même ville. Là-haut l’attend l’appartement vide. Tenir… tenir… chaque minute compte. Les premières vont être les plus dures. Il aspire l’air, mesure ses pas. Des gens passent autour de lui. Il fait semblant d’être comme eux. Surtout ne pas se faire remarquer… mais il a du mal. Il ne parvient pas à respirer, à mettre un pied devant l’autre. Surtout, surtout ne pas pleurer… Derrière lui on entend le bruit d’un train qui part. C’est le sien.

Mais voici qu’en arrivant devant chez lui et comme il se demande comment il va faire pour trouver le courage de rentrer, il voit apparaître deux visages familiers qui viennent à sa rencontre : C’est Cristina, son étudiante portugaise dont il a dirigé la thèse, et Luis son mari ! « - Vous ici ! quelle surprise ! » Un an qu’il ne se sont pas vus parce qu’ils étaient repartis dans leur pays mais ils sont de passage à Verriers pour les vacances de Noël et justement ils venaient les voir : « - Vous tombez mal, Marie vient de me quitter. – Comment ça ? – Là, à l’instant, elle vient de me quitter. » Ils font une drôle de tête, croient qu’il plaisante. « - Non mais c’est sérieux ce que tu dis ? – Tout ce qu’il y a de plus sérieux. Elle est partie pour toujours, je vous dis. – Mais enfin c’est incroyable ! Et… comment te sens-tu ? » L’occasion d’une réplique de théâtre : « - Pour une fois qu’il m’arrive quelque chose !… » Il les fait entrer dans son appartement. Cette visite, pour lui, c’est une providence, un sursis inespéré. Pendant qu’il sont là il n’est pas encore tout à fait seul. Il s’agit qu’ils restent le plus longtemps possible. Pour cela les faire parler d’eux… Il leur demande de leurs nouvelles, ce qu’ils sont devenus depuis qu’ils ont quitté Verriers, et eux, qui préfèrent également éviter le sujet brûlant, donnent d’abondants détails sur leur existence. Notre héros fait semblant de s’y intéresser, il s’y intéresse d’ailleurs réellement, il les aime bien Luis et Cristina, il ne les jamais tant aimés qu’aujourd’hui. Il en veut toujours davantage. Il a ouvert une bouteille de whisky et remplit les verres, « - Racontez-moi !… » Mais au bout d’un moment ils doivent repartir tout de même, ils ont d’autres gens à voir. « - Bon, eh bien, dans ce cas… - Espérons que ça va s’arranger, tu nous tiendras au courant, n’est-ce-pas ? - Mais oui, mais oui, bien sûr… » La porte se referme. Fini de plaisanter cette fois. Maintenant il ne lui reste plus que la bouteille de whisky. Elle est encore à moitié pleine. De quoi tenir jusqu’à ce soir… jusqu’à ce qu’elle téléphone.

 

       Elle l’a appelé vers dix heures. Il paraît qu’elle profitait d’un moment où l’autre n’était pas là. « - Alors comment ça s’est passé ? – Ça me fait un drôle d’effet. Il n’a rien changé dans la maison, les meubles sont toujours à la même place. Le lit où dormait sa femme… – Quelle mufle ! Et les lithographies ? (ils s’étaient moqués tous les deux des lithographies) – Elles sont toujours là. J’exigerai qu’il les remplace. – Ma pauvre ! Si tu savais comme je te plains ! Longue conversation remplie de détails sur ce qu’il a dit, ce qu’il a fait. Autant de preuve de sa balourdise, de sa définitive stupidité. On se croirait revenus à la Barthelasse. Elle tente de le défendre mais il sent que c’est pour l’inciter à mieux l’enfoncer. Et puis tout à coup : « - Excuse-moi, je te quitte, j’entends qu’il revient. – Tu me rappelles demain, n’est-ce-pas ? – Oui, c’est cela, promis. À demain. »  

         Les jours suivants ont été entièrement occupés à maintenir cet état d’étourdissement qui seul rendait la douleur supportable et pour cela un seul moyen : l’alcool. Le premier soir il a invité le groupe d’étudiants allemands dont il avait la charge. Il se revoit dansant dans son grand salon avec une superbe brune au corps sculptural, complètement saoule, qui se frotte contre lui et glisse sa langue entre ses dents. Mais dans un sursaut de prudence il se dit qu’elle est peut-être mineure et qu’il vaut mieux qu’il n’aille pas plus loin. Dommage !… Le lendemain, soirée chez ses étudiants de théâtre. Il leur a demandé de se réunir pour leur annoncer qu’il interrompait ses activités. En effet il vient de décider d’aller vivre à Paris, c’est la seule solution. Ici il ne pourrait pas tenir le coup. Et en un sens cela le soulage. Il s’était lancé dans un projet trop ambitieux qui aurait foiré comme les autres, la mise en scène d’une pièce de Max Frisch, le Comte Oderland, une très belle pièce un peu onirique, pour laquelle il avait beaucoup d’idées mais qui était évidemment impossible à monter avec les moyens dont il disposait. Pourtant les répétitions étaient déjà bien avancées et les participants enthousiastes comme d’habitude, mais ce soir-là il doit leur annoncer que tout est arrêté et que la troupe est définitivement dissoute. Il règne une drôle d’atmosphère dans le groupe, d’autant que l’une des étudiantes vient d’apprendre qu’elle a une tumeur au cerveau. On parle de choses et d’autres en buvant beaucoup. De temps en temps elle oublie ce qui lui arrive et participe à la conversation, et puis ça lui revient et elle se cogne le front avec les poings en criant : « - Ce n’est pas possible ! ce n’est pas possible ! » Lui aussi il pense que ce n’est pas possible, que quand il rentrera chez lui tout à l’heure l’appartement sera vide. Alors il se rapproche d’une petite brune aux cheveux courts assise dans un coin. Elle se trouve là par hasard et il ne la connaît pas. Elle a presque l’air d’un enfant. Il passe le bras autour de son épaule tout en continuant à parler avec les autres. Elle se laisse faire. Bientôt ils s’embrassent sur la bouche entre deux verres de whisky. Mais à un moment il en a assez d’elle et s’éloigne vers une autre, une petite jeune fille toute frisée appuyée à un radiateur. Elle ressemble à une poupée en porcelaine. Quand il l’embrasse elle ouvre démesurément la bouche comme pour crier, et il fouille le fond de sa gorge en pensant à la fable de la Fontaine, le Loup et la Cigogne. Mais au bout d’un moment il se lasse d’elle à son tour et revient vers la première… Mais celle-ci fait des manières, vexée sans doute par ses atermoiements, et puis finalement accepte de se laisser faire et l’embrasse à nouveau. À la fin de la soirée il lui propose de la ramener chez lui et toujours dans le but de lui faire payer ses infidélités elle lui déclare qu’elle veut bien dormir avec lui mais à condition qu’ils ne coucheront pas ensemble. « - D’accord, d’accord ! comme tu voudras… » Une fois au lit il s’endort en la caressant.

 

          Deux jours plus tard il est à Paris chez ses parents – retour à l’expéditeur ! Il leur a demandé s’il pouvait habiter chez eux quelques temps jusqu’à ce qu’il trouve un appartement. D’ici là, se dit-il, Marie sera revenue et ils pourront entamer une nouvelle vie. Et cette fois dans la capitale. À toute chose malheur est bon. Il s’agit donc de trouver un logement dont la configuration se rapproche le plus possible de celui de Verriers de façon à annuler en quelque sorte ce qui s’est passé. Il disposera les meubles exactement comme ils étaient là-bas. C’est ce qu’il lui a expliqué au téléphone. « - Et puis maintenant, n’est-ce-pas, nous allons pouvoir nous voir plus facilement. » Le lendemain en effet ils se revoient. Cela fait à peine une semaine qu’elle est partie. Elle est venu en ville faire des courses et ils se sont donné rendez-vous au Quartier Latin. Elle est belle ! Plus belle qu’avant, lui semble-t-il. Au fond les choses se remettent en place, c’est comme s’il ne s’était rien passé. Ils courent les boutiques. Elle choisit des robes, lui demande son avis. Tout lui va. Même la vendeuse est éblouie. « - Tu n’as qu’à tout acheter. De toutes façons, puisque c’est lui qui paye… » Dans la rue il la prend par la taille. Elle se laisse faire. Mais elle doit rentrer avant que l’autre ne sorte de son travail. « - Il est jaloux, tu comprends. Il a peur de toi. » Avant qu’elle ne reparte il lui pose la sempiternelle question : « - Alors, quand est-ce que tu reviens ? » Elle baisse la tête et une fois de plus ça se termine par des larmes, comme chaque fois qu’il se heurte à ce mur invisible qu’elle lui oppose au moment où il croyait que tout était en train de rentrer dans l’ordre. Elle est gênée parce que les passants les regardent.

         Pour lui, malgré tout, un grand pas a été franchi : ils se revoient maintenant presque tous les jours et quand ils ne se voient pas ils se téléphonent. C’est un peu comme si avec Alain ils avaient échangé leurs rôles. C’est lui qui est l’amant maintenant. Entre Marie et lui se créée une sorte de vie parallèle qui l’entretient dans l’idée qu’il ne s’agit que de la phase préparatoire à son retour. En attendant il ne s’agit que de continuer cette guerre d’usure qui lentement détruira celui qui a eu l’outrecuidance de penser qu’il pouvait l’emporter sur lui.

Car ce qu’il faut bien comprendre dans cette histoire c’est que tout, depuis le début, est d’abord de nature idéologique. Il s’agit d’une guerre ou plutôt d’une sorte de partie d’échec dont la femme est l’enjeu mais dans laquelle chacun des deux adversaires est conscient d’incarner une vision politique de la société, chacun portant haut la bannière de son parti, cet aspect des choses n’étant lui-même, sans doute, qu’un habillage qui cache des phénomènes autrement complexes ! Car ils s’estiment mutuellement, tous les deux, et ils tentent mutuellement de se séduire ce qui n’empêche qu’ils iront jusqu’au bout de leurs forces dans cette guerre sans merci, qui n’est en même temps qu’un jeu auquel ils se donneront corps et âme.

           « - Il y a des femmes qui ont de la chance tout de même ! » dira un jour quelqu’un de Marie. Oui sans doute Marie a de la chance. Encore ne faudrait-il pas oublier qu’elle a été elle-même broyée dans ce jeu-là jusqu’à ne plus savoir qui elle était ni ce qu’elle représentait. Peut-être avait-elle fini par devenir un mythe ainsi qu’aux yeux des spectateurs qui suivaient cette interminable joute avec un mélange d’étonnement, d’effroi et d’admiration, et parmi eux celui dont l’importance ne cessera de croître par la suite et auquel il convient maintenant de faire un sort particulier.