où Michèle l’a convaincu de venir s’installer avec elle. Il n’aura pas fait long feu dans son studio de la République ! Après avoir échoué deux fois à l’agrégation il a décidé de se contenter du CAPES et enseigne désormais la physique dans un lycée de la banlieue parisienne. Quant au libertinage, qui a été si longtemps le fondement de leur couple, il y a belle lurette qu’il n’en est plus question, Michèle considérant sans doute que ces frivolités sont devenues inutiles maintenant qu’elle s’est définitivement acquise la maîtrise de l’homme sur lequel elle avait jeté son dévolu et révélant ainsi sa véritable nature qui est faite avant tout d’une profonde indifférence pour le sexe. Il ne reste donc plus désormais à ce pauvre Florian qu’à se consacrer au combat qu’il poursuit impitoyablement contre Sylvie, combat que celle-ci mène de son côté avec délectation. Ils rivalisent l’un et l’autre de hargne et d’acharnement : Tandis qu’elle tente d’obtenir de ses amis des témoignages attestant qu’il est un pervers dangereux et qu’on doit à tout prix l’éloigner de son fils, il se bat pied à pied pour lui arracher des droits de garde qu’il marchande à la minute près (tout ceci évidemment sans aucune considération ni d’un côté ni de l’autre pour l’intérêt de l’enfant). Lors d’une rencontre avec son beau-père Florian l’a même giflé et celui-ci a porté plainte contre lui, ce qui lui a valu d’être convoqué par la police et condamné à lui verser des dommages et intérêts. Notre héros ne peut que se flatter de la différence qu’il constate entre ces sordides chicaneries et la confiance qui continue à régner entre Marie et lui. Une fois de plus il peut voir à quel point ils sortent du lot commun tous les deux. D’ailleurs quand sa mère a voulu l’entraîner dans ce genre de combats il en a repoussé l’idée avec indignation. Jamais on ne le verra verser dans de telles horreurs. Sylvie et Florian, eux, y trouvent une sorte de jouissance masochiste. Chacun plaide sa cause auprès de lui et tente de le convaincre. Sylvie lui écrit des lettres interminables où il n’est question que des turpitudes de Florian et Florian l’a invité à dîner dans son nouvel appartement pour lui démontrer que c’est Sylvie qui l’a trahi et non l’inverse. Là, tout de même, il y va un peu fort !

            Normalement notre héros aurait dû prendre parti pour Sylvie, d’abord parce qu’il est lié à elle par une amitié plus ancienne et ensuite parce que le moins qu’on puisse dire est que tous les torts ne sont pas de son côté. Mais Dieu, que ses lettres sont assommantes ! et puis les boniments par lesquels Florian parvient à refaire l’histoire et à prouver que c’est elle qui l’a quitté sont tout à fait réjouissants. Il arrive à s’en convaincre lui-même tout en parlant et met tant de passion à développer son point de vue qu’on ne peut finalement que l’approuver, ne serait-ce que pour lui faire plaisir. Durant ce fameux dîner donc, chacun en vient à comparer sa femme avec celle de l’autre. Sylvie, Marie !… Toutes deux si différentes ! Florian est fasciné par Marie qui lui paraît un personnage incompréhensible. Parfaitement idiote sans doute ou seulement intéressée par l’argent, totalement frigide aussi probablement. En tous cas tout laisse à croire qu’il est subjugué par sa beauté bien qu’il se refuse à le reconnaître. Il prétend que la beauté n’existe pas, que c’est une fausse valeur, un produit purement culturel, idée à laquelle notre héros s’oppose farouchement, lui qui a sur ce point des conceptions platoniciennes, lui pour qui la beauté est un reflet du divin. Et les voici engagés tous deux dans une de ces interminables discussions philosophiques alimentées par une consommation conséquente d’alcool où l’on s’empoigne à coup de sophismes, où l’on rivalise de mauvaise foi en inventant des arguments au gré des besoins. C’est un art auquel notre héros est expert, et Florian n’y est pas moins habile. On se bat pour le plaisir, parce que fondamentalement sur l’essentiel on est d’accord : les femmes sont des êtres parfaitement dépourvus de rationalité et uniquement gouvernés par leurs hormones, leur seul but dans l’existence étant de détruire les hommes sur qui elles ont jeté leur filet. Florian se passionne pour l’histoire de notre héros en laquelle il voit une sorte de fable édifiante illustrant la fragilité masculine. Il ne veut en perdre aucun détail. Et notre héros lui en fait complaisamment le récit. Il revit pour lui ces journées terribles qu’il vient de vivre. Florian rit, et notre héros rit avec lui, Florian en redemande et notre héros en rajoute, et les mégots s’accumulent dans le cendrier et les verres se vident et la nuit est largement avancée qu’ils sont encore assis l’un en face de l’autre, autour de la table de la cuisine, Michèle étant allé se coucher depuis longtemps. Elle a tenté au début de suivre leur conversation en signifiant par maints bâillements qu’elle n’y trouvait aucun intérêt et puis elle s’est retirée et personne ne l’a retenue. À la fin, comme il est tard, Florian lui propose de rester dormir. Il y a une chambre d’ami où il pourra s’enrouler dans une couverture. Notre héros n’a pas apporté d’affaires pour la nuit mais peu importe. Au moins jusqu’à demain il ne sera pas seul. Le lendemain, au petit déjeuner, on reprend la conversation au point où on l’avait laissée. Sous prétexte de décharger Michèle, on fait la vaisselle ensemble et puis on va faire les courses pour midi. Florian lui propose de rester déjeuner. Mais non, tout de même, il ne faut pas exagérer, maintenant il faut qu’il rentre. Il les laisse à regret. C’est la première fois depuis longtemps qu’il a ressenti quelque chose qui ressemblait à un plaisir.

              Dès qu’il est parti il se retrouve plongé dans la réalité, sa triste réalité d’homme sans femme. Il le vit comme une honte, une infirmité. C’est comme s’il était amputé d’un membre et qu’il ne savait comment le dissimuler. Comme autrefois quand il avait honte de ne pas avoir de « petite amie ». Décidemment cette malédiction lui colle à la peau ! C’est un cancer qui le rattrape au moment où il se croyait guéri !…

 

             Durant les jours qui suivent il éprouve une curieuse impression, celle de ne plus être lui-même, comme si un autre vivait à sa place. Dans les moindres faits et gestes de sa vie quotidienne il a l’impression de jouer un rôle, de ne plus habiter son corps. Dans le vestiaire du club de tennis où il est allé s’inscrire, près de la Nation, pour occuper son temps, il enfile ses chaussures et ce n’est pas lui qui accomplit ce geste, ce n’est pas lui qui est là. Le club est installé dans une ancienne piscine, lieu étrange, lui-même décalé, avec l’alignement des cabines autour de ce qui fut le bassin et qui est maintenant le court. Il joue au fond du trou, avec des inconnus qu’il voit pour la première fois. Personne ne sait rien de son histoire. Tout ceci a un caractère irréel. Mais peut-être que ce sera toujours ainsi maintenant, cette impression de ne plus avoir sa place nulle part, de parcourir la vie comme un fantôme. Il tente de faire bonne figure mais à quoi bon ? le cœur n’y est plus. Heureusement tous les soirs Marie lui téléphone. Elle lui raconte sa journée. Lui n’a qu’une idée en tête, il lui demande si elle compte revenir. Elle répond qu’elle n’en sait rien. Ce n’est déjà pas si mal, elle n’a pas dit non. Ils conviennent d’un prochain rendez-vous. Les moments où il la voit sont les seuls où il réintègre son corps, où il reprend un peu de consistance mais ce ne sont pas forcément des moments agréables parce qu’il doit bien reconnaître qu’elle l’agace. Elle a toujours quelque chose à faire, elle n’arrive pas à se poser. Exactement comme avant ! Elle tient des propos insignifiants. Au fond, si elle revenait, ça recommencerait de la même façon.

             Heureusement le mercredi Florian lui téléphone pour l’inviter à dîner le samedi suivant. Et ce sera ainsi désormais chaque semaine. L’habitude en a été prise immédiatement. Un rituel immuable. Jamais ils ne se donnent directement rendez-vous d’un samedi sur l’autre comme si Florian voulait marquer le coup et lui faire comprendre que son invitation n’est pas acquise d’avance. Mais c’est tout comme puisque il ne manque jamais de l’appeler, ce qui suffit à le maintenir dans une douce incertitude pendant les trois premiers jours de la semaine, d’autant plus agréable qu’il en connaît l’issue d’avance. De même il n’a jamais été dit qu’il resterait dormir et il se garde d’apporter ses affaires bien qu’il sache désormais que Florian lui en fera la proposition le moment venu et qu’il l’acceptera. Ce n’est qu’au bout de plusieurs mois qu’il se risquera à apporter son pyjama - qu’il laissera toutefois dans sa voiture pour redescendre ensuite le chercher. Et il faudra attendre encore plusieurs mois avant qu’il ne se décide à arriver avec un sac, non sans éprouver une certaine gêne, humilié d’apparaître ainsi comme le cousin pauvre que l’on recueille par pitié. Pourtant visiblement son plaisir est partagé par Florian qui est ravi de l’accueillir même si il est non moins évident qu’il jouit de se trouver en face de lui en position de supériorité et de lui donner le spectacle de sa propre réussite. Il est casé, lui, et fier de l’être ! Alors notre héros ne manque pas de noter in petto tout ce qui contredit ce tableau idyllique : Michèle n’a plus l’éclat de sa jeunesse, elle commence se défraîchir. Et surtout sa stupidité éclate à chaque instant d’une façon qui en devient gênante. Quand ils sont tous les trois elle les écoute sans ouvrir la bouche ou au contraire, quand elle a un peu bu, on ne peut plus l’arrêter et elle dit n’importe quoi. Florian ricane pour dissimuler sa gêne ou bien la presse d’aller se coucher, ce qu’elle fait comme un chien qu’on renvoie à sa niche, partagée entre le plaisir d’être enfin délivrée et la rage de les laisser entre eux.

                Florian affecte de se désolidariser d’elle mais en même temps on sent que ce n’est qu’une posture et qu’il est très fier de sa nouvelle femme en réalité parce qu’il est flatté du pouvoir qu’il a sur elle. Il est monstrueusement orgueilleux bien que pratiquant volontiers l’autodérision. D’ailleurs c’est un personnage essentiellement double : à la fois séducteur et sardonique, cruel et charmant, manipulateur et naïf, sensuel et cérébral. Ses seuls véritables jouissances ce sont les idées qu’il manipule avec jubilation. « Mes idées ce sont mes catins » pourrait-il dire comme le Neveu de Rameau et en effet il y a quelque chose en lui du Neveu de Rameau avec son allure simiesque, toujours à moitié accroupi, son regard ironique et clair, sa voix nasillarde, son rire qui ressemble à une blessure. Il doit inspirer aux femmes autant de désir que de répulsion car il est à la fois l’enfant qu’on voudrait protéger et le serpent qui vous enserre dans ses anneaux.

Notre héros a-t-il été l’objet de sa part d’une entreprise de séduction à laquelle il aurait succombé sans s’en apercevoir ? Certains le penseront. Pourtant il a le sentiment de ne jamais avoir perdu sa lucidité en face de lui. À aucun moment il ne s’est senti dominé par lui, parfaitement conscient au contraire de ses tentatives de manipulation auxquelles il ne se prêtait qu’au regard du plaisir qu’il en éprouvait et certain de ne pas s’y laisser prendre. La vérité est qu’aucun des deux n’a jamais pris le pas sur l’autre dans cette danse des sept voiles à laquelle ils se sont livrés l’un devant l’autre pendant tant d’années. Y avait-il quelque chose de trouble dans leur relation ? Certes l’allure générale de Florian, sa voix, sa façon d’articuler les phrases, aurait pu le laisser croire mais il ne pensait qu’aux femmes, n’aimait que les femmes, n’était passionné que par les femmes, quant à notre héros, n’en parlons pas ! La seule idée d’un contact entre deux corps d’homme lui faisait horreur !

               Cependant il est indéniable que quelque chose s’est passé entre eux durant cet hiver-là, quelque chose qui a profondément changé sa vie. Mais comment le définir ? Peut-être cela tient-il à ce que pour la première fois il avait trouvé quelqu’un qui l’écoutait. Un genre de psychanalyse en quelque sorte ? C’est possible. Mais alors une psychanalyse bidirectionnelle où l’analyste aurait été lui-même partie prenante et se serait découvert en même temps que son patient. Car c’était cela la force de Florian, il vous donnait l’impression d’être sans cesse émerveillé par ce que vous disiez ! Sans doute était-ce sa façon de vous séduire, de vous attacher à lui (et notre héros, prenant très consciemment modèle sur lui, en mesurera plus tard l’efficacité auprès des femmes) mais sans doute aussi Florian était-il réellement fasciné par celui qui représentait pour lui une sorte d’idéal à l’image de ce qu’il aurait voulu être lui-même : ce jeune agrégé, docteur ès lettres, professeur de faculté, maître du langage et connaisseur intime de la littérature, issu d’une vieille famille bourgeoise et qu’en plus il avait aperçu pour la première fois, rappelons-nous, allongé sous un piano à queue dans les bras d’une blonde, avait tout pour le subjuguer lui, le petit juif polonais qui avait erré sur tous les chemins d’Europe et d’Asie (il était né à Samarcande) avant de venir échouer ici par les hasards de l’histoire.

               Et pourtant c’est sans doute des deux notre héros qui en apprit le plus et même dans les domaines où il pouvait passer pour maître. Quand Florian parlait d’un livre qui l’avait passionné notre héros avait l’impression de le découvrir même quand il l’avait déjà lu. Il lui parlait de Stendhal ou de Dostoïevski et il avait l’impression d’être passé à côté d’eux sans les comprendre. Certes il avait fait des dissertations sur eux ou écrit des articles, mais son rapport avec leur œuvre était resté extérieur et superficiel. D’ailleurs, il était habitué depuis si longtemps à faire semblant de comprendre ce qu’en réalité il ne comprenait pas qu’il ne s’en rendait même plus compte. Cela datait peut-être du temps où il écoutait à la radio des pièces de théâtre qui n’étaient pas de son âge et qu’il n’en saisissait pas un seul mot ou lorsque plus tard, à la Comédie Française, il avait assisté à une représentation de la Reine Morte en se laissant seulement bercer par la musique des phrases. Il avait le sentiment que le sens ne le concernait pas, qu’il s’adressait à d’autres dont il ne faisait pas partie. De même que lorsque sur la scène de l’Opéra, au Conservatoire d’Alger, il jouait Racine ou Claudel, il ne se souciait pas de comprendre ce qu’il disait, se contentant de faire valoir le timbre de sa voix. Et voici que sous le regard de Florian il s’autorisait pour la première fois à s’approprier le sens. Désormais il ne pourrait plus tricher.

               Il en était de même pour ce qui concernait tous ceux qu’il avait considérés jusqu’ici comme ses amis : il avait fait semblant de les aimer mais une part de lui-même savait que c’était faux sans qu’il osât le reconnaître parce que cela n’eût pas été convenable de le reconnaître ou trop cruel pour lui. Combien de gens, d’ailleurs, vivent ainsi, qui se sentent incapables de penser autre chose que ce qu’il est convenable, ou plus confortable, de penser ! Mais comment ai-je pu supporter cela ! se disait-il. Comment ai-je pu croire prendre plaisir à passer des nuits entières avec ces gens que je croyais aimer et qui en réalité m’assommaient. Et rétrospectivement il pensait à tous ceux avec qui il était parti en tournée, en voyage, et qu’il s’était tellement vanté de compter parmi ses amis, les François, les Claude et autres, tous ces faux génies imbus d’eux-mêmes qui étaient parvenus à le persuader de leur supériorité alors qu’ils n’étaient que des ratés. Florian l’aimait, Florian, lui, l’aimait vraiment, Florian l’admirait et c’est toute sa vie qu’il était en train de démonter devant lui pièce à pièce, comme on démonte un décor de théâtre dont le vernis se dissolvait peu à peu sous l’acide de son regard. Et dans cette petite cuisine aux murs huileux du XVIIIème arrondissement, tout en fumant et buvant, il s’occupait avec une jouissance infinie à décaper sa vie.