il imagine ce qu’il va dire, ce que Florian lui répondra, comme un auteur de théâtre écrit ses dialogues en pensant aux acteurs. Seulement ça ne se passe jamais comme il l’avait prévu. Ce qu’il y a d’agaçant chez Florian c’est qu’il mène la conversation à sa guise et qu’il est impossible de le faire parler d’autre chose que de ce dont il a envie de parler sur le moment et ce dont il a envie de parler n’est jamais ce qu’on avait prévu. Lorsqu’on essaye de le faire dévier de son sujet, son regard fuit, se met à flotter, il tire sur sa cigarette en regardant le plafond et s’absente de lui-même en attendant qu’on renonce à cette entreprise aussi stupide qu’inutile et quand enfin on a compris que toute tentative serait vaine alors son regard se rallume, il se réanime, heureux de vous voir revenir à la raison, et l’on se dit qu’après tout il valait mieux lui céder que de s’obstiner à poursuivre un effort inutile car le plus important après tout ce n’est pas tant ce dont on parle que de se réchauffer à cette flamme qui se dégage de lui quand la passion l’habite. Mais notre héros a beau le savoir il ne peut s’empêcher cependant de penser sans cesse durant la semaine à ce qu’il lui dira le samedi suivant, jusqu'au point de ne plus vivre que dans la perspective des récits qu’il lui en fera. Et quand le jour est enfin arrivé et qu’il monte dans sa voiture pour aller le rejoindre il est un peu comme un acteur qui pénètre dans sa loge et se prépare au spectacle avant d’entrer en scène. Les moments qu’il passe dans les embouteillages de samedi soir sont pour lui des moments de pur bonheur, les plus heureux sans doute qu’il tirera de sa soirée car il sait qu’ensuite son plaisir n’ira pas sans quelque frustration.

              Cela commence dès l’arrivée. En général, quelque soit l’heure, il a l’impression d’arriver trop tôt. On met toujours un moment avant de se manifester. Souvent il entend à travers la porte Florian appeler Michèle et la supplier d’aller ouvrir à sa place et Michèle proteste qu’elle a autre chose à faire et qu’il n’a qu’à se débrouiller. Il s’ensuit toute une discussion pendant laquelle notre héros continue à poiroter sur le palier. Enfin, au bout d’un moment, la porte s’entrouvre et Florian apparaît. Il a à peine le temps de le saluer et lui fait signe de le suivre dans la cuisine, de s’asseoir dans un coin et de prendre un verre, puis se remet à son travail (qui est de mettre un poulet au four, ou de hacher de la viande ou de donner à manger au chien, car il a aussi un chien qui lui donne un souci considérable). Alors notre héros allume une cigarette et prend son mal en patience. Il aimerait lui dire qu’il se contenterait bien de manger sur le pouce une tranche de jambon ou n’importe quoi et qu’il se fiche pas mal de la cannette rôti ou du pain de viande à la polonaise qu’il est en train de lui préparer, qu’il n’est pas venu pour ça et que ce n’est pas la peine de tant se mettre en frais pour lui mais Florian semble absolument tenir à lui montrer qu’il veut lui faire honneur et qu’il ne sera à lui que lorsque tous ces préparatifs seront terminés. Enfin quand tout est prêt Michèle les rejoint et ils peuvent se mettre à table. Mais il faut encore attendre la fin du repas car tant qu’elle est là ses interventions sont tellement exaspérantes que toute discussion est impossible. Il faut sans cesse lui expliquer ce qu’on dit, elle ne comprend rien, elle répond à côté. Florian se moque d’elle, humilié par le spectacle qu’elle donne, il rit jaune. Quant à notre héros, la courtoisie l’empêche de faire des commentaires mais il n’en pense pas moins et ronge son frein, tandis qu’elle, heureuse de les embêter par sa seule présence, baille, traîne, sans se décider à céder la place. « - Tu dois être fatiguée, ma chérie ! Tu peux aller te coucher si tu veux… » Suggère Florian en grinçant des dents, mais elle fait semblant de ne pas comprendre. Un sourd combat s’engage entre eux. Enfin elle lâche prise et consent à lever le camp. Ouf ! Les voici enfin seuls ! Le spectacle peut commencer.… « - Alors ? Raconte-moi. Qu’est-ce qui t’es arrivé cette semaine ? » Florian a toujours les réactions les plus surprenantes aux récits qu’il lui fait. Quelquefois notre héros a peur de manquer de matière car il ne lui est pas arrivé grand chose mais il a l’art de s’arrêter sur un détail et de le monter en épingle, et c’est justement celui qu’on n’attendait pas. Il s’esclaffe, en tire les conclusions les plus inattendues. Il a toujours un regard décapant sur les choses qui oblige notre héros à en faire autant pour se mettre à son diapason et devenir ainsi son propre exégète. Il souligne ses ridicules avec délectation et en tirerait presque un sentiment de fierté car Florian s’en régale. Celui-ci n’aime rien tant qu’observer la façon dont chacun s’aveugle sur le véritable objet de son désir. Marie croit aimer Alain mais elle n’aime que l’argent, notre héros croit aimer Marie mais il n’aime que sa beauté, quant à Alain, il réalise son rêve de cocufier un « prof de fac ». Florian ne jure que par le livre de René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, qu’il vient de lire et dans lequel il a trouvé toute l’explication du monde. Notre héros l’a lu lui aussi mais il n’en avait pas saisi l’importance sur le moment et surtout il n’avait pas compris que ce livre parlait de lui, de nous, de tous. Mais bien sûr, il a raison !… et ce sont des discussions sans fin sur le snobisme, sur Proust, sur Flaubert… Malheureusement ces moments de bonheur sont trop courts car à peine sont-ils lancés que Florian, Dieu sait pourquoi, est angoissé par l’idée de se coucher trop tard. À partir d’une certaine heure on voit son regard dériver irrésistiblement vers la pendule suspendue au dessus de la porte comme l’œil de Caïn au dessus de sa tombe. C’est sans doute Michèle qui pour prix du sacrifice qu’elle a consenti en les laissant seuls l’a enjoint de ne pas la rejoindre trop tard. Ils ont passé un accord entre eux avant qu’il n’arrive, c’est évident ! Florian, par politesse, ne dit rien mais on devine son impatience. La vie se retire lentement de lui exactement comme lorsqu’on veut aborder un sujet qui ne lui plaît pas, sauf que maintenant plus aucun sujet ne lui plaît malgré les tentatives réitérées de notre héros pour relancer le débat. Il jette des coups d’œil discrets sur sa montre, ne répond plus que par monosyllabes. Rien à faire, la représentation est terminée. Alors, la mort dans l’âme, notre héros fait semblant d’avoir sommeil. « - Bon, eh bien, je crois que je vais aller me coucher. « - Tu ne veux pas rester dormir ? – Oui, d’accord. Pourquoi pas ? » (La politesse commande qu’il fasse toujours comme s’il ne s’y attendait pas). Et il redescend à sa voiture pour aller prendre son pyjama.

 

                C’est grâce à ces samedis cependant qu’il tient le coup, comme un grand blessé qui réapprend à marcher et qui a besoin de s’accrocher à quelque chose pour ne pas tomber. Alors il s’accroche, d’un samedi sur l’autre. Heureusement entre les deux il y a Verriers et les cours qu’il continue à donner là-bas. Deux jours de gagné, c’est toujours ça. Par commodité il va toujours dormir dans son ancien appartement qui ressemble maintenant à une maison dans laquelle un crime aurait été commis. Sur le bord du lavabo il y a encore la brosse à dents de Marie qui n’a pas bougé et ses affaires sont toujours dans l’armoire. Par superstition il n’y a pas touché. Les meubles se sont peu à peu recouverts de poussière. Dans le jardin les herbes folles ont envahi la pelouse. Il arrive le plus tard possible juste pour se coucher et repart le lendemain matin à la première heure. Entre les deux il est en apnée et curieusement il ne ressent plus rien, comme si cette période de sa vie était morte. Après ses cours il retourne directement à la gare et rentre à Paris. À l’arrivée il prend le métro qui enjambe la Seine et de loin aperçoit les tours de Notre Dame qui semble lui faire signe comme pour lui dire qu’il est bien revenu chez lui ! Car Paris maintenant c’est chez lui de nouveau ! Une parenthèse de cinq ans s’est refermée et il a retrouvé sa vie au point où il l’avait laissée. Il ne lui reste plus qu’à transplanter son couple ici comme on rempote une plante et l’ordre sera rétabli. Il lui faut donc trouver au plus vite un appartement identique à celui qu’il avait à Verriers afin d’y réinstaller ses meubles exactement comme ils étaient là-bas et ce sera comme si rien ne s’était passé.

            Mais la tâche n’est pas facile car une surface aussi vaste est largement au dessus de ses moyens ici. Il visite des taudis juchés au dernier étage d’immeubles sans ascenseur, d’autres donnant sur des cours obscures. Mais rien ne le décourage car il sent qu’il est en train de se rapprocher du but. De l’autre côté en effet la greffe ne prend pas. On pouvait s’y attendre. Marie pensait qu’à son contact Alain se corrigeraient de ses défauts mais il n’en est rien. Il est indécrottable et son allure de rastaquouère, sa façon de parler aux commerçants, de dépenser son argent à tout va, de conduire trop vite et surtout ses éternels discours sur la politique lui sont insupportables. Elle ne veut pas le dire mais il sent qu’elle n’en peut plus. Alors quand il réitère sa sempiternelle question : « - Quand est-ce que tu reviens ? » sa réponse n’est plus aussi nette qu’avant. « - Laisse-moi, le temps », lui dit-elle. Elle ne veut pas faire de mal à ce pauvre homme dont elle craint la réaction. Il est tellement fragile ! Il serait capable de faire une bêtise… Et notre héros, grand seigneur, feint de s’intéresser lui aussi au sort du malheureux. Il n’aura été finalement que la victime collatérale d’une histoire qui ne le concernait pas et dans laquelle il n’aura joué qu’un rôle de comparse. Tant et si bien que lorsqu’il lui suggère qu’elle pourrait revenir au printemps, ce qui lui laisserait le temps de trouver un appartement et d’autre part permettrait à sa fille de ne pas être perturbée dans son année scolaire, elle ne dit pas non.

Il triomphe. N’avait-il pas raison ! Le départ de Marie était une extravagance, un acte de folie et bientôt tout sera rentré dans l’ordre. Et au printemps, enfin, il touche au but. Miracle ! Il a trouvé un appartement, ce qui le confirme dans l’idée qu’il est guidé par la providence et que tout va s’arranger, un appartement entièrement remis à neuf, au cœur du Quartier Latin. Par les fenêtres on aperçoit le Panthéon d’un côté et Notre-Dame de l’autre. Autre signe du destin, il prend possession des lieux le jour même de l’élection du nouveau président de la République. Il peut voir de ses fenêtres la foule des journalistes qui se presse à l’entrée de la rue de Bièvre. Nous sommes le 10 Mai, une nouvelle vie commence.