un après-midi qu’ils s’étaient retrouvés pour aller faire des courses comme d’habitude, qu’elle lui a dit en passant, comme une chose anodine et qui ne valait pas qu’on s’y arrête, qu’elle devrait sans doute retarder son retour parce qu’Alain lui avait proposé de partir en Grèce pendant les vacances. Elle était un peu ennuyée d’avoir accepté mais enfin d’une part elle lui devait bien ça, ce serait son cadeau d’adieu en quelque sorte, et d’autre part il eût été dommage de ne pas profiter de l’occasion. De toutes façons ça ne changeait rien pour eux.

        Il s’est rendu bien volontiers à ses arguments. La force du vainqueur, dans ces cas-là, c’est d’être magnanime. Puisqu’il était en train de gagner la partie, ce n’était pas le moment de se montrer mesquin et il était bien placé pour savoir ce que l’autre devait endurer. On connaît la formule : ce que j’ai souffert je ne souhaite pas à mon pire ennemi, etc., etc.… Et Alain n’était pas son pire ennemi, tant s’en faut ! S’il l’avait écouté aussi à l’époque, au lieu de se lancer dans une aventure absurde, de s’engager dans une partie dont l’issue était prévue d’avance !… Alors un voyage en Grèce ? Oui, bien sûr, pourquoi pas ? Vas-y sans remords, lui a-t-il répondu, tu me raconteras ça au retour (il convient aussi à la vérité de dire qu’il avait projeté d’aller passer une semaine à Avignon avec Florian pendant que Michèle serait chez ses parents et qu’ensuite il devrait aller les rejoindre dans leur maison de campagne en Dordogne).

Il a donc simplement demandé à Marie, avant de partir, qu’elle veille bien l’aider à déménager. C’était le moins qu’elle pouvait faire ! Pour lui c’était surtout l’occasion de la voir de nouveau dans cet appartement où ils avaient vécu ensemble afin d’annuler en quelque sorte l’image de son départ. Elle l’a rejoint sur place la veille du jour où devait venir le camion qui emporterait les meubles et l’espace d’un soir ils se sont donc retrouvés comme avant. Ils ont même dormi ensemble et accompli l’acte conjugal comme on tire sur le démarreur d’une vieille voiture pour voir si elle marche encore. Elle marchait encore ! Le lendemain il a eu un petit pincement au cœur au moment de quitter les lieux où ils avaient été heureux mais enfin ces lieux étaient également liés pour lui à trop de mauvais souvenirs pour qu’il puisse les regretter et l’important n’était-il pas maintenant de remettre le décor en place de l’autre côté afin que tout rentre dans l’ordre. Ils sont donc repartis le cœur léger, fermement décidés à se retrouver après les vacances : « - Alors amuse-toi bien, lui a-t-il dit, et sois prudente. – Toi aussi, et pense à moi. »

 

       Avignon de nouveau, Avignon encore et toujours… Avignon est pour lui le lieu où il n’est jamais allé sans qu’il se passe pour lui quelque chose d’extraordinaire, le lieu de sa seconde naissance comme il aime souvent à le dire en pensant à la fameuse tournée des Trois Masques, le lieu où il a connu les plus grands bonheurs de sa vie, la plus grande souffrance aussi, le lieu des rencontres imprévues, des expériences amoureuses, un de ces lieux oraculaires où l’on a rendez-vous avec son destin et où l’on va comme on se fait tirer les cartes pour trouver la réponse aux questions qu’on se pose. Mais quelle question peut-il se poser aujourd’hui ? il n’a que des certitudes. Il a gagné, elle va revenir. Il ne s’agit que d’attendre agréablement son retour en profitant de ce temps de liberté qui lui reste à vivre.

Pour Florian la situation n’est pas loin d’être la même. Lui aussi veut dire adieu à sa jeunesse et goûter à une liberté qu’il n’a guère eu l’occasion de connaître jusqu’ici. La seule expérience qu’il en a eue c’est durant son séjour en Indochine pendant lequel il en a tellement abusé qu’il est revenu à deux doigts de la mort. Avant cela il vivait chez ses parents et après il est tombé dans les bras de Sylvie puis dans ceux de Michèle de sorte qu’aujourd’hui la porte s’est refermée sur lui sans espoir de se rouvrir un jour. Pour lui notre héros est l’incarnation même de cette liberté à laquelle il s’est brûlé les ailes (n’oublions pas la première image qu’il a eue de lui sous le piano à queue) et notre héros de son côté a cru découvrir en Florian la vie qu’il aurait rêvé de mener lui-même s’il en avait eu le courage, quand les gens affluaient chaque soir rue de Charenton pour rire et bavarder toute la nuit. Ils s’amusent souvent tous les deux de cette confusion d’image qui a présidé à leur rencontre car ils se sont pris l’un et l’autre pour l’inverse de ce qu’ils étaient. Florian a cru que notre héros était un homme à femmes alors que celui-ci était hanté par la peur d’en manquer et notre héros a été fasciné par la vie qu’il menait, alors que le malheureux allait s’engager dans une conjugalité où il perdrait définitivement l’idée même de ce qu’était vivre librement. Ils sont donc cette année-là comme deux enfants, plus forts de se sentir ensemble et qui partent à la découverte du monde.

          Si Florian a fait valoir durant tout l’hiver sa position de maître de maison, c’est à notre héros maintenant de lui servir de guide. À Avignon il est chez lui. Sur son initiative ils se sont inscrits au CEMEA, l’organisation qui gère depuis l’époque héroïque de Jean Vilar l’accueil du public au festival. On y dort sur des lits de camp, on y rencontre des institutrices sur le retour, des vieilles filles en mal d’amour et des retraités assoiffés de culture. On y suit des ateliers de théâtre, on y participe à des débats, on y prend ses repas ensemble attablés à l’ombre des platanes en parlant des spectacles que l’on a vu la veille. Tout le monde est de gauche, tout le monde est avide de contacts. Cependant un sourd malaise se ressent derrière la bonhomie des animateurs : ceux-ci ne se sont jamais remis en effet de l’évolution qu’a connu le festival depuis les événements de Mai 68. Ils tentent désespérément de maintenir en vie les méthodes qui avaient fait leur fortune autrefois. Militants communistes pour la plupart, fidèles à leurs valeurs et à leurs principes, ils sentent bien que leur esprit n’a plus prise sur le public d’aujourd’hui et qu’ils ont vendu leur âme en pure perte dans les concessions auxquelles ils ont dû consentir pour satisfaire aux mœurs nouvelles. Par exemple il leur a fallu de longs débats pour parvenir à accepter l’instauration de dortoirs mixtes, ils ont assisté impuissants à la désaffection dont sont victimes leurs ateliers de danse bretonnes et leurs débats sur Bertolt Brecht, il leur a même fallu accepter que les participants s’égayent en direction des spectacles du « off », délaissant le programme officiel. Tout ceci créée une atmosphère délétère au sein de laquelle nos deux compagnons se signalent très vite comme des esprits rebelles, particulièrement pernicieux et qu’il convient de tenir à l’écart. Là encore, la présence de Florian amène notre héros à changer radicalement le regard qu’il portait sur cette noble institution qui lui avait apporté autrefois tant de joies et dont il attendait tant encore. Il se souvient de tous les séjours qu’il y a faits depuis les temps lointains où il y était venu pour la première fois, à l’âge de dix-sept ans, découvrant la magie de cette région qu’il ne connaissait pas encore jusqu’à l’époque où il y était revenu comme animateur ce fameux été 68 où les CRS chargeaient sur la place de l’Horloge… Et maintenant voici que le monde a changé autour de lui et lui aussi irrémédiablement.

          C’est alors que par bonheur, délaissant les vieilles institutrices et les débats sur Bertolt Brecht, Florian et lui vont inventer un jeu qui va leur faire découvrir des plaisirs auxquelles ils ne s’attendaient pas. L’idée est née du désir de renouveler l’expérience que notre héros avait connue lors de son récent séjour, l’année précédente, lorsque, pendant une représentation théâtrale, il avait laissé sa main errer sur le genou de sa voisine avec le succès que l’on sait. Pourquoi ne renouvelleraient-ils pas l’un ou l’autre l’expérience pour voir si sa réussite n’était due ce jour-là qu’à un heureux hasard ou si elle est reproductible. Or la découverte qu’ils vont faire, et qui sera pour eux une véritable révélation, c’est que non seulement elle est éminemment reproductible mais qu’il semble même s’avérer qu’elle est vouée à une réussite quasi automatique !…

            Le scénario est toujours le même. On entre dans une salle de spectacle – peu importe que ce soit le Palais des Papes ou un simple garage transformé en théâtre –, on fait en sorte que l’un ou l’autre se trouve assis à côté d’une demoiselle apparemment disponible, et aussitôt que l’obscurité s’est faite celui des deux qui occupe la bonne place se met en branle… Alors, aussi incroyable que cela puisse paraître, il apparaît que le taux de réussite avoisine les cent pour cent ! La suite a peu d’importance et ils n’en tireront pas, la plupart du temps, d’autre bénéfice que cette sensation irremplaçable qu’ils connaissent dans le noir, au moment du premier contact, en constatant qu’ils ne rencontrent aucune résistance de la part de l’inconnue dans l’intimité de laquelle ils viennent de s’immiscer. Loin de les rejeter, elle les accueille, elle s’ouvre à eux. Ils semble qu’elle les attendait. Et le plus merveilleux dans cette découverte c’est de s’apercevoir que la règle ne souffre pour ainsi dire aucune exception. Il existait donc une loi selon laquelle les femmes étaient faites pour accueillir les hommes. Et dire qu’ils l’ignoraient !

             Ce qui peut paraître à certains égards un enfantillage est en réalité pour eux un véritable bouleversement de leur vision du monde. La finalité sexuelle de cette démarche a d’ailleurs peu d’importance car ils ne cherchent pas, nous l’avons dit, à en tirer d’autre profit que la simple joie qu’ils ressentent sur le moment et ensuite, en sortant du spectacle, à découvrir que celle que l’un ou l’autre a séduite est non seulement consentante mais reconnaissante d’avoir été choisie, et qu’elle s’associe à la gaieté qui est la leur lorsqu’ils repartent tous les trois, en bon camarades, épris seulement du désir de s’abandonner au plaisir de caresses sans conséquences. Ils l’ont cueillie, comme on cueille un papillon posé sur une fleur et elle s’est laissé faire ! Il faut donc que ce soit dans l’ordre des choses et non pas un acte transgressif et condamnable comme le pensait jusqu’ici notre héros. Et emportés par leur enthousiasme ils deviennent en quelques jours de véritables virtuoses, les champions du monde de la chasse aux papillons. Quelquefois ils leur arrive d’opérer simultanément des deux côtés à la fois, l’un à droite et l’autre à gauche, ou devant et derrière, et la réussite est égale de part et d’autre et l’on se retrouve à quatre en sortant du théâtre !… Voilà donc quelle était la réponse que leur délivrait l’oracle d’Avignon. Et cette réponse n’était pas celle qu’il attendait mais elle était exaltante : toutes les femmes sont à prendre, il suffit de tendre la main.

L’ironie de l’histoire c’est que cette réponse arrivait trop tard et qu’il n’en avait qu’une en tête.

 

            Pour Florian aussi il se trouve que l’oracle a parlé mais d’une autre manière, car leur problématique n’était pas exactement la même. Ce qui fascine chez Florian c’est qu’il n’a, contrairement à notre héros aucune inhibition vis à vis du sexe. Il est capable d’en parler comme s’il s’agissait d’une chose parfaitement naturelle. Un samedi soir que son père était venu le voir pendant que notre héros était là, il l’avait entendu avec effarement aborder le sujet avec une crudité qui l’avait proprement stupéfié, lui que l’on aurait plutôt tué que de faire la moindre allusion à ça devant ses parents ! Bref il était capable de faire les propositions les plus directes à une femme avec la même aisance que s’il lui avait proposé d’aller prendre un verre à la terrasse d’un café et la femme en général, à la grande stupéfaction de notre héros, ne s’en offusquait pas. Dans le pire des cas elle prenait seulement le parti d’en rire. Il en éprouvait le même frisson d’effroi qu’il éprouvait autrefois avec André dans les allées du Luxembourg quand celui-ci abordait devant lui des inconnues. Par contre l’inhibition chez Florian se manifeste dans le domaine des sentiments. Il prétend, nous l’avons dit, que la beauté est un leurre et se vante d’être capable d’engager des relations avec n’importe quelle femme aussi laide ou repoussante soit-elle. À lui les vieilles, les grosses, celles dont personne ne veut. Sa fierté c’est de montrer que rien ne lui répugne. C’est, dit-il, ce qui l’a amené à choisir Sylvie dont la cicatrice à la lèvre signe en quelque sorte une malédiction que lui seul était capable de surmonter (il n’empêche, se dit notre héros, qu’il lui a préféré Michèle parce qu’il la trouvait plus jolie, mais ça on ne le lui fera jamais admettre). Il affirme également que l’amour, comme la beauté, est une illusion romantique dont on habille des motivations en général beaucoup plus prosaïques. Alors à l’amour il prétend substituer la notion de contrat régissant un échange dans lequel chacun des deux partenaires doit trouver des avantages égaux. Combien de fois ne s’est-il pas moqué de notre héros qu’aucun contrat, justement, ne lie avec Marie sinon la foi qu’ils ont en leur amour (« - On en voit le résultat ! » se plait-il à remarquer en ricanant) tandis que notre héros, de son côté, s’amuse de l’interminable guérilla juridique qui l’oppose à Sylvie et à laquelle l’ont conduit ce genre de conception. Pour ce qui concerne le plaisir, il affirme n’en ressentir aucun auprès d’une femme, sinon celui de lui en faire éprouver elle-même, ce à quoi notre héros lui répond qu’il lui refuse ainsi le seul peut-être auquel elle aspirait, c’est-à-dire celui de lui en donner. C’est donc dans ce contexte que l’oracle va lui apporter sa réponse en la personne de Josette.

           Josette est une de ces institutrices qui traînent leur mélancolie dans les couloirs des CEMEA. Elle n’est pas exactement institutrice, d’ailleurs, mais professeur de danse, du moins le prétend-elle ayant créé dans sa province un cours privé où elle enseigne sa propre conception de cet art fait selon elle non de rigueur mais d’instinct. La danse est sa passion. C’est ce qu’elle leur a expliqué au cours d’une conversation de table. Elle peut paraître belle parce qu’elle a un visage émacié aux pommettes hautes, un corps longiligne, de longues jambes, de longues mains, mais c’est un astre éteint, totalement dénuée de sensualité, sans âge, un être artificiel auquel on aurait oublié d’insuffler la vie. Il émane d’elle une sorte de douceur triste, soutenue par une foi mystique en ce qui n’est sans doute chez elle que le nom qu’elle donne au vide qui l’habite. C’est une âme en apesanteur dans un espace métaphysique et il flotte autour d’elle des senteurs quintessenciées de fleur fanée. Il n’en fallait pas plus pour exciter notre amateur de chairs plus ou moins fraîches. Très vite il apparaît que Florian et Josette se fascinent l’un l’autre pour la seule raison que chacun représente pour l’autre l’exact contraire de ce qu’il croyait chercher en ce monde. Ils s’attirent et se repoussent à la fois. Évidemment l’enjeu sera immédiatement pour Florian d’obtenir d’elle ce qu’elle n’a jamais accordé à personne et serait sans doute bien incapable d’accorder à quiconque. Il s’ensuit d’interminables discussions dans les lieux les plus divers (bocages au bord du Rhône, pizzerias ou ruelles de la vieille ville) durant lesquelles ils se déchirent l’un l’autre devant notre héros dont la présence leur est indispensable pour arbitrer leurs débats, tentant en vain de se convaincre, chacun le prenant tour à tour à témoin, l’un avec des éructations, des ricanements, des sarcasmes et des obscénités et l’autre de ce ton impavide et doux, indifférent à ses provocations mais définitivement déterminé à ne pas céder un pouce de terrain… jusqu’à ce que, comme il se doit, ils soient, sans même s’en rendre compte, tombé éperdument amoureux l’un de l’autre. Ou plutôt chacun croit avoir conquis le cœur de l’autre mais sans avoir engagé le sien et pense ainsi avoir gagné la partie alors qu’ils l’ont tous les deux perdue. Et c’est un spectacle navrant que de la voir pleurer sous les arbres un jour qu’il l’a poussée dans ses derniers retranchements ou de le voir, lui, s’engluer dans le sirop de ses bons sentiments sans parvenir à progresser d’un pas dans son entreprise… jusqu’à ce dernier jour, veille de leur départ, où ils se disent adieu au pied des remparts en promettant de se revoir.

          Florian sera longtemps ensuite à parler d’elle, jusqu’à ce jour où prenant enfin son courage à deux mains il décidera d’aller lui rendre visite dans sa province dont il reviendra, hélas, comme il était venu, en convenant que décidemment c’est elle qui était la plus forte.