Cette idée n’est pas nouvelle, il la tournait déjà dans sa tête depuis un moment. La première fois qu’il lui en avait parlé c’était en revenant de vacances après leur séjour en Dordogne. Michèle devait aller voir sa sœur (heureusement elle avait une sœur ! ) et ils avaient convenu de rentrer ensemble à Paris ce qui libérerait de précieux moments pour d’ultimes bavardages. C’est sur la place d’une petite ville de province, où ils s’étaient arrêtés pour faire une pause, que notre héros lui avait dit (ça lui était venu comme ça dans la conversation sans l’avoir prémédité) qu’ils pourraient inventer un jeu au cours duquel chacun interviendrait successivement pour raconter une histoire et tenter d’aboutir ainsi à une sorte de roman qui serait le fruit de leur commune imagination.

       En faisant cette proposition il n’avait pas d’autre idée qu’un divertissement plus ou moins inspiré des tests de psychologie qu’il avait eu l’occasion de pratiquer à l’Université (il s’agissait alors de raconter une histoire à partir de photos) ou encore des jeux inventés par l’Oulipo ou les surréalistes. De toutes façons, c’était avant tout pour lui un prétexte à se voir davantage et aussi un moyen d’échapper au solipsisme de l’écriture solitaire. Mais pouvait-il soupçonner le bouleversement que cette proposition allait provoquer chez son ami ? Celui-ci, en effet, n’avait jamais songé à écrire. Maîtrisant mal une langue qui n’était pas véritablement la sienne, étranger dans ce pays qui n’était pour lui qu’un pays d’adoption, ayant poursuivi des études scientifiques, il ne se serait certainement pas risqué sur un tel terrain si l’impulsion n’était venue de l’extérieur. Cependant il est évident que cette situation d’observateur ironique dans laquelle il aimait à se placer en face des autres était déjà celle d’un romancier. Il y avait chez lui cet art de transformer chacun en un personnage drôle, grotesque ou pathétique que notre héros avait tant apprécié quand il l’avait appliqué à lui-même. Ne lui devait-il pas en effet d’être devenu à ses propres yeux un personnage de roman ? Mais ce que Florian faisait pour ainsi dire sans y penser, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, il lui proposait en quelque sorte d’oser le faire ouvertement et de telle manière qu’il en reste une trace.

         C’était plus que l’autre n’aurait osé en rêver. Il n’aurait jamais imaginé qu’on puisse lui faire un tel cadeau, surtout venant de quelqu’un qui pour lui, en tant que professeur d’université, détenait par excellence l’autorité en la matière. Il y avait là de quoi l’exalter. À eux deux ils allaient donc pouvoir s’égaler à tous ces auteurs qu’il lisait ! Car il lisait beaucoup, depuis toujours, tout et n’importe quoi, Dostoïevski, Kafka aussi bien que des romans de gare qu’il achetait dans des brocantes. Il avait en effet sur la valeur des livres le même point de vue que sur les femmes : tous se valaient et les considérations sur la beauté du « style », (il prononçait ce mot avec un ricanement de mépris) n’étaient qu’inepties inventées par les snobs pour se donner des allures d’esthètes, la seule chose qui comptait pour lui étant l’acte même d’écrire, acte sacré qui en créant la vie faisait d’un auteur l’égal de Dieu. Son enthousiasme en face de cette proposition ressemblait à celui d’une jeune pucelle à qui son Prince Charmant aurait proposé de faire un enfant. Il voulait s’y mettre tout de suite, le jour même, à l’instant même. Et à cette terrasse de café ensoleillée où ils s’étaient arrêtés pour boire un café, ils avaient commencé à inventer leurs premiers personnages.

          Celui qu’avait proposé Florian était une femme, qui n’avait rien de particulier sinon la bizarrerie de son nom. Elle s’appelait Georgina Plopovski ou quelque chose comme ça (cette originalité patronymique lui ayant sans doute parue suffisante pour rendre son personnage intéressant). Notre héros avait eu beau lui faire valoir qu’une telle originalité demeurait tout de même un peu artificielle et que mieux aurait valu qu’elle s’appelât Georgette Dupont et qu’elle ait un peu plus d’épaisseur, il n’avait rien voulu entendre. Il s’amusait comme un enfant le jour de Noël qui découvre son nouveau cadeau. De toutes façons, lui avait-il dit, peu importait le nom, on pourrait toujours le changer plus tard. Notre héros s’était rangé à cet argument et finalement l’important n’était-il pas pour lui, avant toute autre chose, qu’il désirât continuer ?

          Or pour cela il n’y avait rien à craindre. Il était accroché ! À tel point que dès la semaine qui avait suivi leur retour il lui avait proposé de venir chez lui tous les lundis à l’heure du déjeuner, au moment où il pouvait se libérer de son lycée, afin de poursuivre leur oeuvre. Notre héros s’était donc mis désormais à attendre le lundi avec la même impatience qu’il attendait le samedi. Florian arrivait avec une ponctualité sans faille. À midi précises son coup de sonnette retentissait et il apparaissait dans l’encadrement de la porte, le visage ravi, une bouteille à la main et à peine assis il lançait : « - Alors, où en étions-nous ?… » Au début notre héros avait essayé de le convaincre qu’il conviendrait d’écrire chacun de son côté afin de pouvoir consacrer le temps de leur rencontre à la lecture de ce qu’ils auraient produit durant la semaine, mais Florian tenait essentiellement à écrire sur place. D’une part il appréhendait l’angoisse de la page blanche et d’autre part il prétendait n’avoir pas un moment à consacrer à cette activité à part celui qu’il était parvenu – o combien difficilement ! – à lui sacrifier (toujours les tâches ménagères ! ). Alors ils avaient eu l’idée d’utiliser un magnétophone. Chacun à tour de rôle poursuivrait l’histoire oralement devant un micro et notre héros en transcrirait ensuite le résultat par écrit (car du temps, lui, il en avait à revendre ! ). Cette solution avait déchaîné son enthousiasme et il fallait le voir maintenant prendre la pause quand c’était son tour, fermer les yeux en tirant sur sa cigarette, avaler longuement une gorgée de rosé puis porter le micro à sa bouche afin de se mettre à parler. Il était en extase. Sa voix plus nasillarde que jamais, tordue par l’émotion articulait les mots comme s’il avait été en état d’hypnose… Seulement, à la grande surprise de notre héros, le résultat était catastrophique ! Ce qu’il racontait n’était qu’une accumulation de clichés, de métaphores éculées. Il n’était question que de « larmes amères », de « désirs ardents ». Notre héros avait beau le mettre en garde contre ce style un peu… pompier, il ne voulait rien entendre. « - Le style ! Le style !… Quelle idiotie ! répétait-il ». L’idée même que l’on puisse se préoccuper du style le faisait bondir. Quelle importance avait le style ? Ce qui comptait c’était le fond. « - Le style, on pourra toujours l’arranger plus tard. C’est toi qui t’en occupera, ajoutait-il avec une nuance de mépris. » Cette façon de voir les choses allait à l’encontre de tout ce que notre héros pensait de la question, lui qui avait tant médité sur les rapports du fond et de la forme, lui qui avait fait sa thèse sur Flaubert parce qu’il disait qu’il aurait voulu écrire « un roman sur rien, un roman qui n’aurait tenu que par la force interne de son style », lui qui affirmait que Madame Bovary était un chef d’œuvre justement parce que l’histoire était le comble de la banalité… Mais le crédit qu’il accordait à son ami était tel qu’il se disait que peut-être, après tout, c’est lui qui avait raison et qu’il devait s’efforcer de le suivre. Au fond peu importait le nom des personnages, peu importait les « larmes amères » et les « désirs ardents », seul comptait la justesse des mouvements psychologiques qui les faisaient agir de telle ou telle manière, de même que dans une partie d’échec seul compte le déplacement des pièces et non qu’elles soient en ivoire ou en bois… Oui, seulement dans ce domaine aussi l’imagination de Florian se révélait indigente. Il avait l’habitude, quand il fallait justifier une péripétie de l’action, de recourir systématiquement à la formule magique : « à la suite d’une profonde mutation psychologique… » laquelle était due la plupart du temps à la découverte de l’orgasme, car la découverte de l’orgasme était pour lui le seul moteur possible d’une action quelconque, il ne pouvait imaginer d’autre ressort romanesque que celui-ci. Par contre ce qu’il ne se lassait pas de décrire en détail c’était les scènes de sexe. Dans ce domaine il était inépuisable, il s’attardait avec délice sur les détails les plus scabreux. Seulement ce qu’il racontait n’était là encore qu’un ramassis de clichés, de fantasmes infantiles à la portée du premier adolescent venu. Comment cet homme, qui avait paru à notre héros doué d’une telle subtilité, d’une telle sophistication intellectuelle quand il lui parlait des gens qui l’entouraient, pouvait-il se satisfaire de telles niaiseries ?

           Voici donc que notre héros se retrouve enfermé dans un cruel dilemme. Pour obtenir l’occasion de voir son ami, il doit supporter le spectacle dégradant de cette impuissance créatrice dont il n’est que trop évident qu’elle fait écho à la sienne car peut-il prétendre être meilleur que lui ? Et le pire c’est que l’autre ne semble même pas s’en rendre compte. Son enthousiasme est tel qu’il n’est pas effleuré par le doute, il se passionne, il est absolument persuadé que leur histoire n’a rien à envier aux plus grands romans, il est imperméable à toute critique. Par bonheur, dès qu’il se met à parler d’autre chose il redevient lui-même. Seulement le problème c’est que désormais plus rien d’autre ne l’intéresse. À peine arrivé il veut s’y mettre. En vain notre héros tente de retarder le moment, il lui demande ce qu’il a fait depuis la dernière fois, lui propose de boire un verre, de fumer une cigarette, mais l’autre résiste, il est pressé. C’est qu’il doit repartir de bonne heure, il a d’autres obligations, il n’est venu que pour cela. Il se comporte exactement comme un homme qui viendrait voir sa maîtresse et voudrait tout de suite se précipiter au lit. « - Eh bien ça ne se fait pas ! finit par lui faire remarquer notre héros excédé, c’est un manque de savoir-vivre. Tu me traites comme une putain ! J’en ai marre à la fin !… » Florian semble désolé. Il est sensible à cet argument. Pour lui notre héros est un parangon en ce qui concerne les règles de politesse (toujours le complexe de l’immigré ! ), et il doit écouter ses leçons. Donc il les écoute. Il s’efforce de consacrer un moment quand il arrive à tenir quelques propos d’ordre général avant de commencer. Mais il a l’air si malheureux ! c’est pitié de le voir. Il jette des regards déchirants sur sa montre. Quand pourra-t-il enfin se risquer sans être trop impoli à demander ; « - Alors, on commence ?… » Et notre héros magnanime finit par le délivrer en disant : « - Bon, si tu veux, on y va. » Et son regard aussitôt s’illumine, il se remet à frétiller… et Georgina Plopovski à verser des « larmes amères ».

           Mais ces lundis sont d’autant plus précieux que les samedis deviennent maintenant de moins en moins nombreux. Il est évident que nous sommes parvenus insensiblement à passer d’un rythme hebdomadaire à un rythme mensuel. C’est le nouveau contrat qu’il a dû passer avec Michèle, c’est là qu’elle voulait en venir et elle est en train de gagner, c’est évident. Et en plus elle est enceinte ! Qu’en sera-t-il quand l’enfant sera né ?

 

           Du côté de Marie heureusement tout va bien. Les relations avec le rastaquouère visiblement battent de l’aile, elle découvre de plus en plus ses défauts, qu’elle les connaissait déjà du reste mais dont elle se rend compte cette fois qu’elle ne parviendra jamais à le corriger. Et en plus il se révèle manquer totalement de générosité envers elle. Peut-être se méfie-t-il. Lui a-t-elle parlé de son intention de le quitter ? Elle ne s’est jamais clairement expliquée là dessus. Au printemps dernier, quand il lui a proposé de l’emmener en Grèce, savait-il ? Au fond rien n’est moins sûr. Elle reste dans le flou parce qu’elle craint sa réaction, dit-elle. Mieux vaudra au dernier moment le mettre devant le fait accompli. Il serait capable de violence… Tout ceci cependant n’entame pas les certitudes de notre héros. Il a foi en leur amour, il suffit qu’ils se voient pour que cette évidence éclate à ses yeux. Ils sont un couple, elle est sa femme et le reste n’a aucune importance.

Cependant en attendant son retour il y a toujours ces satanées journées à passer, ces journées où il n’a rien à faire et personne à voir. Le matin encore ça va, il poursuit avec persévérance son travail sur Balzac, mais l’après-midi ! mais le soir !… Et puis toujours ce sentiment d’infériorité qu’il éprouve à apparaître devant les autres comme un vieux garçon privée de compagne, comme si cela révélait en lui quelques tare honteuse, une infirmité un peu dégoûtante. Alors il lui faut agir vite, profiter de cette liberté que le destin lui a accordée et qui est au fond ce qu’il souhaitait, pour rencontrer l’aventure après laquelle il languissait quand elle était impossible. Seulement il ne sait pas comment s’y prendre. Il ne connaît plus personne. Ah ! comme c’était facile quand il était étudiant ! Serait-il déjà devenu vieux ? Et puis c’est l’hiver. Les allées du Luxembourg sont désertes et quand il parcourt inlassablement les rues du Quartier Latin les filles qui l’attirent sont toujours accompagnées. Un jour pourtant il en a remarqué une devant la vitrine d’un fleuriste. Il l’a abordée, d’un air faussement décontracté : « - Je vous offre un pot ? » Elle l’a regardé stupéfaite. Elle croyait qu’il voulait lui offrir des fleurs.

          Cependant peu à peu une idée a fait son chemin dans la tête. Au moment de la création du journal Libération celui-ci avait fait sensation en créant une rubrique intitulée « Sandwich » où l’on pouvait passer gratuitement une petite annonce afin de faire des rencontres (cette rubrique se voulait participer à l’évolution des mœurs engendrée par Mai 68). Depuis, ces annonces étaient devenues payantes mais la rubrique existait toujours et elle avait contribué à sortir cette démarche du discrédit dans laquelle elle était jusqu’alors, lorsqu’elle se limitait aux petites annonces du Chasseur Français. Elle avait même fait l’objet de nombreux articles dans la presse et était devenu un phénomène de société. Alors pourquoi ne pas l’utiliser ? En dépit de la réticence qu’il éprouve pour ce procédé, qui reste malgré tout à ses yeux l’aveu d’un échec, et bien que très peu confiant dans son efficacité, il décide donc un jour d’essayer, ne serait-ce que pour avoir ensuite des histoires à raconter à Florian. Et après avoir découpé le formulaire dans le journal, il entreprend de rédiger son annonce.