que ces deux ou trois lignes par lesquelles notre malheureux héros s’était donné pour tâche de transmettre un message qui aurait dû normalement lui demander des pages ? Il lui faut à la fois brosser son portrait et celui de la femme qu’il souhaite rencontrer, indiquer ce qu’il attend de cette rencontre, avec une touche d’humour si possible afin de ne pas paraître trop lourd, mais quelque chose de sérieux tout de même pour qu’on ne puisse pas se méprendre sur ses intentions et croire qu’il cherche simplement une aventure, quoique, tout de même, il faut bien reconnaître qu’il y a aussi quelque chose de cela, non pas pour satisfaire à un appétit irrépressible de sexe mais simplement parce que cet acte par lequel une femme se donne, est pour lui la seule preuve par laquelle elle peut le convaincre de sa sincérité, la seule grâce à laquelle il pourra être certain qu’elle ne lui « vend pas de salades » comme il a coutume de dire, sans doute parce que cet acte lui paraît si incongru et si obscène qu’il ne peut être à ses yeux de la part de celle qui y consent que la manifestation d’un amour proprement sacrificiel pour sa personne.

          Que de choses à dire, par conséquent ! et tout ceci en respectant les règles d’une prosodie plus contraignante que celle des Grands Rhétoriqueurs, car non seulement chaque mot compte mais chaque lettre, chaque signe, et il doit aussi prévoir le nombres d’espaces entre les mots et la ponctuation afin de coller exactement au calibrage de la ligne. Il lui faut donc abattre un travail digne de celui que durent accomplir en leur temps Marot ou Ronsard pour aboutir à un résultat qu’il confie enfin aux bons soins de la poste avec le même émoi qu’il ressentait d’ordinaire en envoyant ses romans à un éditeur. Mais la réponse de l’éditeur était prévisible, alors que là tout est possible !… Et à bien y réfléchir d’ailleurs la perspective de ces rencontres l’exalte davantage encore que celle du lecteur car il n’a jamais désiré l’une, au fond, que dans la perspective des autres, dans la perspective des succès amoureux que pourraient lui valoir ses succès littéraires comme ces écrivains que l’on voit signant leur livre entourés d’admiratrices énamourées. Cette fois au moins il irait droit au but !…

 

           Le samedi suivant (la rubrique Sandwich paraît le samedi) il peut constater que son annonce a paru. Là encore il en éprouve l’émotion d’un auteur qui voit pour la première fois son roman publié. Il a l’impression qu’on ne remarque qu’elle. Pas une lectrice ne pourra résister à l’envie d’y répondre. Il la lit, la relit, la dévore des yeux. Oui vraiment, il n’y a rien à y ajouter, elle scintille comme un diamant, en elle se résume son être… Mais quinze jours plus tard, curieusement, elle lui est totalement sortie de l’esprit. Peut-être, là encore, est-il semblable à ces auteurs qui ne pensent plus à leur œuvre quand elle est parue. Elle ne leur appartient plus, ils ont tout donné et pour eux l’aventure est terminée… C’est pourquoi il éprouve un choc quand il trouve un matin dans sa boite aux lettres une enveloppe de papier kraft et qu’il comprend qu’il s’agit des réponses qui lui ont été transmises par le journal. Ainsi son œuvre poursuivait son chemin en secret et voici qu’elle le rattrape ! À son épaisseur on sent que les réponses doivent être nombreuses. Tout en remontant précipitamment chez lui il la soupèse, la caresse comme si elle contenait une liasse de billets de banque qu’il viendrait de gagner à la loterie. Il n’ose encore l’ouvrir pour prolonger ce délicieux moment d’incertitude et s’assoit devant son bureau en la tournant et en la retournant entre ses doigts et puis enfin s’arme d’un coupe papier pour éventrer son rêve… L’enveloppe contient une cinquantaine d’autres enveloppes plus petites à l’adresse du journal. Certaines ne portent que le numéro de son annonce ce qui veut dire qu’elles émanent de lectrices qui ont répondu à plusieurs annonces à la fois. Ce sont celles qui veulent ratisser large, ou les plus désespérées peut-être. Les enveloppes diffèrent aussi par leur aspect. Il y a celles qui sont standard, banales, anonymes, et celles qui ont voulu se distinguer par leur couleur ou leur format. Certaines étaient trop larges ou trop longues pour entrer dans la liasse et on a dû les plier, les rogner pour qu’elles ne dépassent pas. Tant pis pour elles, ça leur apprendra ! Le sentiment qu’il ressent à cet instant pour toutes ces femmes est un sentiment de puissance et de haine. Il peut en faire ce qu’il veut selon son bon caprice, et même les jeter sans les ouvrir si l’écriture ou la couleur de l’encre ne lui plaît pas. Elles sont là qui l’attendent… Par laquelle va-t-il commencer ?… Il en prend une au hasard comme on se tire les cartes, l’ouvre avec précaution, en extrait une feuille de papier pliée en quatre et soudain recule avec horreur. Il y a une photo !… C’est comme un coup de poignard, une injure qu’on viendrait de lui cracher à la gueule. C’est donc ça ! c’est donc ça qui l’attend ! Est-il tombé si bas ? Et sa haine se transforme aussitôt en pitié. Mais je ne peux rien pour vous ma pauvre madame et vous non plus vous ne pouvez rien pour moi ! vous avez dû vous tromper d’adresse… Et il la jette aussitôt sans la lire. Certainement c’était une erreur… Hélas une deuxième, une troisième, une quatrième lettre, chacune également accompagnée d’une photo, le confirment dans l’idée qu’il ne s’agissait pas d’une erreur. Les photos sont pour la plupart des instantanés tirés de l’album de famille : on les voit chez elles, entourées de leurs objets familiers, avec leur chien ou leur chat, d’autres au milieu d’une soirée ou sur la plage, allongées au soleil. Peut-être ont-elles cru que leur corps… Les malheureuses ! Ainsi sont-elles prêtes à tout déballer du premier coup pour décrocher le pompon ! Le destin lui a tendu un piège, il est à la tête d’une galerie de monstres qui lui sourient de leur regard aveugle. Voilà ce que tu vaux, lui disent-elles, voilà ce que tu mérites. Tu voulais le savoir ? eh bien maintenant tu sais !… Des boniches, des naines, des binoclardes, des niaises, des tristes, des satisfaites, des résignées, des pathétiques… La laideur a mille aspects mais c’est toujours la même… Cependant il y a par bonheur toutes celles qui n’ont pas joint de photo. Ce sont sûrement les plus jolies : elles n’ont pas eu besoin de faire de la retape (il parvient à s’en persuader tant est fort son désir d’y croire). Il les ouvre une par une… Il y a des lettres écrites maladroitement sur des feuilles de papier quadrillé avec des fautes d’orthographe grosses comme des aveux, d’autres, interminables, d’où se dégage un fumet de folie et de souffrance, d’autres dont les lignes s’en vont dans tous les sens avec des pâtés et des taches de graisse. Il y a la lettre d’une femme abandonnée qui clame sa haine des hommes d’une écriture froide et dédaigneuse. Elle doit élever toute seule une progéniture difficile qui lui réclame un père et c’est la seule raison, dit-elle, pour laquelle elle écrit. Il y a la lettre humble et appliquée d’une femme qui végète solitaire au fond d’un village où l’ont jetée les hasards de l’Éducation Nationale… Mais les plus attirantes ce sont celles qui ne disent rien. Une ligne seulement – « Appelez-moi au… » (suit un numéro de téléphone). Avec celles-là tout est possible ! Alors il les place en haut de la pile. Ce soir il les appellera.

 

            Il ne veut pas se laisser prendre au charme fallacieux d’une voix, il sait très bien ce que ça veut dire. Juste se contenter de l’essentiel, une simple prise de contact pour convenir d’un rendez-vous et puis on verra plus tard. C’est ce qu’il leur dit au téléphone dès qu’il s’est présenté… Seulement il y a une étrange magie à parler ainsi dans le noir à une inconnue qui, dès qu’elle a compris qui vous étiez, s’ouvre à vous comme aucune femme ne s’est jamais ouverte à lui. Parce qu’il sait qu’il a une belle voix – on le lui a assez dit ! – et en plus il parle bien, il connaît l’art de manier les mots. Alors là, il joue sur du velours ! Et pour la première fois de sa vie il découvre le plaisir de plaire – c’est-à-dire de plaire immédiatement, d’un seul coup, sans réserve – et il se rend compte – mais il le savait bien ! - que ça ne lui était jamais arrivé ! Il existe donc deux mondes totalement différents et qui ne se rencontreront jamais : celui des hommes qui plaisent aux femmes et celui de ceux qui comme lui ont besoin de faire un effort pour se faire remarquer et de sauter sur l’occasion quand elle se présente. Alors là, pour une fois il peut se donner l’illusion d’appartenir au premier et il peut voir l’effet que ça fait. C’est délicieux ! il s’en doutait. Il entre dans la peau de son rôle comme s’il avait toujours été fait pour lui. Peu importe le contenu des phrases, ce qu’il dit n’a aucune importance. Il parle, il ne cherche même pas à imaginer le visage de celle qui est au bout du fil. Il parle pour parler, il se raconte, il se moque de lui-même et il sent que de l’autre côté on se pâme. Il s’amuse même à lui dire la vérité – « - Vous savez !… Je ne suis pas beau, je ne suis pas jeune… » Et bien sûr elle n’en croit rien. Et puis c’est elle à son tour qui se met à parler. Il l’écoute pour lui faire plaisir. Elle a une voix grave ou rauque, ou sourde ou claironnante, peu importe, tout ceci n’est que du théâtre. Il s’amuse des arabesques par lesquelles elle tente de le séduire, jusqu’à ce qu’il mette fin à l’entretien en lui fixant rendez-vous pour le lendemain.

À la fin de la soirée son agenda est plein. Il les a réparties durant toute la semaine à raison de deux ou trois par jour, dans des cafés différents afin qu’elles ne risquent pas de se rencontrer. Il s’est donné pour enjeu d’aboutir à une conclusion rapide. Cinq ou dix minutes pour prendre sa décision. En cas de réponse positive on se reverra plus tard. Sinon… De toutes façons il s’attend au pire.

 

             Il y en a eu tellement, cette fois-là et les fois suivantes (car les annonces, c’est comme une drogue, quand on a commencé…), il y en a eu tellement de ces rencontres d’un jour, d’une heure, d’une minute, qu’aujourd’hui il ne se souvient certainement plus de toutes. Mais la situation était toujours la même. En général il arrivait le premier parce qu’il préférait être un peu en avance pour avoir le temps de choisir sa table, une table d’où il pourrait observer la salle. Il commandait un café, sortait une cigarette et commençait à guetter l’instant où sa proie allait apparaître. C’était le moment le plus grisant. Il savait que bientôt elle serait à sa merci. Lui qui a si peu d’assurance auprès des femmes, ici curieusement il a la certitude qu’il pourra en faire ce qu’il veut… Il regarde à travers la verrière les filles qui passent sur le trottoir. Ah ! si ça pouvait être celle-ci ou celle-là… Mais ça n’est jamais celle-ci ou celle-là… L’une d’elles pourtant ralentit, pousse la porte, entre dans le café… Mais il sait déjà que ce n’est pas elle. Trop d’assurance, trop jolie. Elle se dirige vers une autre table ou l’attend un autre homme et s’assoit en face de lui. Il donnerait tout pour être cet autre homme.

            Et puis à l’heure exacte du rendez-vous elle apparaît. Cette fois-ci c’est la bonne, il n’y a pas de doute. À la seconde même il a su que c’était elle. À la façon dont elle parcourt la salle du regard, à la façon dont elle a l’air effrayé et puis surtout parce qu’il a immédiatement repéré la raison pour laquelle elle était là, pour laquelle elle a besoin de recourir à cette méthode pour se trouver un homme. Il la regarde s’avancer comme un bateau privé de boussole et il attend de croiser son regard… quand elle l’a vu elle a aussitôt compris, elle aussi, que c’était lui. Elle se dirige vers sa table, lui pose la question pour la forme. Il lui répond en l’invitant à s’asseoir. Le temps de se débarrasser de ses affaires, de se mettre en quête du garçon pour commander une consommation et puis enfin le dialogue se noue - « - Alors ? – Alors… » - et l’aventure commence.