-La première chose qui leur vient à l’esprit quand ils se retrouvent l’un en face de l’autre dans une salle de café c’est de reparler de ce qu’ils se sont dit au téléphone. Seulement lui, il ne s’en souvient plus, mais alors là, plus du tout. Toutes ces conversations se mélangent dans sa tête tandis que pour elle évidemment l’instant était unique, inoubliable, ce qui crée entre eux, d’entrée, une disparité insupportable. Et invariablement elle finit par lui dire : « - Mais vous avez dû en contacter beaucoup d’autres, n’est-ce-pas ?… » À quoi il répond, non moins invariablement : « - Peu importe. » Et pendant qu’elle parle il la regarde. La plupart du temps il sait déjà qu’il ne la reverra jamais car il a compris à la seconde même où il l’a vue entrer pourquoi elle était là, c’est-à-dire pour quelle raison précise elle avait eu besoin de recourir à cette méthode pour rencontrer un homme (un nez de travers, des dents gâtées, un œil qui louche enfin quelque chose qui la met hors circuit) et il se demande comment faire pour écourter le plus possible ce moment pénible. Et quand il n’a pas trouvé c’est encore pire : il cherche. Puisqu’il y a forcément une raison cachée quelque part, son seul objectif est de la trouver. Ça peut aller jusqu’à l’hallucination. Par exemple celle-ci, il a fini par se convaincre qu’elle avait une tête disproportionnée par rapport au reste de son corps, une tête trop grosse sur des épaules trop étroites, et pendant qu’elle parle il se dit qu’il est assis en face d’un monstre. Elle fait des gestes, elle se penche en avant et il mesure mentalement la circonférence de son crâne, il tâche de prendre des repaires, guette le regard des autres consommateurs autour de lui. Ont-ils remarqué eux aussi ?… Mais personne ne s’occupe d’eux, personne ne fait attention à elle. C’est donc qu’il doit se faire des idées… Pourtant, pourtant… Dans le doute il préfère s’abstenir. Il ne lui répond plus que par monosyllabes. Surtout ne pas relancer la conversation… même s’il doit passer pour un parfait imbécile. Lui qui était si brillant au téléphone ! Qu’est-ce qui lui arrive ? doit-elle se dire. La timidité peut-être !… Au bout du temps minimum qu’il a décidé de lui accorder il débite l’argumentaire habituel en pareille circonstance pour prendre congé : Ce premier rendez-vous n’était qu’une prise de contact, il veut d’abord faire le tour de toutes les réponses qu’il a reçues. Ensuite seulement il fera son choix… et il se lève pour partir (il avait pris soin de payer son café avant qu’elle n’arrive). Ce n’est pas un départ, c’est une fuite. Elle s’est levée elle aussi, ils sortent ensemble du café et maintenant sur le trottoir ils se serrent la main maladroitement : « - Alors à bientôt peut-être. – C’est cela, à bientôt. » Comme il est lâche ! il a peur de lui faire de la peine. La pitié qu’il éprouve pour elle n’est que le reflet de la pitié qu’il éprouve pour lui-même.                

             Quelquefois il trouve le courage de lui dire : « - Je ne crois pas que je donnerai suite, pardonnez-moi… » Et elle, elle a presque l’air de s’excuser : "- Je suis désolée, j'espère que vous ne m'en voulez pas de vous avoir dérangé pour rien… » Elles ont tellement l’habitude de se faire rembarrer !… Dès qu’il a tourné l’angle de la rue il se débarrasse de la lettre, ou plutôt il s’en délivre. Une de moins ! Dans une heure il a rendez-vous avec une autre. Comme la vie est lente et l’espérance violente… Quelquefois malgré tout il s’est laissé prendre, il a cru pendant un moment… comme cette petite blonde qui parlait avec un accent danois. Elle était charmante, souriante. Elle tenait des propos insignifiants et tout en l’écoutant il se disait qu’avec elle peut-être… Et puis au bout d’un certain temps, comme la conversation commençait à s’enliser ils se sont levés pour partir et il a voulu lui serrer la main. C’est à ce moment-là qu’il a senti qu’elle se troublait. Ça n’a duré qu’une fraction de seconde, son regard s’était mis à flotter, elle semblait prise de panique et puis elle s’est résolu à lui tendre le bras et alors il a vu… au bout de ce bras… il n’y avait rien ! Il a serré le moignon tant bien que mal en faisant comme si de rien n’était et puis il lui a dit comme aux autres : « - Alors à bientôt peut-être… » et il s’est éloigné sans se retourner.

            Et puis il y a eu aussi celle qu’il avait rencontrée dans un café de Montparnasse. Elle était déjà là quand il est arrivé, assise au fond de la salle sur la banquette de moleskine. Ni belle ni laide, une fille ordinaire. Ils ont parlé un moment avant qu’elle ne lui propose, comme elle habitait le quartier, de monter chez elle. Alors il s’est dit que pour une fois… C’est en marchant à ses côtés sur le trottoir du boulevard Raspail qu’il s’est rendu compte qu’elle boitait ! Oh, c’était imperceptible ! À un moment il a même cru qu’une fois de plus il se faisait des idées et il s’est arrangé pour lui laisser prendre du champ afin de l’observer. Mais non, incontestablement elle boitait. En elle-même cette infirmité n’était pas bien grave et en d’autres circonstances il aurait très bien pu ne pas en tenir compte mais ce qu’elle signifiait pour lui à cet instant était terrible : il n’avait donc droit qu’aux tarées, à celles dont, pour une raison ou une autre, les autres n’avaient pas voulu. Elle devenait la vivante proclamation de l’exclusion dont il était victime. Et aussitôt il a senti son sang se glacer dans ses veines. Jamais, jamais la moindre relation avec une telle fille ne serait possible. Il comprenait maintenant la raison pour laquelle elle lui avait proposé de monter chez elle. Pardi ! Elle profitait de l’occasion !… Ils sont montés, et sans autres préliminaires ils ont déclenché les opérations sur le canapé de la demoiselle. En quelques secondes et avant même qu’elle ne se soit déshabillée il lui avait déchargé son plaisir en pleine figure… Alors elle lui a lancé ironiquement : « - J’espère au moins que ça t’a soulagé ! » Et il a bredouillé quelque chose du genre : « - Oui, oui… C’était très bien, merci… » Il est parti en refermant la porte.

 

              À la fin il n’en pouvait plus de tous ces rendez-vous, il en avait assez de courir de café en café. Il faisait tout à pieds, il était éreinté. Une seconde enveloppe était arrivée entre temps qui contenait d’autres réponses et l’espoir lui était tombé dessus à nouveau comme une mauvaise fièvre. Quelquefois il ne prenait même plus la peine de se faire reconnaître. Il s’arrangeait pour arriver en retard, passait devant le café et quand il apercevait celle qui l’attendait, il poursuivait son chemin sans s’arrêter. Quand il était là avant elle, il la voyait entrer, elle parcourait la salle des yeux et à un moment son regard s’arrêtait sur lui alors il faisait semblant de penser à autre chose et la regardait lui aussi comme machinalement puis au bout de quelques secondes replongeait dans son journal et elle se disait que ça ne devait pas être lui. Il la voyait qui allait s’asseoir dans un coin. Elle dévisageait chaque homme qui entrait et de temps en temps son regard revenait sur lui… De nouveau il le soutenait en ayant l’air de penser à autre chose et elle n’osait pas insister de peur qu’il croie qu’elle était en train de lui faire des avances. Et au bout d’un moment elle repartait, furieuse sans doute du lapin qu’on lui avait posé, et il ressentait un immense soulagement. Enfin seul ! Une fois de plus il l’avait échappé belle.

 

              Il erre à travers son beau Paris sans avoir le cœur d’y mourir, les dimanches s’y éternisent… Il marche inlassablement le long des grandes avenues. Les jours où il n’a pas de rendez-vous il marche jusqu’à l’épuisement… Boulevard Saint-Germain, rue Saint-Antoine, boulevard Richard-Lenoir… C’est sous les arcades de la place des Vosges qu’il l’a aperçue un jour qu’il faisait beau… une petite jeune fille blonde qui regardait une vitrine d’antiquaire et pour une fois il a osé l’aborder. Elle lui a répondu tout simplement comme si elle s’y attendait. On était en Avril et elle était déjà toute bronzée. Sa peau était couleur d’abricot et la blondeur de ses cheveux se confondait avec l’ambre de ses épaules. Elle n’était pas très grande et avait les yeux bleus… Comme les choses peuvent être simples parfois ! Ils redescendent ensemble vers la Seine et elle n’oppose aucune résistance quand il la prend par la taille… Il l’invite ensuite à dîner dans un restaurant de l’Île Saint-Louis où il allait souvent quand il était étudiant. Mais pendant le repas elle lui annonce qu’elle doit partir dans deux jours (c’est bientôt les vacances de Pâques) et comme il doit aller faire ses cours à Verriers le lendemain, quand il reviendra elle ne sera plus là. Il ne leur reste donc que cette soirée à passer ensemble avant de pouvoir se revoir éventuellement dans deux semaines. Alors il lui propose de venir chez lui mais elle le prévient que pour certaines raisons (« - des raisons de femmes, n’est-ce pas, j’espère que tu me comprends … ») rien ne sera possible cette fois-ci. Mais dans quinze jours c’est promis. « - Surtout ne me prends pas pour ce que je ne suis pas. Je n’ai rien d’une sainte-n’y-touche et je sais ce que tu attends ! » Elle en parle avec une sorte de détachement surprenant, comme s’il s’agissait d’une chose anodine et il lui est reconnaissant de cette franchise. Alors naturellement il lui dit qu’il comprend très bien et que ça n’a aucune importance, que ça n’en sera que mieux dans quinze jours. Ils se quittent après un long baiser en se promettant de se revoir… Deux jours plus tard, revenant de Verriers il trouve une longue lettre dans sa boite qu’elle est venu y déposer elle-même avant de partir. Elle lui a écrit d’un ton exalté qu’elle est follement heureuse de l’avoir rencontré, qu’elle est amoureuse de lui et que leur séparation lui sera infiniment douloureuse. Elle ne vivra pendant ces quinze jours que dans l’attente de le revoir… Et en effet les jours suivants, il reçoit chaque matin des lettres passionnées postées de Rome ou de Naples… Puis les lettres deviennent plus rares. Cependant il attend toujours son retour. Au bout de deux semaines ils se sont donné rendez-vous dans un café. Elle arrive plus bronzée que jamais et il se dit qu’il va enfin pouvoir cueillir le fruit… Seulement là, changement de paysage. D’entrée elle lui annonce la couleur : pendant ces vacances elle a rencontré un autre homme, un commissaire de police. « - Un commissaire de police ! Mais enfin tu te rends compte ? Tu vois le genre de type que ça doit être ! D’ailleurs je suis sûr qu’il est de droite, peut-être même d’extrême droite ! Avec ce genre de types, tu sais, on peut s’attendre à tout. - Justement, répond-elle, je ne voulais pas te le dire, mais ce qui m’a gêné la première fois que je t’ai vu, c’est quand j’ai compris que tu étais certainement de gauche. »

 

             Il n’a rien regretté. Elle devait être folle. Oui, c’est sûrement ça, elle était folle et il ne s’en était pas aperçu. Elle aussi elle avait donc aussi sa tare ! elle ne faisait pas exception à la règle. De moins en moins il ne parvient à comprendre cette espèce de malédiction dont il est victime. Pourtant ce qu’il cherche n’est pas bien compliqué : une femme un peu séduisante, pas trop moche, ordinaire quoi, banale ! une femme enfin comme les autres hommes en rencontrent tous les jours, et puis lui plaire, spontanément, facilement, non pas pour des raisons compliquées mais par le simple jeu de l’attirance physique, lui plaire sans avoir d’effort à faire. Alors il pourrait savoir si c’était vraiment Marie qu’il préférait ou s’il ne l’avait pas choisie simplement par défaut, parce qu’elle était la seule qui avait bien voulu de lui. Et voilà qu’elle allait revenir, que la date approchait, et qu’il n’aurait toujours pas la réponse qu’il cherchait ou alors une réponse qui ne serait que trop claire et qu’il ne pourrait plus faire semblant d’ignorer : oui, Marie n’était pour lui qu’un cache-misère dont il se servait pour dissimuler aux yeux des autres la malédiction dont il était victime. Et pourtant il l’aimait, sincèrement, profondément, il y avait entre eux une communion d’âme qui était la seule certitude sur laquelle reposait toute son existence !… Ainsi pouvait-il dire à la fois que ses sentiments étaient ce qu’il y avait de plus authentique en lui et de plus inauthentique.