Profitant de ce qu’Alain ne rentre pas à midi, ils déjeunent ensemble presque tous les jours comme s’ils voulaient peu à peu se réhabituer l’un à l’autre. Mais par une sorte de pudeur ils ne parlent jamais de ce retour bien qu’il soit désormais imminent ou bien ils restent dans le vague. Pourtant il y a des dispositions à prendre, comme par exemple de s’enquérir pour leur fille d’une nouvelle école ou de lui prévoir des activités dans ce qui sera bientôt son nouveau quartier. Notre héros s’occupe de tout. Il court les établissements scolaires, les gymnases, les cours de musique.

Or il va se passer à cette occasion une chose bien étrange. Un jour qu’il était allé inscrire sa fille au conservatoire de son arrondissement et qu’il avait dû pour cela faire la queue sur le trottoir pendant un moment, Marie lui raconte le lendemain qu’Alain en rentrant le soir à la maison lui a dit qu’il l’avait aperçu et lui a demandé ce qu’il faisait là. En effet, il avait dû aller à Paris pour son travail, disait-il, et il était passé dans le quartier tout à fait par hasard… hasard difficile à croire ! D’autant que quelques jours plus tard, alors qu’ils étaient en train de déjeuner dans le restaurant où ils avaient pris leurs habitudes au bord de la nationale, ils l’avaient vu soudain surgir dans la salle. Il passait par là, encore une fois par hasard, et il avait vu leur voiture… Après avoir pris un café ils étaient repartis.

« - Je te dis qu’il sait ! répète notre héros. Je ne crois pas au hasard. Il est au courant de tout. – Mais comment veux-tu qu’il soit au courant ? Je ne lui ai rien dit - Alors c’est qu’il nous suit !… » Tout cela était très mystérieux en effet et très excitant. Il est évident qu’il savait tout et qu’il faisait semblant. Marie aurait bien voulu cependant lui cacher son départ jusqu’à la dernière minute. Un soir en rentrant il aurait trouvé un mot sur la table : « Mon chéri, ne m’en veux pas, etc. » et l’affaire aurait été faite… Quelques jours plus tard notre héros reçoit un coup de téléphone. Marie a l’air toute bouleversée. Elle vient de découvrir le pot aux roses, dit-elle. Un fil qui partait de son téléphone et qu’elle a suivi à travers des méandres de la maison ! Et là, dans le grenier, elle est tombé sur un système ingénieux permettant à un magnétophone de se déclencher automatiquement lorsqu’on se sert de l’appareil. Voilà donc quelle était l’explication ! Il écoutait leurs conversations. Il est au courant de tout… Elle en a des frissons. Eux qui ne se privent jamais de parler longuement de lui quand ils s’appellent et de dire tout le mal qu’ils en pensent ! Pris la main dans le sac ! Comment va-t-elle oser paraître devant lui maintenant ? « - Mais puisque je te dis qu’il est fou ! plaide notre héros. En tous cas il n’y a plus à avoir de scrupules envers lui. Ce qu’il a fait est un viol, exactement l’équivalent d’un viol, et il n’y a pas à ménager un homme capable de ça ! D’ailleurs quand il aura vu que tu as découvert son stratagème il comprendra que tout est fini entre vous. » Il se sent soulagé en effet. Au moins maintenant les choses seront claires, le dénouement est proche… Seulement le lendemain, quand il voit Marie et qu’il lui demande : « - Alors ? Comment ça s’est passé ? » elle lui répond qu’il ne s’est rien passé du tout. « - Comment ça ? – Eh bien, nous n’avons parlé de rien. – Mais enfin, il a bien dû voir que tu avais découvert son stratagème. – Oui, je suppose, mais il ne m’en a pas parlé. Il fait comme si de rien n’était. »

 

« - Énorme ! s’esclaffe Florian quand notre héros lui rapporte l’anecdote, c’est énorme ! » Il n’en peut plus Florian, il exulte. Décidément cette histoire le passionne. C’est un feuilleton dont il ne se lasse pas et notre héros lui en distille chaque nouvel épisode avec jubilation. Hélas, les repas du samedi sont devenus de plus en plus rares. Michèle vient d’accoucher et naturellement il est plus que jamais accablé de tâches ménagères, et le lundi, quand c’est lui qui vient le voir, ce n’est pas la même chose. Il continue à être enthousiasmé par ce projet de roman qu’ils veulent écrire ensemble sans s’apercevoir de la consternante nullité du résultat. Car les choses ne se sont pas améliorées depuis le début et les « larmes amères » de Georgina Pouplowski continuent de couler à flots. Dès qu’il arrive, après un court moment sacrifié à ce qu’il a appris être les règles de la politesse française, il veut tout de suite s’y mettre. « - Mais j’en ai assez à la fin ! proteste notre héros. Tu me traite comme une pute ! Aucune femme ne supporterait que tu viennes ainsi la voir uniquement pour la sauter ! Un peu de savoir-vivre que diable ! » Florian a l’air désolé. Pourtant il a fait tous ses efforts pour ne pas avoir l’air de se précipiter mais il n’y parvient pas. Tant qu’ils n’ont pas commencé il se tord sur son siège, jette des coups d’œil désespérés à sa montre et il faut toujours finir par lui céder. Peut-être croit-il vraiment qu’un authentique écrivain est en train de naître en lui et est-il pressé de le voir apparaître, peut-être a-t-il tout simplement besoin de se justifier envers lui-même de sacrifier ainsi son temps en venant ici, car il a avec le temps le rapport d’Harpagon avec sa cassette. Mon argent ! mon argent ! semble-t-il crier quand on veut lui arracher une seconde de plus.

En un mot, que ce soit en face de Florian ou en face de Marie, notre héros se sent seul. Il ne doute pas de la sincérité de leurs sentiments pour lui mais quelle place tient-il exactement dans leur vie ? que représente-t-il pour eux ? Pour Florian la réponse ne paraît que trop évidente : il a sa famille, un bébé à élever maintenant, et il serait déraisonnable de prétendre occuper une plus grande place que celle, déjà considérable, qu’il occupe. Mais Marie ? Elle aussi s’est construit une existence en dehors de lui, avec cet art extraordinaire de s’approprier un territoire qui est le sien, de prendre en charge les problèmes matériels et d’assurer le quotidien. Sans doute est-elle sincèrement décidée à revenir, seulement cet appartement dans lequel il l’attend n’est qu’une maladroite contrefaçon de celui qu’elle a quitté à Verriers, il est situé dans un quartier qu’elle ne connaît pas, alors que cette grande maison dans laquelle elle vit maintenant, avec toutes ses commodités, sa cuisine ultramoderne, son jardin descendant vers la Seine, est devenu la sienne peu ou prou. Un piège est en train de se refermer sur eux qui risque de les séparer définitivement. Et notre héros lutte de toutes ses forces contre cette évidence. Non ! le temps et les circonstances ne peuvent rien contre leur amour. Au contraire, les obstacles vaincus ne seront qu’une preuve de plus de sa réalité. Et il la met sans cesse en face de sa faute. « - Tu te rends compte, lui dit-il, de ce que tu as fait ? C’était la plus grosse bêtise de ta vie. Et maintenant tu ne sais plus comment la réparer, n’est-ce-pas ? Il faut tout recommencer, repartir à zéro comme si rien ne s’était passé. » Elle approuve sans rien dire, elle baisse la tête. Elle l’aime sans doute, ou plutôt elle a la nostalgie du temps où elle l’aimait. Comme tout était simple alors ! Elle voudrait, elle aussi, de toutes ses forces que rien ne se soit passé, mais comment faire ? elle est confrontée à son impuissance devant une réalité qui s’impose à elle.

Un matin de bonne heure, elle lui téléphone. Sa voix est totalement décomposée « - C’est affreux ! répète-t-elle, c’est affreux ! – Que se passe-t-il ? » Tout à l’heure en se levant elle a entendu des gémissements dans la salle de bain et elle est allé voir ce qui se passait. Elle l’a trouvé pendu à la potence de la douche. « - Qui ? – Alain. Il râlait, il était tout rouge. J’ai réussi à le décrocher mais il continue à gémir et à prononcer des paroles incompréhensibles. » Elle a jugé cependant que ce n’était pas la peine d’appeler un médecin et elle a réussi à le traîner jusqu’à son lit. « - Et maintenant qu’est-ce qu’il fait ? – Rien, il dort. » Alors notre héros lui affirme qu’il ne s’agissait bien évidemment que de simagrées et qu’elle a eu tort de s’en faire : « - Il a pris soin de choisir le moment où il savait que tu irais dans la salle de bain. Je suis certain que ses pieds touchaient le sol. Tu aurais dû ouvrir l’eau froide, ça l’aurait réveillé. » Cet épisode en effet n’a pas eu plus de conséquences que les autres. Quelques heures plus tard il s’est réveillé et ils ont fait l’un et l’autre comme si rien ne s’était passé. C’est toujours comme ça avec eux. On dirait qu’ils s’agitent dans un théâtre d’ombres où même si leur souffrance est réelle tout se transforme en farce. Ils ne parviennent pas à être à la hauteur de leurs sentiments. La vérité c’est qu’ils sont fatigués tous les trois. Alain doit être fatigué de lutter pour conserver cette femme qu’il ne parvient pas à comprendre. Il a un esprit simple et il voyait les choses simplement. Quand elle est venu s’installer chez lui il ne s’attendait pas à tous ces problèmes. Au fond c’est notre héros qui est parvenu à leur communiquer sa folie. Pour se venger d’eux il s’était fait le serment de leur pourrir la vie. Eh bien, c’est réussi ! Et le pire c’est que maintenant il n’est même plus tout à fait sûr de désirer vraiment qu’elle revienne. Un petit sursis supplémentaire l’arrangerait bien parce qu’il a un projet de vacances qui lui permettrait peut-être de répondre enfin à la question qui l’obsède : Est-il capable de profiter de la liberté que le destin lui a octroyé ou bien ne désire-t-il son retour que par défaut et parce qu’il n’a rien d’autre ?

Or Florian vient de tomber sur un article du Monde qui parle d’un lieu alternatif, une sorte de camping « new-age » situé en Gironde entièrement consacré à ce qu’on appelle le « développement personnel ». Des jeunes gens s’y rassemblent durant le temps des vacances en une sorte de communauté, un peu sur le modèle de ce qui se fait en Californie, pour réaliser l’utopie d’une société idéale fondée sur la tolérance, l’écoute mutuelle et le rejet de toutes les conventions de la société bourgeoise en particulier les tabous sexuels. C’est surtout ce dernier détail qui a intéressé Florian. Cet article l’a mis en transe et il ne rêve plus que d’en savoir davantage. Il compte sur notre héros pour y aller en éclaireur et lui raconter au retour ce qui s’y passe. En effet il a conclu avec Michèle un contrat selon lequel il disposerait dès l’année prochaine, pendant qu’elle ira voir sa sœur, de quinze jours de vacances dont il pourrait disposer comme il veut. Cet été ce n’est pas encore possible à cause du bébé mais l’année prochaine ils pourraient aller tous les deux là-bas. Inutile de dire que cette perspective enchante notre héros.

Par bonheur les choses vont s’arranger comme il le souhaitait : voilà justement que Marie lui annonce qu’elle est bien ennuyée parce qu’Alain lui a dit qu’une de ses clientes, qui travaille comme journaliste dans un canard local, va partir en congé de maternité et cherche une remplaçante pour quelques mois,. « - Journaliste ! tu te rends compte ? Ce serait une expérience passionnante ! » Notre héros en convient. Oui vraiment, ce serait dommage de ne pas en profiter. Il lui fait valoir alors qu'il ne peut y avoir d'inconvénient à ce qu'elle recule son retour jusqu’à la rentrée. Il serait stupide de passer à côté de cette chance et l’essentiel n’est-il pas de savoir que cela ne change rien à leurs projets ? Un peu plus tôt un peu plus tard quelle importance puisque de toutes façons rien n’est remis en question ?

À la suite de cela et comme l’article du Monde ne mentionnait pas l’adresse du lieu, il écrit à son auteur par l’intermédiaire du journal et en reçoit une réponse quelques jours plus tard qui lui donne toutes les précisions nécessaires. Il s’empresse alors de s’inscrire en se réjouissant à l’avance des récits qu’il pourra faire de son séjour au retour. L’idée de débarquer tout seul dans cet endroit qu’il ne connaît pas ne lui fait pas peur. Cela l’excite au contraire. Il sait le talent qu’il a pour trouver rapidement sa place dans un groupe, l’ayant maintes fois expérimenté durant ses nombreux voyages. Comme d’habitude il s’arrangera en quelques jours pour se retrouver en position de leader et il connaît bien ce sentiment de bonheur sans mélange qu’il éprouve alors. Il ne doute pas que cette fois encore les choses se passeront ainsi et c’est le cœur léger qu’au jour dit, tel un explorateur s’embarquant pour des courses lointaines, il part à la découverte de ce continent inconnu.