ne se signale sur la route qui longe la Gironde que par un portail assez modestement marqué d’une inscription peinte à la main sur une planche en bois. Derrière ce portail on pouvait apercevoir une table installée à côté d’une sorte de cahute autour de laquelle stationnait un petit groupe de gens dont certains visiblement se connaissaient déjà et bavardaient entre eux tandis que d’autres, qui venaient d’arriver, se débattaient avec leurs bagages.

Délaissant sa voiture il s’approche. On l’accueille avec une amabilité teintée d’indifférence en lui offrant un ersatz de jus d’orange dans un gobelet en plastique tandis qu’un garçon à l’allure juvénile lui propose de monter dans sa voiture pour lui faire visiter les lieux. Le temps de remplir les formalités nécessaires (lesquelles consistent essentiellement à retrouver son nom sur une liste où d’ailleurs il ne figure pas) le voici donc reparti en compagnie de son guide pour s’enfoncer à l’intérieur des terres… Entre temps il a pu remarquer que toutes les femmes présentes autour de la table étaient d’une remarquable laideur mais n’a pas voulu en tirer de conclusion définitive connaissant la susceptibilité qui est la sienne à cet égard…

Et c’est ainsi que tout a commencé par un jour ensoleillé de Juillet quand, après avoir acheté une tente et tout le matériel de camping nécessaire il a abordé, dûment mandaté par son ami Florian, aux rives incertaines de ce continent inconnu.

 

Le lieu était beaucoup plus grand que ne le laissait penser la modestie de l’entrée. Un chemin caillouteux s’enfonce au milieu d’une végétation luxuriante. À droite un étang, un petit pont de bois, une barque amarrée sous les bambous, des nénuphars, la surface miroitante de l’eau… Tout ceci est tout à fait charmant. Ensuite on débouche sur une vaste prairie dominée par des arbres centenaires au pied desquels gît une vieille caravane abandonnée puis le chemin remonte par une pente assez raide parmi les pins. Partout on aperçoit des autochtones qui circulent seuls, par deux ou par trois, l’air absorbés dans leurs pensées. Des tentes sont plantées ça et là au hasard.

Sur le bord du chemin un couple s’étreignait…

La voiture gravit péniblement la côte en tressautant sur les cailloux tandis que notre juvénile cornac ne cessait de vanter les lieux. « - Tu verras, ici c’est le paradis ! Tu peux t’installer où tu veux, sauf dans les endroits réservés bien entendu. Là c’est ce qu’on appelle le Miel, là-bas la Montagne, ici… Chaque endroit porte un nom. On s’installe selon ses préférences. Moi, par exemple, je vais toujours aux Bermudes, question d’ambiance… » Le chemin bifurque, monte, redescend, croise d’autres chemins. Et partout des spécimens de la population locale circulent sur les sentiers absorbés par leur activité, qui tenant un paquet de linge à la main, qui un seau ou une guitare. À la fin, alors qu’il se croit perdu, la voiture se retrouve comme par miracle sur la grande prairie. « - Et voilà ! maintenant que tu as fait le tour, tu vas pouvoir choisir ton emplacement. Il faut que je te laisse. Et surtout n’oublie pas l’assemblée générale. C’est là qu’on te donnera toutes les explications. – À quelle heure ? - 17 heures… » Et déjà le voilà reparti, hélant un camarade qu’il vient d’apercevoir sur un autre chemin.

Livré à lui-même notre héros est bien embarrassé. Deux heures à attendre avant cette fameuse assemblée générale ! Le temps de monter sa tente. Mais où ? Il n’a pas très bien compris ce que l’autre lui a expliqué. Alors il s’engage à pied au hasard d’un sentier et assez rapidement aboutit à un bâtiment circulaire qui ressemble à une boite de Vache qui rit, divisée en alvéoles triangulaires dont chacune est équipée d’une cuvette en émail qui ne peut laisser aucun doute sur sa destination. Cependant aucune de ces alvéoles ne semble pourvue d’une porte. Certaines sont même gratifiées de deux cuvettes jumelles disposées côte à côte, afin sans doute de favoriser la convivialité. D’ailleurs à cet instant une femme en paréo vient de pénétrer dans l’une d’elles et se retroussant jusqu’à la taille vaque tranquillement à son affaire sans se soucier qu’on puisse la voir. Juste à côté, un couple est en train de s’ébattre sous une douche installée en plein air. L’homme et la femme entièrement nus se frottent mutuellement le dos en poussant de petits cris. Arrive un troisième larron qui se déshabille à son tour et se mêle à leurs jeux. Il émane de ce trio un air d’innocence qui n’est pas sans angoisser notre héros dont les dispositions d’esprit à cet instant sont loin de s’accorder à ce bonheur tranquille. Bien sûr il sait que l’angoisse du premier jour est un phénomène classique et que les choses s’arrangeront plus tard mais il n’en demeure pas moins que pour l’instant il se demande sérieusement ce qu’il est venu faire ici.

 

Il se décide enfin à installer sa tente non loin des sanitaires afin de garder un repaire. Un peu plus loin il a remarqué aussi une grande bâche fixée tant bien que mal à l’aide de cordes sous laquelle sont disposées des tables. C’est sans doute là que l’on prend ses repas.

Tout en montant son campement il reste aux aguets, observant ce qui se passe autour de lui. Parviendra-t-il à s’adapter ? Que ce soit à l’armée, à Avignon, ou dans les randonnées pédestres et les nombreux voyages organisés qu’il a faits, il est toujours parvenu à se fondre dans le groupe mais cet endroit lui semble d’accès plus délicat. Il est à la fois peuplé et vide. Partout des gens se déplacent un peu comme dans un désert (il a remarqué qu’il y a toujours du monde dans les déserts) sans qu’on puisse savoir d’où ils viennent ni où ils vont. On ne décèle aucune précipitation, aucune impatience, comme si le temps n’existait pas. Quelquefois les trajectoires de deux de ces individus se croisent, alors ils s’arrêtent, se font face et se regardent profondément sans rien dire, puis l’un d’eux prend l’autre dans ses bras et ils s’étreignent longuement. Et il y a dans ces étreintes beaucoup de tendresse et de mélancolie, comme s’ils recherchaient l’apaisement de quelque souffrance cachée. Qu’ont-ils donc à réparer ? Les autres passent devant eux sans les voir et sans que jamais ces effusions ne donnent lieu à de grands débordements, l’intensité du geste, fait de lents déplacements des mains, remplaçant toute autre forme de démonstration intempestive. Puis chacun repart de son côté, quitte à s’arrêter un peu plus loin pour d’autres étreintes semblables.

La réserve qui semble présider ici aux rapports entre les individus s’accorde parfaitement à l’absence de pudeur dont ils font preuve par ailleurs car la nudité n’y est pas ostentatoire, elle paraît naturelle. Si certains se promènent nus, rien dans leur comportement ne les différencie des autres qui affectent de ne pas remarquer leur nudité. Non loin de lui par exemple, tandis qu’il plante ses piquets, une femme est en train d’étendre son linge, sa poitrine ballottant au dessus de sa bassine tandis qu’il la regarde sans qu’elle en paraisse aucunement gênée. Elle lui fait même un petit signe de la main auquel il répond aussitôt, avide de contact, mais le passage d’un homme assez corpulent qui ressemble à un professeur de langues anciennes, vêtu seulement d’un pagne, détourne son attention et elle entame avec lui une longue conversation qui se termine par la traditionnelle étreinte. Plus loin, au pied d’un arbre, un garçon aux cheveux bouclés joue de la flûte à bec en regardant le ciel…

Quand arrive cinq heures il n’a donc encore parlé à personne si ce n’est à son guide éphémère qui n’a pas reparu depuis et c’est avec une grande impatience qu’il se rend dans la prairie pour la fameuse assemblée générale. Mais quand il arrive il n’y a personne. Peut-être s’est-il trompé d’heure. Il va s’asseoir tout seul sous un arbre et attend… Longtemps après cependant commencent à apparaître les autochtones surgissant de toutes les directions à la fois et bientôt ils sont une bonne centaine à s’asseoir dans l’herbe en formant cercle. La population féminine semble prédominante mais dans l’ensemble peu pourvue d’attraits. Quelle étrange malédiction semble donc régner sur cette île ? La beauté y a-t-elle été bannie ? Serait-elle considérée comme un crime ? Quelques femmes pourtant font exception et attirent à elles toute l’attention, entourées de grappes d’hommes qui semblent vouloir se consacrer exclusivement à leur service. Notre héros se décide à rejoindre le groupe, cherchant toujours des yeux celui qui lui a servi de guide mais qui apparemment n’est toujours pas revenu, non plus que sa voisine de tente qui doit continuer à étendre son linge. Le joueur de flûte par contre est là, entouré de femmes qui le couvent du regard et le comblent de mille chatteries. Il ressemble à un pâtre grec. Notre malheureux héros, quant à lui, a curieusement l’impression d’être transparent. Personne ne fait attention à lui. D’ailleurs il apparaît de plus en plus évident qu’ici personne ne s’occupe de personne. Il y a ceux qui se connaissent et manifestent joyeusement leur plaisir d’être ensemble et puis ceux qui sont seuls et contemplent en silence le bonheur des autres en remâchant leur mélancolie.

Soudain un grand escogriffe surgit au milieu du cercle. Il s’empare d’un micro pour prendre la parole. Ce doit être le chef, se dit notre héros. Il ressemble à un major de l’armée des Indes avec son nez en bec d’aigle et son menton en galoche et se lance dans un grand discours avec un accent anglais poussé jusqu’à la caricature. On ne peut saisir un mot de ce qu’il dit mais cela ne semble pas être son but. À la fin il passe le micro à un autre garçon, trapu celui-là, nuque carré et style prolétarien, qui s’est levé à son tour. Non, c’est celui-là le vrai chef ! se dit notre héros. En effet il commence en rappelant chacun à ses responsabilités. Les parents, martèle-t-il furibond, doivent prendre en charge leurs enfants et il est inadmissible de les voir traîner en tous lieux à toute heure. Puis il évoque le problème des papiers que l’on jette dans l’herbe, et des bruits incongrus que certains couples trop démonstratifs (là fusent quelques rires égrillards) font subir à leur voisinage quand ils sont sous leur tente. Il y a donc ici des couples heureux, se dit notre héros rassuré, mais en même temps il n’a toujours aucun détail sur la façon dont va se passer son séjour. Heureusement une troisième intervention, émanant cette fois d’un jeune homme au physique de jeune hidalgo semble vouloir aborder des questions plus concrètes. Il s’agit de savoir comment se prémunir contre les feux de forêt. Il entre dans d’interminables détails sur l’emplacement des extincteurs, l’enroulement et le déroulement des tuyaux, fait la démonstration d’une sirène d’alerte qui provoque l’hilarité générale, tout le monde se fichant éperdument par ailleurs de ce qu’il dit. La parole en effet ne semble pas ici destinée à communiquer des informations ou à se traduire en action mais être utilisée seulement à des fins ludiques sans autre conséquences qu’un plaisir immédiat. Un nouvel intervenant (décidemment, se dit notre héros, il doit y avoir plusieurs chefs) aborde la question des « six heures », c’est-à-dire du temps que chacun doit consacrer au travail collectif. Pour cela il invite l’assemblée à se répartir en petits groupes selon ses préférences et des responsables désignés d’avance, s’emparent d’un certain nombre de panneaux qui traînaient dans l’herbe indiquant la catégorie des tâches concernées. Ils se répartissent dans la prairie afin que l’on vienne se joindre à eux suivant ses préférences. Chacun se précipite alors dans une joyeuse cohue. On s’appelle d’un groupe à l’autre, on tente de se joindre par affinité. Notre malheureux héros transpire d’angoisse. Comment savoir vers lequel se diriger ? Certains groupes semblent avoir plus de succès que d’autres, ce sont évidemment ceux qu’ont rejoints les quelques « exceptions » féminines auxquelles il était fait allusion plus haut, entourées de leurs soupirants. Le joueur de flûte à bec par exemple a saisi par l’épaule une jolie jeune fille blonde qui s’est blottie contre lui. Notre héros commence alors à comprendre qu’il existe ici une caste extraordinairement fermée qui échappe à la disgrâce frappant le reste de la population et qu’il se mène une guerre impitoyable entre ceux qui en font partie et ceux qui rêvent d’y pénétrer. La laideur pèse sur ce peuple comme une malédiction à laquelle chacun tente d’échapper avec l’énergie du désespoir.

Faute de mieux notre héros se dirige donc vers un groupe composé d’un tout petit nombre d’individus assis sans rien dire, le visage empreint d’une grande mélancolie, et qui visiblement n’ont pas encore été admis à faire partie de la caste supérieure. La pancarte que brandit l’animatrice, dans l’espoir de recruter encore quelques candidats, indique qu’il s’agit du groupe chargé de l’entretien des espaces verts. N’espérant plus attirer personne elle finit enfin par reposer sa pancarte et leur explique qu’avant d’aborder le sujet il convient que chacun se présente et formule un vœu sur ce qu’il souhaite trouver ici pendant son séjour. L’ensemble de ces vœux sera répercuté ensuite dans le grand groupe. Notre héros est bien en peine d’exprimer le moindre vœu mais les autres demandent des choses aussi saugrenues qu’un bain de boue ou un échange de massage !… Ils ont l’air de savoir de quoi ils parlent. S’en suivent de longues discussions qui font que lorsque le tour de table est terminé le problème de l'entretien des espaces verts n’a pas encore été abordé. Alors, sur sa demande, car il veut absolument être en règle, l’animatrice, après avoir longtemps réfléchi, lui confie la mission d’ôter le lierre qui envahit le tronc des arbres. En accord avec sa conscience il part alors rejoindre les autres.

Est-il utile de narrer les interminables palabres qui constituent les dernières heures de cette assemblée générale laquelle s’enlise ensuite dans d’absconses discussions sur les sujets les plus divers sans qu’il en ressorte jamais aucune information précise sur l’organisation du séjour ? Alors qu’il s’apprête à partir, un nouveau chef se lève alors pour prendre la parole. Celui-ci a un visage poupin et s’exprime d’une voix douce avec des gestes de prélat. « - Nous allons nous lever, explique-t-il, pour participer avant de nous quitter à un jeu qui consistera à parcourir lentement l’espace en croisant le regard des autres jusqu’à ce qu’on trouve son partenaire. Alors il s’agira d’entrer en contact avec lui par toutes les parties de son corps à l’exception des mains. » Et joignant le geste à la parole il s’avance bras écartés. Aussitôt tout le monde se précipite pour en faire autant et notre héros a l’occasion d’observer à cette occasion la subtile stratégie qui consiste à se diriger sans en avoir l’air mais avec détermination vers un but fixé à l’avance, ce dont il s’ensuit des télescopages dont la douceur affectée ne parvient pas à masquer la rudesse. Chacun se hâte lentement. On se cherche, on s’évite. Il n’y a rien de plus cruel que ce ballet où s’entrecroisent des désirs qui peinent à se rejoindre. Et pourtant il faut bien jouer le jeu car le comble de l’horreur serait de se retrouver seul. Alors faute de mieux, on finit par se contenter de ce qu’on a trouvé et l’on mime l’extase afin de masquer son dépit et l’on se frotte dos contre dos ou cuisse contre cuisse, le visage éclairé d’un sourire qu’on s’efforce de rendre suave. Notre héros, après avoir échappé à deux ou trois vieilles dont le regard lubrique le poursuivait dans tous les détours qu’il faisait pour leur échapper, a fini par se rabattre sur une pauvre fille un peu replète mais au bon regard canin qui a fondu d’émotion quand il s’est dirigé vers elle. Au moins aurai-je fait une heureuse, se dit-il. Et il y va bravement, fourrant son nez dans ses cheveux et respirant son odeur tout en se disant en lui-même, tandis qu’il sent ses gros seins s’écraser sur son torse, que lui aussi doit avoir quelque chose à expier pour en être arrivé là.