C’est la première fois qu’il va vivre seul - l’année dernière il habitait encore chez ses parents – et il a beau savoir que Marie sera là au printemps prochain (cette fois c’est décidé, elle reviendra, son engagement est ferme et définitif), en attendant il lui faut subsister.

Alors il subsiste… Le samedi Florian continue à l’inviter. Mais - est-ce un signe ? - certaines semaines il vient à y manquer pour une raison ou pour une autre et du coup voici que l’attente du mercredi, où normalement il lui téléphone, devient plus angoissante. Et puis, de toutes façons, il reste tous les autres jours et chacun pèse son poids d’heures et de minutes. Son vieil ennemi l’ennui est revenu s’installer chez lui. Il la connaît bien cette bête immonde, rampante, insidieuse et sourde qui ne se fait pas remarquer mais s’insinue sans bruit, il sait comment la combattre, ou plutôt comment l’apprivoiser car il ne faut pas tenter de la prendre de front sinon elle vous étreint et vous étouffe dans ses tentacules gluantes. Il faut diviser le temps en un grand nombre de minuscules parcelles dont chacune est l’objet d’un combat particulier et d’une petite victoire sans gloire mais dont l’addition permet au bout du compte de tenir le coup. Il y a le moment où il se lève, puis le moment où il prend son petit déjeuner en écoutant à la radio les nouvelles du monde, puis le moment où il prend sa douche en pensant à ce qu’il écrira tout à l’heure quand il se sera assis devant son bureau. Dans cette maison qu’il doit apprivoiser, qui a été conçue pour celle qui ne s’y trouve pas encore, il éprouve un étrange sentiment de vacuité, à la fois angoissant mais point trop désagréable pourtant, au cœur de ce quartier qui est le sien, à deux pas de la Sorbonne, ce quartier qu’il a fréquenté pendant tant d’années et dont il connaît chaque café, chaque cinéma, chaque librairie, ce quartier encore hanté par les fantômes d’André, d’Anita et de toutes les jeunes filles qu’il y a connues. Rue du Maître-Albert il y a toujours le petit hôtel où il emmenait Claudine et où il a découvert ses premiers émois érotiques (mais c’est maintenant un hôtel à étoiles avec géraniums et drapeaux aux fenêtres), rue de Vaugirard il y a celui où il était allé déposer un mot pour Christiane quand il était tombé amoureux d’elle parce qu’elle ressemblait à Madame Arnoux, rue Victor-Cousin il y a celui où il avait tenté de coucher avec cette petite anglaise qui au dernier moment refusait de se déshabiller et s’accrochait farouchement à ses vêtements avec l’énergie désespérée d’une vierge antique… un hôtel par femme, une femme par hôtel, mon Dieu quelle vie !… Mais que font-elles aujourd’hui toutes ces jeunes filles qui ont tellement compté pour lui ? Où sont-elles ? Pensent-elles encore à lui ? Que sont mes amis devenus que j’avais de si près tenus…

        Le matin, après sa douche, il se met à son bureau et commence à écrire. Ce seront toujours deux ou trois heures de gagnées. Il est venu à bout de son autobiographie au moment où son récit rejoignait le temps présent et allait en conséquence devenir un journal. Il se sent incapable d’écrire sans la distance de la mémoire. Alors il s’est arrêté à l’époque où il revenait de son service militaire, après l’aventure avec Petra, juste avant qu’il ne rencontre Marie. Son passé s’est refermé derrière lui sous la forme de ces quelques centaines de pages manuscrites que personne ne lira jamais sans doute, pas même lui car il lui est impossible de se relire. Il en a tenté l’expérience mais c’est vraiment impossible, c’est comme s’il avait enfermé un cadavre dans un cercueil et que maintenant l’idée d’en soulever le couvercle pour voir ce qu’il y a à l’intérieur lui faisait horreur. Pourtant il est content de l’avoir fait. La chose est là, devant lui, sous la forme d’une épaisse chemise en carton, fermée par des élastiques, et sur laquelle il a écrit : « Le Roman d’un homme heureux ».

Et maintenant que faire ? Il lui faut continuer à écrire cependant, pour occuper ses loisirs. Il n’écrit pas par plaisir, il écrit par nécessité. C’est une tâche absurde dont il n’attend rien, dont il ne tire aucun orgueil mais dont il ne peut se dispenser. Comme Binet dans Madame Bovary tournait des ronds de serviette dans son grenier. Ses premiers romans n’ont pas trouvé d’éditeurs, il en a fait d’autres depuis mais ils n’ont pas rencontré davantage d’écho. Il les oublie au fur et à mesure. Dès qu’il en a terminé un il se met au suivant. Il y croit le temps de quelques pages, le temps de faire connaissance avec ses personnages, et puis l’intérêt se perd, son imagination se tarit et ensuite ce sera comme le précédent, un boulet à traîner derrière lui jusqu’à ce qu’il parvienne à bricoler un dénouement. Pourtant il sait qu’il y a sans doute en lui la veine d’un véritable écrivain, mais il n’a pas su l’exploiter, il n’a pas eu la force de la chercher. Son plus gros défaut sans doute c’est la paresse. Pourtant il y en a peu qui travaillent autant que lui. Comment expliquer cela ? Alors, pour se donner bonne conscience, il a décidé d’entreprendre une étude sur Balzac. Ça pourra toujours servir à sa carrière. Parce que c’est vrai, il a aussi une carrière ! Toute la Comédie Humaine à s’avaler, il aura de quoi faire !

         Il veut voir si les théories de René Girard sur la médiatisation du désir, dont il a parlé avec Florian, peuvent s’appliquer à Balzac. La chose lui est apparue évidente avec la Maison du Chat qui Pelote mais reste à le vérifier sur l’ensemble de l’oeuvre. Or il s’aperçoit bien vite qu’elle y est partout pertinente. Il tient le bon bout. L’univers de Balzac est avant tout un univers de l’image, de la représentation, hanté par la quête d’un médiateur après le meurtre symbolique du père figuré par la décapitation de Louis XVI pendant la Révolution Française. Toute la société du XIXème siècle est déterminée par cet acte fondateur et il en tire des explications sur le masochisme, sur le rapport entre les sexes, etc., avec la même passion qu’il met à discuter avec Florian le samedi soir dans sa cuisine et à bâtir des théories sur tout. Ainsi est-il parvenu à réaliser sa plus grande ambition : abolir la distinction entre vie professionnelle et vie privée, entre plaisir et travail. Il se plaît à dire qu’il n’est jamais en vacances, ou que la notion même de vacances est sans pertinence à ses yeux.

         Cela lui donne aussi bonne conscience au regard de la façon dont il exerce son métier à Verriers car il doit toujours passer aux yeux de ses collègues et de ses étudiants pour un dilettante, un fantaisiste qui leur inspire un mélange de suspicion et d’admiration. Chaque semaine il continue à dîner avec Cambremerre, ayant bien pris soin de mettre ses cours le même jour que lui afin d’être certain qu’ils puissent se retrouver. Ils continuent tous les deux à cultiver dans leur relation cette même jovialité bon enfant derrière laquelle se cache de part et d’autre un certain sentiment de mépris, car en réalité ils ne s’estiment pas et ne se voient que par peur d’être seuls. Notre héros méprise l’égocentrisme infantile de Cambremerre, son ambition, sa morgue à l’égard de ceux qui lui sont inférieurs et sa flagornerie à l’égard de ses supérieurs. Il se souvient par exemple de ce dîner chez le Recteur qui les avait invités parce qu’il connaissait Cambremerre pour avoir été son condisciple à l’École Normale Supérieure. Cambremerre était fier comme Artaban d’être invité chez le Recteur, il faisait le beau, plaisantait, discourait en forçant un peu sur son accent gascon, tandis que l’autre, visiblement assommé par cette soirée qui n’était pour lui qu’une obligation mondaine, baillait ostensiblement avec une grossièreté stupéfiante dont Cambremerre faisait semblant de ne pas s’apercevoir.

          Cependant Cambremerre, de son côté, ressent aussi sans aucun doute un égal mépris à l’égard de notre héros. Il ne parvient décidément pas à le prendre au sérieux, à accepter cette absence d’ambition qui est la sienne, ce dilettantisme, ce refus des normes sociales. Et pourtant il ne peut s’empêcher de se demander si ce n’est pas lui au bout du compte qui a raison et naïvement il lui avoue qu’il le trouve beaucoup plus intelligent que lui, ce qu’il pense sincèrement sans doute. Ainsi cette fausse amitié qu’ils manifestent l’un pour l’autre a peut-être fini avec le temps par devenir plus vraie qu’ils ne le croyaient eux-mêmes car notre héros de son côté a pour cet homme plus d’attachement qu’il ne le pensait, pour ses doutes justement, pour cette fragilité, pour la naïveté qui est le fond de son caractère. Ainsi sont-ils comme deux amants dont chacun croit être aimé plus qu’il n’aime alors qu’ils s’aiment en réalité d’un amour partagé. Notre héros est terrifié par l’idée que Cambremerre puisse obtenir sa mutation à la Sorbonne. Que deviendrait-il alors s’il le laissait seul à Verriers ? Il lui semble que cette soirée hebdomadaire qu’ils passent ensemble lui est aussi indispensable que les samedis avec Florian. À chaque réunion de la commission qui examine les candidatures il tente de le convaincre de renoncer à cette absurde envie qui l’obsède d’être nommé à la Sorbonne. Ne va-t-il pas lâcher la proie pour l’ombre ? Ne va-t-il pas le regretter ?… Et Cambremerre semble parfois presque convaincu. Il est à deux doigts d’y renoncer… Mais non bien sûr il n’y renoncera pas et les choses se termineront comme elles devaient se terminer, Cambremerre sera nommé et ce sera comme dans l’amour où il arrive toujours un moment où, après que chacun a fini par être dupe de ses sentiments, le soufflet retombe et tout rentre dans l’ordre.

          L’histoire de Cambremerre au fond ressemble à celle de Marie car en amour la différence n’est pas entre celui qui aime le plus et celui qui aime le moins mais entre celui qui peut choisir et celui qui ne peut pas, qui n’a rien d’autre à se mettre sous la dent. Dans la situation de dénuement où se trouve notre héros il s’accrocherait à n’importe qui, tandis qu’eux ils ont le choix, et c’est cela qui fait la différence. Certes le sentiment qu’ils éprouvent pour lui est à certains égards, paradoxalement, plus sincère que celui qu’il éprouve lui-même pour eux, seulement ils sont riches et il est pauvre. Et dans l’amour, en définitive, il n’y a que ça qui compte.

 

          Florian est riche lui aussi, riche de sa femme, de ses maisons, de son travail qui l’occupe à plein temps, et il le lui fait bien sentir. C’est le sens des regards qu’ils jette sur sa pendule quand ils sont ensemble. Il n’a jamais assez de temps pour satisfaire à toutes ses obligations. Il fait semblant de s’en plaindre mais en réalité il en est ravi. Son obsession c’est de parvenir à se lester d’un poids suffisant d’existence – fût-il écrasant – pour le protéger du vide ontologique qui l’habite. Il veut sans cesse se persuader et persuader les autres qu’il n’a pas un moment à lui, que sa vie est pleine comme un œuf et pour cela il a trouvé en Michèle une partenaire idéale. Son obsession, en effet, ce sont les tâches ménagères et son unique ambition se libérer de la condition qui est celle de ses sœurs. Alors elle se décharge entièrement sur lui, le réduisant à l’état d’esclave. Ainsi aura-t-elle gagné sur toute la ligne. Mais ce sera une victoire à la Pyrrhus car en gagnant un esclave elle a perdu un homme et le malheureux n’a plus à ses yeux aucune virilité. C’est ce que notre héros tente de lui faire valoir pour l’inciter à se rebeller contre la situation car il sent que celle-ci lui échappe. Les samedis se font de plus en plus rares maintenant et il est clair que l’on est passé d’un rythme hebdomadaire à un rythme bimensuel pour ne pas dire mensuel et que l’évolution va se poursuivre. Il est évident qu’un contrat a été passé entre Michèle et lui car il s’avère que ce qui semblait n’être qu’une accumulation de hasards qui faisait que certains samedis sautaient (certes de plus en plus nombreux mais d'une façon encore irrégulière) était en réalité la manifestation d’un plan soigneusement mis en place et qui, petit à petit, aboutissait à un résultat programmé d’avance. Mais les arguments qu’il fait valoir à Florian, en s’appuyant sur des fables de la Fontaine - le Rat des villes et le Rat des champs, le Loup et le Chien – le laissent de marbre parce que le chien en l’occurrence est fier de son collier qui est le signe de son ancrage au monde et qu’il ne changerait pour rien au monde sa condition contre celle de son ami.

         Et pour couronner le tout il apprend que Michèle est enceinte !…

 

          L’histoire aurait pu se terminer ainsi si notre héros n’avait eu l’idée, sans songer aux conséquences, de faire à Florian une proposition qui pouvait paraître anodine au premier abord mais qui allait profondément changer le cours des choses en lui disant un jour : « - Si nous tentions d’écrire ensemble. »