Il n’est pas parvenu à trouver sa place sur cet étrange continent qu’il a abordé par hasard et auquel il ne comprend rien. Évidemment il lui est apparu clairement qu’il ne s’agit pas d’un lieu de vacances ordinaire mais d’un territoire préservé où tout a été conçu pour jeter les bases d’une société idéale en rupture radicale avec le monde réel. Aucun détail, à cet égard, ne doit être considéré comme insignifiant. Ainsi l’absence de portes aux toilettes participe, comme la banalisation de la nudité, à une volonté délibérée de supprimer toute notion d’espace privé (et tant pis si cela génère chez certains des troubles intestinaux aussi incommodes que persistants). Ici l’individu ne doit rien soustraire aux autres de son intimité. De même, si l’on peut voir traîner un peu partout serviettes, rasoirs électriques ou brosses à dents, c’est moins par négligence que pour montrer qu’en un tel endroit la notion même de vol est inconcevable puisqu’un tel acte manifesterait de la part de celui qui s’en rendrait coupable une incompréhension si totale de l’esprit du lieu qu’il se rendrait insupportable à ses propres yeux (moyennant quoi il est tout de même préférable d’avoir une brosse à dents et un rasoir de rechange). Ici on est entre soi. Cela permet d’éprouver un agréable sentiment de sécurité. Ainsi les enfants sont laissés à la charge de la communauté toute entière et peuvent circuler sans risque à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit (ce qui autorise les parents à se sentir déchargés de toute responsabilité à leur égard). C’est grâce à cette volonté collective de prouver qu’un tel système peut exister qu’il existe bel et bien et se maintient par la seule dynamique de son propre désir d’exister. Il y a du défi dans cette entreprise. L’île du Possible veut montrer au monde que c’est possible en effet, et que ça pourrait l’être partout si l’homme était différent et qu’il suffirait pour cela qu’il le veuille. On voit qu’on est très loin du simple plaisir de passer des vacances ensemble.

 

Cependant pour quelle raison notre héros ne peut-il s’empêcher, en face de cette société guidée par un idéal somme toute sympathique, d’éprouver une gêne que les jours qui passent ne parviennent pas à dissiper ? Directement issue des utopies de Mai 68, elle s’inspire de toute évidence des communautés crées dans les années qui ont suivi. Pour quelle raison ne parvient-il pas à s’ôter de l’idée qu’il y a quelque chose de faux en son principe même dans cette entreprise, quelque hypocrisie originelle, quelque aveuglement plus ou moins volontaire qui en sape les bases ? Est-ce lié à ce malaise qu’il a éprouvé lorsqu’il est arrivé ici en découvrant la laideur assez généralement partagée de la population féminine (malaise qui n’est pas sans lui rappeler celui qu’il éprouvait devant les femmes qu’il avait eu l’occasion de rencontrer par petites annonces) ? Serai-je donc toujours poursuivi par cette malédiction ? se disait-il. Pourquoi n’y a-t-il pas ici ces mêmes jeunes filles en fleur que l’on peut voir partout, ne serait-ce que sur les plages voisines ? Ici toutes les femmes ont l’air victimes de quelque mauvais sort. Elles ne sont plus tout à fait jeunes, elles ont la poitrine qui tombe et traînent des enfants de père inconnu - femmes abandonnées, vaincues par la vie, revenues de leurs illusions… Mais oui bien sûr, c’est évident ! si elles le pouvaient, elles seraient, elles aussi, sur les plages voisines, elles seraient à Marrakech ou à Ibiza ! mais elles ne sont pas tout à fait assez séduisantes pour cela, pas assez « vendables » dans la société ordinaire, alors elles sont venues ici par défaut, pour se mettre à l’abri en quelque sorte, pour profiter du fait qu’ici on a décidé une fois pour toutes, au nom de la lutte contre les inégalités, que la beauté n’était pas une valeur, qu’elle n’avait pas cours, qu’en un mot, comme on vous le répète à l’envi du matin au soir, ici « on n’est pas au Club Méditerranée » !…

Mais il y a aussi autre chose apparemment dont on a décidé une fois pour toutes – et sans doute pour les mêmes raisons – qu’ici elle n’était pas une valeur : c’est l’intelligence. Ah ! cette haine des diplômes et de la culture, stigmates d’une société que l’on exècre ! En vertu du même idéal égalitaire on a élevé au rang d’institution le droit au crétinisme. À bas l’esprit critique ! Ici on peut dire n’importe quoi, toutes les opinions se valent, toutes les croyances s’annulent, tous les délires se neutralisent. Ici on ne croit à rien, ou plutôt on croit à tout. C’est le supermarché des idéologies les plus farfelues. On passe de la méditation transcendantale à la P.N.L., de l’analyse transactionnelle à la sophrologie, de l’astrologie au tantra et du tantra à la numérologie. On est là pour tout essayer. Entrez, entrez ! c’est gratuit.

Gratuit !… Car c’est là, bien évidemment, le troisième terme du système : l’argent ne compte pas non plus. Une fois réglé le modeste prix de son séjour (encore que de nombreux resquilleurs s’arrangent pour ne pas payer) il n’y a plus rien à dépenser. Une différence de plus qui disparaît. Ici on n’est donc ni riche ni pauvre, ni beau ni laid, ni intelligent ni stupide. Mais alors qu’est-ce qui peut encore nous guider vers autrui ?… L’amour bien sûr, l’amour débarrassé de toute médiation, de toute symbolisation, pure reconnaissance d’une âme par une autre… Et de quoi peut se nourrir l’amour s’il est privé de ces moteurs du désir que sont l’argent, la beauté, l’intelligence ? Que lui reste-t-il ? Une seule chose : le sexe.

Et c’est ainsi que l’amour en vient à se réduire à la pure attirance sexuelle et nos malheureux « îliens » se retrouvent enfermés dans une insoluble contradiction entre l’aspect purement instinctuel de cette pulsion et l’aspiration mystique à la fusion des âmes qui les animent par ailleurs. D’où il ressort un tableau clinique assez déroutant de leur comportement amoureux. Celui-ci en effet se traduit à la fois par une volonté de déculpabiliser l’acte sexuel, de le libérer des tabous imposés par la société bourgeoise et en même temps d’échapper à une conception purement consumériste du plaisir qui nous ramènerait à l’épouvantail du Club Méditerranée ! Le sexe doit être considéré comme une chose ordinaire, il doit être débarrassé de cette charge de culpabilité qui nous a été imposée par notre éducation. Pas plus de rideaux aux alcôves que de portes aux toilettes !… Mais en même temps il est la seule façon d’épancher cette soif éperdue de reconnaissance qui torture chacune et chacun.

Être reconnu, être écouté, être entendu c’est après cela qu’on aspire. « L’écoute », est sans doute le mot le plus répandu dans le langage îlien. Seulement c’est aussi la chose la plus difficile à obtenir pour la seule raison que chacun étant éperdument engagé dans la même quête on ne trouve évidemment personne qui soit prêt à sacrifier sa propre demande pour répondre à celle de l’autre. En conséquence de quoi, il a été institué une brigade spéciale de volontaires qui, dans le cadre du travail collectif, se chargent, quelques heures par jour, d’écouter les autres. Ils se promènent avec une grosse oreille en carton découpée sur leur poitrine qui indique, comme pour les taxis, qu’ils sont en service. Sinon il faut avoir recours à la complaisance d’un camarade ou d’une simple relation de passage que l’on parvient à coincer après le repas ou au détour d’un chemin… mais alors – soyons honnête - il faut aussi consentir à l’écouter et l’on perd ainsi d’un côté ce qu’on gagne de l’autre !… L’expression la plus fréquemment utilisée ici c’est : « - J’entends ce que tu dis », formule, somme toute modeste, par laquelle on se contente d’indiquer à son interlocuteur que le son de sa voix est parvenu jusqu’à vous. Et c’est déjà beaucoup !…

La première cause du malaise ressenti par notre héros a donc été de se sentir emporté dans le tourbillon vertigineux de ces dialogues de sourds où tout le monde parle et n’écoute personne, où la parole se perd sans rencontrer d’écho dans une vaine dépense de phrases creuses destinées à entretenir l’illusion d’une communication qui ne parvient jamais à s’accomplir. On parle en tous lieux, à toute heure dans cet étrange endroit, on parle pour ne rien dire, on parle pour compenser l’insupportable sentiment du vide qui sépare les individus les uns des autres.

Quant à l’acte sexuel il doit par conséquent relever un double défi : dépasser sa dimension purement animale et se substituer à l’impuissance des mots : Idéal d’une extase muette où la caresse tiendrait lieu de discours. C’est ce que l’on voit s’accomplir un peu partout dans ces longues étreintes communément appelées « câlins » et qui sont ici le mode de communication le plus ordinairement utilisé par les autochtones.

Le câlin est une forme en quelque sorte sublimée du coït qui se pratique avec tout individu de sexe opposé n’importe où et à tout moment. Il consiste à faire passer en l’autre l’essence de son âme comme on y projetterait sa semence. Il serait impoli de le refuser à qui vous le demande car si le véritable coït oblige à payer de sa personne, le câlin, lui, ne mange pas de pain. C’est pratique et pas cher. On prend le temps qu’il faut, on se décharge de sa tristesse et de ce sentiment d’être seul qui engendre la mélancolie et puis on se quitte après s’être salué en s’inclinant légèrement l’un devant l’autre en joignant les mains, geste par lequel on signifie que c’est fini, que l’on est quitte, qu’on peut repartir la conscience tranquille. Certains bien sûr en profitent pour satisfaire quelque désir moins pur comme de s’attarder complaisamment à palper certaines parties intimes du corps de l’autre, mais alors celui-ci, prisonnier de la règle selon laquelle il ne conviendrait pas de rien dérober de son intimité, doit faire semblant de ne pas s’en apercevoir. Après tout, c’est comme pour ceux qui négligent de payer leur séjour, il y a des resquilleurs partout et l’on peut considérer que c’est la part du diable.

Les habitants de l’île adorent cultiver cette ambiguïté entre extase et jouissance. Ils se jouent avec un art raffiné des limites indistinctes qui séparent l’une et l’autre. Cette délicieuse mauvaise foi, qui fait partie de leur charme, trouve son expression la plus raffinée dans une pratique que notre héros devait découvrir quelques jours plus tard et qui est sans doute la plus emblématique de ce singulier continent : il s’agit de ce qu’on appelle ici le « massage ».