Elle est même franchement mauvaise et pour dire la vérité il ne parvient toujours pas à trouver sa place dans cette singulière société dont le fonctionnement décidemment lui échappe. Le lendemain de son arrivée, quand il a voulu débarrasser les arbres de leur lierre comme il s’y était engagé (il tient scrupuleusement à respecter ses engagements), il a eu toutes les peines du monde à trouver une vieille serpette qui gisait au fond d’une remise et il s’est mis aussitôt au travail. Mais après quelques efforts fastidieux (le lierre était plus coriace qu’il ne pensait) et comprenant très vite que tout le monde de toutes façons se ficherait totalement du résultat, il a rapidement laissé tomber sans que personne en effet ne vienne lui demander des comptes. Et pour tout le reste c’est ainsi : dans cet étrange endroit on ne sait jamais qui est le chef, qui fait quoi, qui est responsable de quoi, et le plus extraordinaire pourtant c’est que ça marche, par une sorte d’arrangement de la providence défiant les lois de l’entropie. Il se rend compte qu’il est en face d’un ensemble flou qui fonctionne pour ainsi dire tout seul selon une dynamique interne qui se refuse à lui, l’exclut, le rejette, ou pire encore l’ignore. Alors il en a pris son parti en se disant qu’il raconterait tout cela à Florian en revenant.

Le premier soir, après l’assemblée générale, il avait constaté que le dîner, comme il le pensait, se tenait sous la bâche tendue entre les arbres (on se serait cru dans un camp du vietminh). Quand il était arrivé, tout le monde ayant afflué en même temps au signal de la cloche, une grande file d’attente s’étirait déjà le long du chemin pour accéder à une sorte d’étal où l’équipe préposée à la distribution des repas remplissait les assiettes à l’aide de louches. Certains dans la queue étaient habillés, d’autres entièrement nus comme cette femme qui tenait un enfant dans ses bras. On bavardait, on riait, on échangeait des nouvelles. Après un temps d’autant plus long que ceux qui connaissaient quelqu’un dans la file d’attente en profitaient pour passer devant ce dont il résultait que lui qui ne connaissait personne se retrouvait toujours derrière et du fait également que les préposés à la distribution ne manquaient jamais de faire un brin de conversation avec ceux qu’ils servaient sans tenir aucun compte de ceux qui attendaient derrière, sans que ces derniers, d’ailleurs, semblassent en manifester le moindre signe d’impatience, il avait fini par obtenir son plateau où s’empilaient en un équilibre précaire assiette de purée, ragoût, salade, fruit, verre et couverts qu’il avait fallu ensuite transporter, l’œil fixé sur le fragile édifice, jusqu’à l’endroit où se trouvaient les tables, en ayant bien soin de ne pas se prendre les pieds dans les cordes qui servaient à arrimer la bâche afin de pouvoir, après être parvenu à trouver une place, s’y glisser au prix de contorsions proches de la gymnastique chinoise, les bancs étant fixés aux tables par un jeu de rivets qui obligeait à passer une jambe après l’autre dans le dos des convives déjà installés afin de s’introduire dans l’étroit espace ainsi libéré pour s’asseoir enfin par un subtil mouvement de reptation sur la planche flexible faisant fonction de banc, le poids de son corps entraînant alors une brutale inclinaison de la table qui occasionnait elle-même un glissement général de tout ce qui s’y trouvait sur les genoux des convives déjà installés. Tandis que ces derniers s’affairaient à récupérer leur purée et leur ragoût il avait tenu à se présenter, racontant ses premières impressions depuis qu’il était ici, le tout assaisonné de quelques pointes d’humour destinées à séduire son auditoire, mais se rendant bientôt compte que son humour tombait à plat et que ses propos n’engendraient qu’un intérêt modéré, il s’était alors résigné au silence, tandis que les autres reprenaient leur conversation au point où ils l’avaient laissée, laquelle portait sur des gens qu’il ne connaissait pas et en particulier un certain « Yves » qui semblait retenir toute leur attention et dont les faits et gestes suscitaient d’interminables commentaires. Ensuite il lui avait fallu demander ce qu’on faisait de sa vaisselle et on lui avait indiqué une batterie de robinets sous lesquels en effet ceux qui avaient fini de manger allaient passer rapidement leurs assiettes. Il avait constaté que l’eau était glacée et d’une efficacité très problématique, ce qui ne paraissait préoccuper personne. Après cela il avait regagné sa tente, épuisé tant moralement que physiquement et décidé à se coucher de bonne heure.

Cependant, au milieu de la nuit, la nature s’était rappelée à lui en lui faisant souvenir qu’il avait négligé de passer aux toilettes, sans doute dans l’espoir de contourner le problème posé par l’absence de portes. À cette heure les lieux étaient déserts et il avait pu prendre son temps pour se libérer en toute quiétude sans cesser cependant de scruter les ténèbres afin de se défendre contre l’irruption d’un éventuel importun. Mais fort heureusement personne ne s’était présenté et son affaire faite, se sentant enfin mieux disposé, il avait alors eu envie d’aller voir à quoi ressemblait les lieux pendant la nuit.

 

Tout semblait dépeuplé. Les arbres se découpaient sur un ciel opalescent. La grande prairie scintillait sous la lune. À côté de la caravane abandonnée il y avait un panneau, qu’il n’avait pas remarqué en arrivant, sur lequel était épinglées de grandes feuilles de papier couvertes d’inscriptions tracées dans des encres variées qui s’entremêlaient en un fouillis inextricable. Il était en train de s’interroger sur le sens de ces hiéroglyphes quand un étrange personnage surgi de nulle part, qui tenait à la fois de l’acteur du Living Théâtre et de l’échappé de Charenton, était apparu devant lui et lui avait adressé la parole. « - Tu cherches un atelier ? Tu ne trouveras rien, ils sont tous nuls. » Il avait un visage émacié et un regard de braise mais en même temps il émanait de lui, malgré le feu intérieur dont il semblait dévoré, une sorte de douceur angélique. « - La nuit, c’est ce que je préfère, avait-il poursuivi en le regardant dans les yeux. C’est là qu’on sent circuler les énergies. Moi, je ne sors que la nuit. De toutes façons je ne dors jamais. » Et comme c’était l’occasion de parler à quelqu’un notre héros s’était prêté à sa conversation. Mais ce n’était hélas qu’un salmigondis de considérations mystico-philosophiques auxquelles se mêlait une haine pour le genre humain qu’il recrachait à chaque phrase. Ici, toutes les femmes le rejetaient, disait-il, et il n’arrivait pas à savoir pourquoi. Mais bon, puisque c’était ainsi il avait appris à s’en passer, il en avait fait son deuil comme du reste. Cependant il était visiblement content d’avoir trouvé quelqu’un à qui parler et il lui avait expliqué qu’il était un adepte de la « méditation transcendantale ». D’ailleurs il proposait un atelier qui s’appelait : « Écoute de soi et écoute des autres ». « - Je ne le mets pas sur le panneau parce que de toutes façons il ne viendrait personne. » Ce panneau donnait en effet le programme de tous les ateliers offerts par les participants puisque, lui avait-il expliqué, chacun pouvait proposer ce qu’il voulait, c’était le principe du lieu. Puis l’oiseau nocturne lui avait demandé s’il connaissait la guêpière. « - C’est là qu’on se retrouve quand la nuit est venue. Viens, je vais te montrer. » La guêpière était une sorte de chalet niché au fond des bois, aux confins du domaine, dont on apercevait de loin la lumière. Il en sortait des échos de chansons et de rires. En pénétrant à l’intérieur il avait découvert une masse compacte de garçons et de filles assis les uns contre les autres autour de deux ou trois tables en bois mises bout à bout, semblables à celles qui servaient aux repas. Certains se tenaient debout derrière faute de place et tous chantaient en chœur en se tenant par les épaules, riant à grands éclats et, semble-t-il, complètement ivres. Cependant il n’y avait aucune bouteille sur la table, seulement des bols de tisane qu’on allait sans cesse remplir à un réchaud qui se trouvait juste derrière. Les corps se serraient dans une fraternelle confusion,. On aurait dit que toute la vie du lieu s’était retranchée ici dans un acte de résistance opiniâtre contre le calme de la nuit. Les murs de cette espèce d’izba étaient en planche mal clouées et il n’y avait qu’une seule petite fenêtre qui donnait sur l’extérieur. La flamme bleuâtre du réchaud faisait grésiller l’eau dans une vieille casserole cabossée et on avait entassé sur des étagères une quantité considérable de pots de miel, de boites de thé, de café, de lait en poudre, de sucre et de céréales divers. De quoi tenir un siège. Les conversations, les cris, les chansons s’entremêlaient comme les corps. C’était un brasier ardent dont les flammes crépitaient, ne faiblissaient parfois que quelques secondes pour repartir de plus belle en gerbes d’étincelles. Et c’était à qui trouverait chaque fois une nouvelle plaisanterie, ou une nouvelle chanson, reprise aussitôt par les autres. Tout le répertoire de Brassens, de Ferré, de Bruant y passait, tout ce qu’il avait aimé lui-même durant sa jeunesse et il se sentait réchauffé dans l’âme à constater que ces gens avaient les mêmes goûts que lui et que peut-être au fond ils lui ressemblaient. Ce bonheur d’être ensemble s’exprimait dans les regards qu’ils échangeaient tout en chantant et il s’était aussitôt lancé dans la mêlée, heureux pour la première fois depuis qu’il était là de se sentir ainsi entouré. Une femme qu’il ne connaissait pas lui avait tendu un bol de tisane et quelques temps après il était ivre comme les autres et riait avec eux.

À un moment pourtant, un homme était apparu venant du dehors. C’était le personnage au visage mou et aux gestes de prélat qui avait proposé tout-à-l’heure le jeu des caresses. Il avait surgi tel un spectre et le silence s’était fait aussitôt. S’adressant à l’ensemble du groupe avec cette même voix qu’il avait eu l’après-midi, à la fois insinuante et douce, il avait alors rappelé que le bruit pouvait empêcher les autres de dormir puis s’était retiré, disparaissant dans la nuit comme il était venu. Alors il y avait eu quelques ricanement et quelqu’un avait même murmuré : « - Tu nous emmerdes, Yves ! » Puis les chansons et les rires avaient repris de plus bel.