et qui domine l’ensemble du territoire, que notre héros a découvert cette singulière pratique que l’on désigne ici sous le nom de « massage » et qui n’a, comme on le verra, que de lointains rapports avec ce que l’on appelle communément ainsi dans le reste du monde. On avait installé là une vingtaine de tables, faites d’une simple planche soutenue par des tréteaux, dont chacune était occupée par un couple, l’un des deux partenaires étant allongé, entièrement nu, sur la planche, tandis que l’autre, également nu, se penchait sur lui et le caressait d’un geste lent et attentif. Ce qui frappait d’abord quand on les observait c’était l’extrême degré de concentration que semblait demander cette activité. Celui ou celle qui était allongé ne bougeait pas plus qu’un cadavre dans un cours de dissection, tandis que l’autre se penchait sur lui avec des gestes délicats comme devaient en avoir les embaumeurs de momies à l’époque des pharaons. De temps en temps l’embaumeur s’arrêtait pour se verser de l’huile dans le creux de la main, puis reprenait son travail avec la même application, la même méticulosité. Quand c’était l’homme qui opérait, son appendice viril se balançait négligemment comme un battant de cloche sur le corps de sa partenaire, effleurant parfois son visage sans que celle-ci parût s’en émouvoir tandis que lorsque c’était elle on voyait pareillement la pointe de ses mamelles chatouiller l’épiderme du malheureux sans susciter de sa part la moindre réaction. Notre héros était resté longuement ce jour-là à contempler ce spectacle, fasciné par ce qu’il voyait. À un moment les deux partenaires échangeaient leurs rôles et l’opération recommençait non moins minutieusement. Puis, la cérémonie terminée, ils s’étreignaient l’un l’autre comme empreints d’une infinie reconnaissance mutuelle en se regardant dans les yeux et en se murmurant des mots doux. Puis enfin, remballant flacons et serviettes, ils repartaient ensemble, faire l’amour peut-être… allez savoir ! On avait le sentiment d’avoir surpris quelque chose de très profond, de très intime, la célébration de quelque mystère auquel hélas on n’avait pas accès.

Aux questions qu’il avait posées ensuite on lui avait expliqué qu’il s’agissait là de l’activité essentielle du lieu autour de laquelle celui-ci avait été fondé en quelque sorte il y a de cela quelques années et qui en constituait encore aujourd’hui le socle théologique. Pour y être initié, il suffisait de s’inscrire à l’un des ateliers proposés. Mais ce n’était pas chose aisée parce qu’il n’y avait jamais assez de place pour tout le monde et qu’il fallait réserver son tour plusieurs jours à l’avance.

Faisant fi de ces obstacles cependant, notre héros, ayant compris qu’il ne pourrait jamais complètement s’intégrer à ce peuple s’il ne se livrait pas lui aussi à une telle expérience mystique, était donc parvenu, malgré la peur qui l’habitait, à obtenir une place dans l’un des ateliers où cette pratique était enseignée et il était arrivé au jour convenu, armé d’une serviette et d’une petite bouteille d’huile de coco qu’il était allé acheter tout exprès au village voisin… Ils étaient là une vingtaine (hommes et femmes en nombre égal) autour de l’officiant qui s’était lancé d’abord dans un long discours au cours duquel il était censé exposer les bases de son art, mais l’émotion qui étreignait notre héros ne lui avait pas permis de suivre très attentivement son propos, cela d’ailleurs ne semblant guère avoir d’importance car le moment essentiel – tout le monde en était conscient - serait celui où l’on allait passer de la théorie à la pratique et où il faudrait pour cela procéder à la constitution des couples. Il avait donc consacré tout son temps, pendant que l’orateur parlait, à regarder les femmes présentes autour de lui en se demandant laquelle il allait pouvoir choisir le moment venu et en constatant avec terreur qu’il n’y en avait évidemment aucune, mais alors là vraiment aucune, qui de près ou de loin puisse lui convenir. Le problème ne serait pas de repérer laquelle choisir mais plutôt lesquelles éviter. Or il ne voyait qu’un assortiment de grosses timbales et de vieilles mandolines qu’il éliminait les unes après les autres. Il faudrait bien cependant qu’il y en ait une ! Encore était-elles habillées ! Qu’en serait-il dévêtues ?… Les autres hommes, de leur côté, étaient aussi peu attentifs que lui, selon toute apparence, au discours de l’officiant, se consacrant également à choisir leur futur gibier comme autrefois dans les dancings de Fort-de-l’eau ou d’Aïn Taya on fourbissait ses armes avant que l’orchestre attaque un slow. Quand les hostilités seraient déclarées la guerre promettait d’être impitoyable…

Seulement, contrairement aux dancings de Fort-de-l’eau et d’Aïn Taya, ce n’était pas seulement les hommes ici qui choisissaient les femmes mais également l’inverse ! Ainsi, outre l’angoisse de devoir choisir il y avait aussi celle d’être choisi qui n’était pas la moindre (ou de ne pas l’être, ce qui serait encore pire ! )… Quand le signal avait été donné il était paralysé et n’osait pas faire un pas. D’ailleurs pour aller vers qui ? Les autres au contraire se précipitaient. On aurait dit que leurs plans étaient préparés d’avance. Heureux hommes qui savent où ils vont !… Lui, il attendait sans rien faire. Ce qu’il aurait voulu c’est fuir pendant qu’on ne le regardait pas, s’esquiver, filer à l’anglaise. Il avait repéré un arbre derrière lequel se dissimuler… Seulement comme il y avait le même nombre d’hommes et de femmes, sa défaillance ne pourrait pas passer inaperçue. Une de ces femmes se retrouverait forcément en surnombre et l’accuserait ensuite d’être coupable de l’humiliation qu’elle aurait subie. Elle le poursuivrait de sa vindicte jusqu’à la fin de son séjour. Comment pourrait-il faire ensuite pour se justifier ? Dans quel piège était-il donc allé se mettre ?… Il en était là de ses réflexions quand, tous les autres s’étant regroupés, il s’était aperçu qu’il était le dernier. De l’autre côté du cercle il y avait celle qui, comme lui, n’avait pas été choisie et qui donc nécessairement lui revenait. Que pouvait-il faire d’autre que d’aller la rejoindre ? Pendant la Grande Guerre il y avait eu les « malgré nous », ici il y aura donc les « faute de mieux » !

Il s’est approché d’elle avec cette fausse désinvolture qu’il avait acquise dans les dancings : « - Tu veux commencer ? - Non, non, après toi, je t'en prie… - Alors allonge-toi. » Il se déshabille, en évitant soigneusement de la regarder tandis qu’elle en fait de même de son côté. On dirait un vieux couple qui va se mettre au lit après vingt ans de mariage. Il étale sa serviette sur la planche et se couche sur le dos en fermant les yeux… Au bout d’un moment il sent un filet d’huile froide lui couler sur la poitrine et deux mains chaudes qui s’y posent…

Au début il a été ému par le soin qu’elle mettait à faire son travail, parce que pour une scrupuleuse c’était une scrupuleuse ! La poitrine, les épaules, le cou, le visage jusqu’au lobe des oreilles, puis retour par les aisselles, les cotes, les hanches… Quand elle attaque le haut des cuisses il ressent vaguement quelque émoi et son appendice viril ébauche une molle réaction dont elle néglige le discret signal en poursuivant son travail. Pas de place pour les fantaisies, on n’est pas là pour ça !… Elle descend le long des jambes, des genoux, des mollets, attaque les orteils… Il en a marre, il n’en peut plus ! L’immobilité lui cause d’insupportables douleurs. Il déteste ainsi rester sur le dos. Une vieille angoisse d’enfant quand il avait l’impression en se réveillant le matin qu’il ne pourrait plus bouger, qu’il était paralysé. Quelquefois l’angoisse était telle que réellement, malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à s’arracher à cette inertie, son cœur se mettait à battre de plus en plus vite, il ne parvenait plus à respirer, jusqu’à ce qu’enfin en un ultime sursaut il se détende soudain comme un ressort. Et si cela arrivait ici ! comment ferait-il ? il tomberait de la table, il enverrait tout valser, ce serait un scandale !… Il faut qu’il se retienne, qu’il se calme, qu’il se calme… À la fin, heureusement elle lui murmure quelque chose à l’oreille. « - Qu’est-ce que tu dis ? – Tourne-toi. » Hélas, ce n’est pas terminé. Il y a encore l’autre côté. C’est comme pour les beefsteaks !… Il se retourne donc. Mais là encore nouveau problème. Comment faire pour placer son menton ? à gauche ? à droite ? Il ressent des douleurs insupportables dans la nuque. Quel cauchemar !… Quand enfin elle a accompli son programme, sans lui avoir fait grâce de rien, elle lui dit de se relever. C’est à lui maintenant, il n’y a pas d’échappatoire, il faut qu’il s’y colle…

Il se relève, l’aperçoit toute nue devant lui. Il ne l’avait pas encore regardée. Le seul sentiment qui l’étreint à cet instant c’est la pitié envers cette inconnue. Il a envie de lui dire de fuir, qu’elle est tombé sur le mauvais cheval, que surtout il ne faut rien qu’elle attende de lui, qu’il a toujours été le dernier des salauds avec les femmes, surtout avec les femmes comme elle, mais que ce n’est pas de sa faute, c’est à cause des autres, des jeunes filles en fleur qui l’ont maltraité quand il était plus jeune. Il a envie de lui dire tout ça, de lui raconter sa vie. Mais elle, déjà, elle est sur sa planche et elle attend. Alors il ouvre sa petite bouteille d’huile, s’enduit les mains et commence.

C’est horrible un corps, comme ça, exposé au soleil ! cette matité flasque et blanchâtre de la chair qui s’étale !… Autrefois, il y a bien longtemps, la première fois qu’il a fait l’amour (c’était avec Claudine dans sa petite chambre de la cité Universitaire) il avait voulu qu’elle éteigne la lumière… Elle avait la peau très blanche elle aussi, blanche comme ces poissons des grandes profondeurs que l’on peut voir au Jardin des Plantes et sur lesquels Cortazar a écrit une nouvelle… Il fait lentement couler de l’huile dans ses mains et pose ses deux paumes à plat sur son ventre… Ce qui est terrible c’est qu’il sent son odeur et qu’il voit tous les minuscules défauts de sa peau, sa pilosité, ses grains de beauté. Il ferme les yeux pour ne plus y penser… Et tandis qu’il caresse son ventre soudain il sent sourdre de cette masse inerte de minuscules signes de vie, un imperceptible gémissement… Mais elle jouit, ma parole ! c’est indiscutable, elle jouit !… À quel homme pense-t-elle à cet instant tandis qu’il la caresse ? quel est son passé, son histoire ? quelle est sa vie ? Il y est entré par effraction comme Arsène Lupin mais il n’est pas un gentleman cambrioleur, il n’est qu’un leurre, un fantôme. Tout à l’heure ils se quitteront sans se connaître davantage et il comprend maintenant cette mélancolie qu’ils expriment, tous, dans leurs étreintes. Seuls, si seuls dans cette apparente proximité d’un coït qui n’ose pas dire son nom !

Quand ils ont terminé il a envie de s’en aller, de partir le plus vite possible. Il aurait trop à dire : par exemple que tout est faux ici et qu’elle le sait très bien parce qu’ici tout le monde respecte la loi du silence mais que personne n’ignore la vérité. Tous complices ! Mais ce qu’ils désirent ils ne l’obtiendront jamais : la satisfaction, le plaisir, la rencontre la vraie. Ici ils ne font qu’en parodier les gestes.

 

Ainsi lorsqu’il est reparti à la fin de son séjour il s’est juré de ne jamais remettre les pieds dans cet endroit où il n’avait que faire. Les meilleurs souvenirs qu’il en garderait ce serait les moments passés à la « guêpière » à brailler des chansons en se saoulant de tisanes avec les autres, et puis les longues conversations qu’il avait eues certains soirs avec les quelques compagnons qu’il était parvenu malgré tout à se faire, des révoltés comme lui qui se refusaient à marcher dans la combine et confortaient leur haine en crachant leur venin. Il y avait l’échappé de Charenton, celui qu’il avait rencontré le premier soir, qui ne jurait plus que par lui, tout heureux d’avoir enfin trouvé quelqu’un à qui parler, et puis aussi un petit jeune homme tiré à quatre épingles qui portait d’épaisses lunettes de myope derrière lesquelles on apercevait ses petits yeux de rat, un autre encore qui avait des verres fumés et une chemise fluo avec bermuda assorti et se plaignait, comme lui, de la laideur des femmes. Il disait que s’il venait ici c’est uniquement à cause du prix qui était moins cher qu’ailleurs… Notre héros aimait les retrouver le soir après le repas. Il les faisait rire. Il était devenu leur chef. Et il en était fier parce qu’enfin il était parvenu à se faire des copains !…