Florian ne répond pas. Lui, tout ce qu’il retient de cette histoire c’est les femmes nues allongées sur des planches ! « - Tout de même, tout de même, il faudrait peut-être aller y voir … » Qu’elles soient moches, il s’en fiche. Et même au contraire !… Et notre héros est tellement heureux à l’idée de partir avec lui l’année prochaine qu’il est déjà prêt à se laisser convaincre.

C’est que le retour à Paris n’a pas été très gai. Bien sûr il a redécouvert des gens normaux, il a vu de nouveau des filles ravissantes dans les allées du Luxembourg. Mais toujours aussi inaccessibles hélas ! Et Florian est plus que jamais enseveli sous les tâches ménagères. Il est à prévoir que cela durera encore au moins un ou deux ans, d’ici que son enfant grandisse et cela fait long à attendre. Et puis Michèle a réussi à leur porter un coup terrible : elle a décidé de refaire sa cuisine. Les ouvriers sont venus travailler tout l’été et maintenant on ne reconnaît plus rien. Les murs sont ripolinés, il y a des appareils électroménagers partout, une table en acier brossé. Où est la vieille cuisine aux murs jaunis par la fumée qu’il avait tant aimée quand il venait y dîner le samedi, cet endroit où une part de lui-même est née quand ils discutaient des heures entières autour d’une bouteille de vin, les coudes sur la toile cirée, en remplissant le cendrier de leurs mégots ! Maintenant tout est propre, tout est aseptisé. Ah ! elle a bien réussi son coup ! on ne peut plus bouger, coincés entre des murs trop étroits qui vous empêchent de vous mettre à l’aise. Parce que le nouvel espace a été organisé en dépit du bon sens. Pour une femme qui se prétend décoratrice !… Et dire que ces travaux on dû leur coûter une fortune ! Il paraît d’ailleurs qu’elle a pleuré en voyant le résultat. Quant à Florian, il est parfaitement conscient de la catastrophe mais n’empêche qu’il l’a laissé faire. Il savait que ces travaux étaient avant tout destinés à les priver de leur terrain de jeu mais il n’a pas su lui résister. Et maintenant il peut bien en profiter pour l’humilier, pour ricaner quand on en parle devant elle, on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a entre eux une secrète complicité. De toutes façons plus elle se montre stupide plus il a l’air content, comme s’il en profitait pour prendre le monde à témoin : Regardez ce que je suis capable de subir ! Seriez-vous capable d’en faire autant ?… Car chez lui le masochisme est toujours associé à l’orgueil.

 

Du côté de Marie les choses ne vont guère mieux. Comme on pouvait s’y attendre elle vient de lui annoncer que le patron de son journal était si satisfait de son travail qu’il lui avait proposé de la garder après le retour de sa collègue. Et comme ce travail la passionne, elle n’a pas eu le cœur de refuser… Bien sûr on peut la comprendre, il serait odieux de lui en faire reproche. Elle constitue des dossiers sur le sort des vieux ou le commerce du chocolat. Pour elle c’est un accomplissement et il est fier de voir paraître son nom sur le journal, ce nom qu’il lui a donné et qui proclame ainsi aux yeux de tous qu’elle est toujours sa femme. Mais en même temps il est évident que cette histoire était un coup monté depuis le début. Alain savait très bien ce qu’il faisait en le lui dégottant ce travail qu’il ne lui a présenté comme un remplacement que pour l’amadouer, la prendre au piège. Redoutable joueur d’échec ! Il profite de sa naïveté comme Michèle de celle de Florian. À vaincre sans péril on triomphe sans gloire, a-t-il envie de leur dire. N’empêche qu’au bout du compte c’est tout de même lui qui paye les pots cassés. Car Marie est faible avec Alain, elle a peur de lui. Et le voici maintenant qui s’est mis en tête de lui faire un enfant. Elle prétend qu’elle s’en défend mais qu’il en profite pendant qu’elle dort. Le salaud !… En attendant il faut trouver une solution. Il examine la proposition qu’elle lui a faite de venir s’installer tous les deux à Juvisy ce qui lui permettrait de quitter Alain tout en restant près de son travail… Juvisy ! Autrement dit la plongée en enfer. Mais l’amour ne doit-il pas être le plus fort ? Et puis l’important pour lui c’est d’abord qu’elle continue à se placer dans la perspective d’un retour. Alors il l’écoute lui vanter les charmes de Juvisy : sa rue piétonnière, sa promenade en bord de Seine… et il s’aperçoit avec horreur qu’elle est sincère, qu’elle aime la banlieue, que c’est devenu son univers. Peu à peu ils se sont éloignés l’un de l’autre.

Un après-midi qu’elle ne travaillait pas ils se sont donné rendez-vous devant la gare de Juvisy afin qu’elle puisse lui faire visiter la ville. Mais il s’est trompé de sortie, il l’a cherchée pendant des heures à travers des couloirs sans fin, des ponts enjambant des voies ferrées. Il a fini par la retrouver par hasard au moment où il allait repartir et ils sont allés se promener dans les rues. « - Comme autrefois, tu te souviens, quand nous cherchions un appartement… » Bien sûr il finira par vaincre, Florian finira par quitter Michèle et elle par quitter Alain, c’est inévitable. Mais pressez-vous, bon sang ! pressez-vous ! ça urge. Parce que lui, pendant ce temps, il est tout seul et c’est long d’attendre. Que va-t-il faire cet hiver ? Que pourrait-il faire que regarder passer le monotone défilé des semaines et des mois qui l’amèneront doucement jusqu’à l’été suivant ?

Il en a profité pour terminer son livre sur Balzac. La régularité, ça paye tout de même ! c’est fou ce qu’on peut arriver à faire sans s’en rendre compte. Comme d’habitude il a découvert ses idées en écrivant. Il a lu quelques livres de psychanalyse qui lui ont beaucoup servi et en gros ça peut faire illusion. Il a bien le sentiment d’être un amateur dont n’importe quel spécialiste un peu sérieux pourrait dénoncer l’imposture mais il est convaincu tout de même de l’intérêt de ce qu’il a écrit.

Par habitude et parce qu’il ne sait pas comment faire autrement il envoie son manuscrit à son vieux maître Castex qui aujourd’hui est à la retraite. Celui-ci lui répond quelques jours plus tard en lui disant qu’il est bien éloigné de Balzac désormais mais qu’il l’a lu avec intérêt et qu’à cette occasion il a pu constater avec plaisir qu’il n’avait rien oublié. Notre héros éprouve un sentiment étrange à ces mots. Comment un homme qui a été le grand spécialiste de Balzac pour toute une génération peut-il prétendre s’en être éloigné et s’étonner de ne pas l’avoir « oublié » ? Il se sent flatté et en même temps troublé par cette phrase. Le temps fait donc son œuvre et rien n’est immuable ! C’est une idée qui lui est insupportable. Cependant, malgré sa retraite, Castex a gardé tout son pouvoir et il lui suffit d’un coup de téléphone aux éditions José-Corti, dont le fondateur est mort aujourd’hui, pour que son successeur accepte sans discuter de publier le livre. Celui-ci paraît donc quelques mois plus tard.

À sa grande surprise il provoquera aussitôt un tollé chez les vieux crocodiles de la Sorbonne qui s’indignent que cette publication se soit faite sans leur imprimatur. Il en résulte des querelles au terme desquelles l’Année Balzacienne refuse même de publier le compte-rendu incendiaire, jugé excessif, écrit par l’un de ces vieux crocodiles, lequel en représailles démissionne de la revue. Mêmes polémiques dans la Revue d’Histoire Littéraire. La violence de ces réactions le laisse songeur. Non qu’il ne soit prêt à convenir de la justesse des reproches qu’on pourrait lui faire, mais on dirait que ces vieux crocodiles se sentent menacés dans leur existence même par ce qu’il écrit. Est-il donc si dangereux ? Mais non, a-t-il envie de leur dire, il n’est qu’un amateur, qui a fait ce livre pour s’amuser et pour lutter contre l’ennui. Ils n’ont rien à craindre de lui !… Il pense à Roland Barthes et à l’incroyable concert de haine dont il était entouré au moment de sa nomination au Collège de France. Il ne songe pas à se comparer à lui mais il y a tout de même dans cette hostilité viscérale des tenants du pouvoir quelque chose qui le laisse songeur.

Après cette parenthèse sans conséquences le seul problème qu’il se pose est donc de savoir sur quel auteur il va pouvoir travailler maintenant, parce qu’il lui faut bien continuer à s’occuper. Après Flaubert et Balzac, il pense tout naturellement à Maupassant et il décide, selon son habitude, de mettre son œuvre en fiches. Mais cela ne suffit pas évidemment à remplir ses journées. Ce qu’il lui faudrait c’est une « petit amie », mais comme toujours le problème lui semble insoluble. Il aura subi toute sa vie cette malédiction sans comprendre pourquoi. Alors s’il parvient à vaincre l’ennui c’est en utilisant la même méthode qu’il utilisait autrefois pour vaincre la fatigue lorsque pendant son service militaire, il devait courir pendant des kilomètres sur la route qui menait de la Grande Motte à Pallavas les Flots. Il visait les poteaux télégraphiques qui s’échelonnait tout le long du chemin, se donnant pour mission d’atteindre le suivant sans penser à ceux qui viendraient ensuite. De même ici il sait lundi il recevra la visite de Florian, puis mardi partira faire ses cours à Verriers, puis jeudi déjeunera avec Marie, puis dimanche ira voir ses parents. Et la semaine suivante sera une semaine semblable à laquelle il ne faut pas encore penser mais qui passera à son tour comme ont passé les autres…

 

Son père a vieilli. Il a enfin atteint cette retraite tant désirée. Mais son obsession permanente est de ne pouvoir laisser une pension suffisante à sa femme quand il mourra. Alors il lui faut absolument faire des économies et il mégote sur tout, refusant de se chauffer, se lavant à l’eau froide. Il parvient ainsi à mettre un peu d’argent de côté qu’il place aussitôt à la banque. Le grand moment de sa journée c’est quand on en donne les cours de la bourse à la radio. Suivant le cas son humeur est bonne ou mauvaise pour le reste de la journée. Mais il a aussi de brusques élans de générosité. Par exemple il a offert à sa femme un manteau de vison pour qu’elle puisse être élégante quand ils vont déjeuner au Flore. Car tous les matin ils vont déjeuner au Flore. C’est leur unique distraction. Le garçon les connaît bien et quand ils arrivent leur croque-monsieur est déjà sur la table. À cette heure-là il y a toujours les mêmes habitués, quelques écrivains ou cinéastes plus ou moins connus, quelques grands couturiers, Courrèges, Paco Rabane, et ils ont l’impression de faire partie de leur cercle. Ils s’asseyent toujours l’un à côté de l’autre et regardent passer les gens.

Notre héros va les voir tous les dimanches, c’est une tradition à laquelle il ne faillirait jamais malgré l’angoisse qu’il éprouve quand il est avec eux parce qu’il ne sait pas quoi leur dire. De quoi parlerait-il ? De Marie ? c’est un sujet tabou. Des événements politiques ? La querelle serait immédiate avec son père. Quand cela leur arrive aussitôt le ton monte, les portes claquent. C’est le seul moyen qu’ils ont trouvé pour communiquer. Ça vaut mieux à tout prendre que le silence. Hélas il lui faut bien constater que son père a de moins en moins d’énergie, qu’il doit se ménager. Quand il prend un verre sa main tremble et il a du mal à le porter à ses lèvres. On fait semblant de ne pas s’en apercevoir mais il doit bien s’en rendre compte. Alors c’est sa mère qui fait les frais de la conversation. Elle lui demande des nouvelles de ses cours. Elle souffre sans doute elle aussi de ne pouvoir parler de rien mais comment vaincre cette sacro-sainte pudeur qui aura toute sa vie dressé entre eux un mur infranchissable !… Il continue à rêver qu’un jour peut-être, ne serait-ce que celui où elle sera sur son lit de mort, ce mur se brisera et qu’il sera capable de lui parler pour lui dire, au moins une fois dans sa vie, qu’il l’aime et qu’il n’a jamais aimé qu’elle.

Il y a quelques temps son père a eu un infarctus. Il s’en est tiré sans frais mais il a côtoyé la mort. Il n’a fait aucun commentaire. On aurait dit qu’il s’agissait d’une simple grippe. Redoute-t-il la mort ? l’espère-t-il ? c’est impossible à dire. Une fois par an, le jour de la Toussaint, il s’en va tout seul au Père Lachaise pour honorer ses chers disparus. Comme ses parents sont demeurés enterrés là-bas, dans ce pays d’où il a été chassé, il se recueille devant une tombe quelconque, choisie au hasard, sur laquelle il laisse symboliquement un bouquet.

Ces visites dominicales que notre héros va rendre à ses parents sont une souffrance insupportable et en même temps elles lui sont absolument indispensables à vivre comme l’air qu’on respire et il se demande comment il fera le jour où ils ne seront plus là. Cet idée l’obsède. C’est grâce à eux qu’il peut continuer à tenir le coup, à s’accrocher à cette existence qui n’est qu’attente du seul événement qui pourrait lui arriver : le retour de Marie.

 

Dis, quand reviendras-tu ? Dis, au moins le sais-tu ?… Il pleure chaque fois qu’il la voit et elle le console en le prenant dans ses bras. Elle lui dit qu’elle non plus elle ne peut plus supporter ça, qu’elle ne peut plus supporter cet homme avec qui elle vit et qui lui ment. Un rastaquouère, un voyou !… Au début elle avait l’espoir de le corriger, mais maintenant elle a compris, c’est impossible. Elle regrette ce qu’elle a fait mais comment revenir en arrière ? Parce que évidemment la solution Juvisy n’était pas réaliste, jamais ils n’auraient pu s’adapter. Alors ils ont décidé d’attendre encore un peu pour envisager son retour, jusqu’aux prochaines vacances par exemple (et notre héros se dit en lui-même qu’à ce compte il vaudrait mieux attendre carrément la rentrée afin qu’il puisse partir avec Florian). On sursoit à la décision.