. O ce déchirement face à sa beauté, cette envie irrésistible de se jeter à ses pieds ! Elle se leva et attendit, immobile et muette au milieu de la pièce, incapable de faire un geste, de dire un mot. Il eut en la voyant un instant de surprise comme s’il ne la reconnaissait pas et une ombre brusquement assombrit son visage. Georgina se sentait devenir de glace, une peur atroce lui nouait les entrailles. Mais très vite il s’avança vers elle en souriant. « - Tu veux un café, lui dit-il… »
« - Mais non, mais non, ça ne va pas du tout ! Cette djellaba ! On dirait Rudolph Valentino dans le Fils du cheik ! » Florian s’interrompt, encore possédé par la scène qu’il vient de susurrer mot par mot devant le micro. Il a un petit rictus comme chaque fois qu’on se moque de lui et notre héros est partagé entre l’envie de lui déballer son sac une bonne fois pour toutes, de lui dire qu’il ne sera jamais capable d’écrire quoi que ce soit, qu’il n’a même pas notion de ce que c’est, et la nécessité de le ménager afin qu’il ne lui prenne pas la fantaisie de le laisser tomber. Parce que l’important tout de même c’est qu’il continue à venir le voir, qu’il continue à lui faire la grâce de sa présence, même si son temps est compté, même s’il a l’œil sur sa montre. Il sait que si ça n’était pas pour faire ce roman il ne viendrait plus. Il jugerait qu’il n’y a plus de justification à cela. Mais alors comment faire ? On ne peut tout de même plus durer comme ça ! Leur roman n’est qu’une accumulation de poncifs, de clichés. On va de « larmes amères » en « désirs torrides ». Quant à l’intrigue, n’en parlons pas ! il y a bien longtemps que personne n’y comprend plus rien. Florian s’en rend bien compte d’ailleurs, il ne se fait plus d’illusions. Alors il y a réfléchi toute la semaine et aujourd’hui il a une proposition à lui faire. « - Qu’est-ce que tu dirais si je téléphonais à Bibi pour le mettre dans le coup ? – Comment cela ? – Oui, que je lui propose d’écrire avec nous. » »
Bibi ! Ça alors, vraiment il n’y aurait pas pensé. Bibi !… cela fait bien longtemps qu’il ne l’a plus vu, depuis l’époque où Florian habitait rue de Charenton et il est resté sur l’impression que produisait sur lui l’attitude toujours un peu méprisante que celui-ci avait à son égard. Florian prétend que c’était à cause d’Annie, la peur de se la faire piquer par lui, une façon de se défendre. Mais comment le croire ? Si seulement c’était vrai qu’une fille aussi belle ait pu avoir des vues sur sa modeste personne ! Mais il n’aurait même pas osé en rêver. Justement il l’a revue il n’y a pas si longtemps, il l’a croisée par hasard dans la rue. Sur le moment il ne l’avait pas reconnue. Mon Dieu ! comment peut-on changer à ce point !… En l’espace de quelques années ce n’était plus la même, elle avait perdu tout son éclat, sa silhouette s’était épaissie, ses cheveux n’avaient plus leur blondeur irréelle… Où était l’égérie de Daniel Filippachi qui écrivait dans Mademoiselle Âge Tendre ? Où était celle qui faisait rêver tous les garçons du Théâtre Antique de la Sorbonne ? Elle n’avait gardé de cette époque que sa façon de parler un peu nonchalante qu’il trouvait alors si sensuelle et n’exprimait plus désormais qu’une sorte de résignation désabusée. Elle était toute émue de le revoir et elle lui dit qu’elle vivait toujours avec Bibi, dans une grande maison près de Rambouillet qu’ils avaient trouvé à louer grâce à une petite annonce de Libé. Bibi ne travaillait pas, toujours fidèle à ses principes. Quant à elle, elle faisait des piges au Figaro… Voilà, ils en étaient resté là et il ne pensait pas qu’il allait si vite avoir l’occasion d’entendre à nouveau parler d’eux.
Florian ne les voit plus très souvent lui non plus mais il a tout de même gardé des contacts parce que Bibi tient une place particulière dans sa vie. Ils se sont connus au lycée quand Bibi déclarait qu’il ne passerait jamais le bac pour ne pas « entrer dans le système », ce en quoi il a scrupuleusement tenu parole. Florian a pour lui l’admiration qu’on a pour les rebelles. Cependant, bien que n’ayant jamais fait d’études, Bibi en sait toujours plus long que tout le monde sur tous les sujets. En matière de jardinage il en remontre à un jardinier, en matière de mécanique à un garagiste, en orthographe il est plus calé qu’un instituteur de la IIIème République. Résultat il a l’art de se faire détester par tout le monde. Avec sa façon de parler en détachant les mots et en se caressant la moustache il est exaspérant, d’autant que ses connaissances sont bien réelles et qu’on ne peut jamais le prendre en défaut. Il a une curiosité universelle et passe son temps à fouiner dans les livres. Mais son véritable talent c’est de sentir l’air du temps, de comprendre son époque, de s’introduire là où il convient, de connaître qui il faut, non par snobisme mais par envie de tout savoir, d’observer. Il était à Laborde quand Laborde était à la mode. C’est là qu’il a rencontré Annie qui est aussitôt tombée amoureuse de celui qui se présentait alors comme le « copain de Félix » (Félix Guattari bien sûr). Depuis ils ne se sont jamais plus quittés, sauf quand Bibi est parti un an en Afrique pour faire de la télévision scolaire. Pendant ce temps Annie s’est consolée avec Florian. Mais quand Bibi est revenu elle est retombée dans ses bras d’où il est résulté une haine tenace de Florian à l’égard de l’infidèle et un surcroît d’admiration pour son rival heureux. Il est subjugué par celui qu’il l’appelle par dérision « Monsieur Moustache », son plus grand plaisir étant le tourner en ridicule. Car c’est vrai que Bibi a aussi un côté un peu pitoyable malgré sa superbe. En matière de littérature, par exemple, il a incontestablement une plume, ce qui lui a permis de trouver facilement un éditeur quand il a écrit son premier roman. On est frappé dès l’abord par son style alerte et drôle… mais au fil des pages l’intrigue s’enlise et l’on s’en désintéresse. Résultat son roman n’a eu aucun succès. Pour le second il a eu la chance d’intéresser un metteur en scène connu qui a décidé d’en faire un film. Gros budget, distribution éclatante… Résultat : un flop. Le premier du metteur en scène. Car Bibi a le guignon. Comme Hernani il porte malheur à tout ce qui l’entoure. Troisième roman, troisième échec. Mais cette fois son scénario est pillé par un autre metteur en scène, non moins célèbre, qui en fait un film sans l’avertir et sans qu’il touche un sou ni bien sûr que son nom n’apparaisse au générique. Résultat le film connaît le succès et lui perdra tout son argent dans le procès qu’il fera au metteur en scène. C’est toujours comme ça avec Bibi : il n’a pas de chance.
Tel est donc celui à qui Florian veut confier leur destin pour qu’il transforme le sable en or et ajoute à leur talent ce savoir faire qui le rendra efficace. « - Bibi sait écrire, lui explique-t-il, mais il ne sait pas quoi écrire, c’est ce que nous lui apporterons » - toujours selon cette idée qu’il a chevillée au corps d’une dichotomie entre le fond et la forme où la forme est au service du fond. Il y a chez lui le sourd désir de se venger de Bibi, d’utiliser son talent à leur profit, d’en faire leur nègre en quelque sorte. Notre héros, lui, n’a cure de ces considérations, la seule chose qui l’intéresse c’est que cela leur ouvrira la possibilité de se voir davantage.
Car un phénomène singulier a continué à se développer en lui, dont il avait pu constater les premiers effets quand il avait commencé à fréquenter Florian mais qui a pris depuis une ampleur tout à fait insolite : tous les moments qu’il passe avec lui ont une intensité qui ne connaît pas d’égal, qui ne ressemble à rien de ce qu’il a pu vivre jusqu’ici. Plus que d’intensité d’ailleurs il faudrait parler d’une différence de nature même, comme si rien d’autre que ces moments qu’il passe avec lui n’avait de réalité à ses yeux. Il a beau en comprendre les raisons qui tiennent sans doute à la personnalité même de Florian, à la passion qui l’habite, à sa capacité d’enthousiasme, d’étonnement, à son goût de la discussion, de la polémique, et à l’intimité intellectuelle qu’ils ont créée entre eux, il n’en demeure pas moins que ce phénomène a quelque chose de mystérieux et même d’un peu effrayant qu’il ne peut s’empêcher d’apparenter à un sentiment amoureux bien qu’il ne s’y mêle aucune espèce d’attirance physique. C’est quelque chose qu’il n’a jamais connu auparavant et dont il n’avait pas idée, quelque chose qui le rend totalement dépendant de lui sans pour autant qu’on puisse parler de domination car aucun des deux ne domine l’autre, lui semble-t-il. Alors il s’abandonne sans aucun soucis de se sauvegarder à cette forme d’aliénation dont il est parfaitement conscient, mais dont après tout il n’a aucune raison de se défier puisqu’il y trouve son bonheur.

Quelques semaines plus tard, après avoir reçu leur manuscrit, que Florian lui a envoyé pour lui demander ce qu’il en pense, Bibi leur propose de venir le voir pour en discuter. Rendez-vous est pris et au jour convenu notre héros passe prendre Florian chez lui pour l’emmener à Rambouillet. Il va de soi que Michèle a beaucoup protesté en apprenant que Florian allait déserter toute une soirée le domicile conjugal pour aller « s’amuser » avec ses copains mais celui-ci lui a fait valoir que Bibi est écrivain et que l’éventuelle publication d’une œuvre écrite en collaboration avec lui pourra rapporter beaucoup d’argent au ménage, argument auquel son bon sens paysan n’a pu rester insensible.
Les voici donc partis pour Rambouillet… Dans la voiture ils discutent de ce qu’ils vont dire à Bibi, de la façon dont ils vont s’y prendre pour le convaincre de collaborer avec eux. Florian est dans un de ces états d’excitation qu’il connaît parfois quand quelque chose le tient spécialement à cœur, un état qui confine à l’hystérie. Il rit, il s’agite, il se réjouit à l’avance de l’humiliation que Bibi ne pourra manquer de ressentir en se voyant contraint d’accepter leur proposition car après les échecs successifs qu’il a subis il ne pourra pas refuser. Et il revient complaisamment sur toutes ses déconvenues. Au fond, il a échoué en tout, dit-il : Annie a perdu sa beauté, laissant apparaître la totale stupidité qui a toujours été la sienne (notre héros qui a toujours admiré la vivacité de son esprit se tait mais n’en pense pas moins). Il en est réduit, paraît-il à réparer de vieilles voitures pour gagner quelques sous et il vient de publier un livre de cuisine sur l’art d’accommoder les restes !… Florian, qui n’est encore jamais allé dans sa maison se demande dans quel taudis ils vont débarquer…

La grille du parc, devant laquelle ils ont garé leur voiture s’ouvre sur une double rangée de tilleuls. La nuit est fraîche. À droite, une petite mare à canards où croasse une armée de grenouilles luit sous la lune, à gauche une volière se découpe sur le ciel pâle et tout au fond, un rideau d’arbres centenaires découvre une maison illuminée de l’intérieur… Bibi qui les a entendu arriver les attend sur le pas de sa porte. Il a l’allure d’un gentilhomme de campagne avec sa barbe grisonnante (car il se laisse aussi pousser la barbe maintenant ! ), son pantalon de velours côtelé et son gros pull à col roulé. À l’intérieur la maison est meublée de bric et de broc mais avec un charme fou. L’œil est attiré dès l’entrée par les tableaux, les livres, les objets posés un peu partout, de petites statuettes en terre cuite, des émaux, une quantité considérable de lampes qui distribuent une lumière à la fois intime et chaleureuse. Annie apparaît, un grand saladier dans les bras qu’elle pose sur la table, suivi d’un grand chien noir qui saute dans ses jambes. Elle les embrasse en leur souhaitant la bienvenue avec cette indolence des femmes qui ont été beaucoup aimées. Bibi ouvre une bouteille, les fait asseoir sur deux vieux fauteuils et s’enfonce lui-même dans un profond canapé en velours cramoisi. Il entreprend de se rouler une cigarette - opération méticuleuse durant laquelle quelques brins de tabac s’égarent sur sa barbe tandis qu’il lèche précautionneusement le petit cylindre de papier en le roulant entre ses doigts. Pendant ce temps Florian semble tendu. Pour meubler la conversation il fait des compliments à Annie sur sa beauté qui défie le temps. Son sourire ressemble à une grimace. Il demande des nouvelles de Sylvie son ex-femme et sœur d’Annie.. Lui dont l’appartement a toujours l’air d’être en cours de déménagement, qui est incapable d’arranger un intérieur tant soit peu accueillant (bien que Michèle soit en principe décoratrice d’intérieur), il doit se dire que ce diable d’homme est décidément le plus fort. Il lui demande comment il s’arrange pour payer le loyer. Bibi lui répond qu’il a eu beaucoup de chance parce que le propriétaire souhaitait quelqu’un pour entretenir son parc et il était donc l’homme de la situation, alors pour le retenir il lui a fait un prix. En outre il y a des communs de l’autre côté de l’étang qu’il sous-loue à des étudiants. « - Finalement tu es logé à l’œil, quoi ! commente Florian en grinçant des dents. – On peut dire ça, oui. »
Mais ils ne sont pas venus pour parler de ces futilités. Bibi tient à aborder tout de suite l’objet de leur visite. Il sort d’un tiroir le manuscrit que Florian lui a envoyé et bien sûr, comme il fallait s’y attendre, il se met à détailler point par point toutes les raisons pour lesquelles ce roman est d’une consternante nullité. Il s’en donne à cœur joie, déroulant son argumentation lentement, impitoyablement en tirant sur sa moustache, en s’arrêtant de temps en temps pour se rouler une nouvelle cigarette. On se croirait à une soutenance de thèse. Notre héros a envie de lui dire qu’il sait tout ça, qu’il n’a pas besoin de l’entendre, qu’il en pense encore pire que lui. Mais qui peut interrompre Bibi ! il leur faudra boire la coupe jusqu’à la lie. Florian, le coup tendu, les yeux tournés vers le plafond, apprécie à son juste prix cet exquis plaisir offert à son masochisme. Mais il attend le moment de prendre sa revanche. Celle-ci vient à son heure quand Bibi, ayant terminé son discours, il lui dit : « - Très bien, tu confirmes ce que nous pensions. Mais ce n’est pas pour ça que nous voulions te voir. Voilà, nous avons une proposition à te faire. Est-ce que ça t’intéresserait d’écrire avec nous ? » Bibi a un temps d’hésitation. Il doit se demander si l’autre a voulu se moquer de lui. Notre héros baisse la tête dans l’attente de l’explosion. Mais celle-ci ne vient pas. Et après un silence, à sa grande surprise il l’entend qui demande : « - Comment est-ce que vous verriez la chose ? - Eh bien il s’agirait de se livrer en quelque sorte à un jeu littéraire qui consisterait à écrire un roman à trois selon des règles qu’on inventerait… (puis se tournant vers notre héros) mais attends, il va t’expliquer. »
C’est à lui de parler maintenant. Les règles il connaît, c’est sa spécialité, il y a beaucoup réfléchi, il a compris que si ce qu’ils viennent de faire a échoué c’est que les règles n’étaient pas assez contraignantes. Et maintenant il lui est venu d’autres idées, il va entreprendre de les leur expliquer. D’abord, il faudra inventer des personnages, chacun son tour, une vingtaine au total, puis on tirerait ces personnages au sort pour composer ce qu’on pourrait appeler des « photos », c’est à dire un peu comme celles qu’on voit à la porte des cinémas, censées être extraites de l’histoire que l’on inventera ensuite en allant d’une photo à l’autre toujours selon un ordre qui dépendra du tirage au sort. Et puis enfin la dernière étape sera celle de l’écriture et là encore il faudra inventer des règles le moment venu.
Bibi qui l’a écouté avec attention du début jusqu’à la fin se caresse la barbe…impression d’avoir passé un oral et d’attendre les résultats. Mais sans hésiter à sa grande surprise Bibi déclare : « Je suis partant. » Ça alors ! Notre héros ne s’y attendait pas. Il en était resté à l’attitude toujours sourdement hostile que celui-ci avait à son égard. A-t-il changé d’opinion sur lui ou bien est-il vraiment rassuré du côté d’Annie ? Toutes ces raisons lui semblent cependant insuffisantes pour expliquer son changement d’attitude mais enfin il en accepte l’augure. Et Florian bien entendu est aux anges, il a obtenu exactement ce qu’il voulait. D’autant que l’autre maintenant manifeste son impatience. « - Alors quand s’y met-on ? » Il est convenu de se voir tous les lundis à partir de la semaine prochaine, une fois chez l’un une fois chez l’autre. « - Pas chez moi, dit Florian (il pense à la tête que ferait Michèle), chez vous plutôt. En échange j’apporterai le vin. – Alors lundi prochain ? – Lundi prochain, adjugé ! »