Florian était tout excité : « - Tu as vu cette maison ! il est en train de se ruiner, je te dis ! Et tout ça c’est pour ne pas la perdre ! Mais elle s’en ira, j’en suis sûr, elle finira par le quitter ! » Il lui rappelle la fois où elle était partie avec un amant et où il s’était rasé entièrement la barbe et les moustaches, menaçant de se laisser mourir de faim si elle ne revenait pas (l’histoire date déjà de plusieurs années mais pour lui c’est comme si c’était hier). Au bout de quelques jours elle était revenue. « - Et maintenant elle le tient. Il est son esclave !… » Florian aime ainsi se raconter des histoires. Il y a toujours un peu de vrai dans ce qu’il dit mais il en rajoute, il se laisse emporter par son imagination, il se persuade de ce qu’il dit tout en parlant. Alors inutile de le contrarier et puis après tout n’est-ce pas là ce qui fait son charme ? On l’écoute comme on regarderait un film. Fiction, réalité, tout s’emmêle et quelle importance ?… Notre héros, lui, a une autre hypothèse sur la soudaine amabilité que Bibi manifeste à son égard : est-ce qu’il ne se serait pas jaloux par hasard, non pas à cause d’Annie mais à cause de Florian tout simplement, de la place de plus en plus grande que celui-ci a pris dans sa vie ? Ce soir c’était un peu comme si Florian lui avait amené sa nouvelle maîtresse et qu’il avait entrepris de la séduire… L’idée d’être un enjeu entre eux l’amuse. Il y a certainement chez Florian la volonté de les mettre en concurrence, et justement dans le domaine où ils brillent pareillement, chacun à sa manière, l’un par sa position dans l’Université, l’autre par le fait d’être un auteur publié. Ainsi peut-il s’enorgueillir auprès de Bibi d’être le meilleur ami d’un prof de fac et auprès de ce dernier d’être le meilleur ami d'un écrivain. Gagnant des deux côtés, c’est tout à fait son genre ! Et au fond n’a-t-il pas raison ? Notre héros est impressionné par Bibi, il ne peut s’en défendre. Il ne parvient pas à oublier l’attitude dédaigneuse que celui-ci avait à son égard en d’autre temps et il conservera encore longtemps cette espèce de timidité qu’il éprouve en face de lui, tandis que Bibi de son côté, qui peut dire qu’il n’est pas impressionné par notre héros, par ses titres, ses diplômes, lui qui n’a pas même passé son bac ? qui peut dire que l’attitude qu’il a eue envers lui au début n’était pas une façon de se défendre contre la gêne qu’il éprouvait à son égard ?

C’est dire que le lundi suivant, quand c’est à leur tour de venir chez lui, c’est un grand jour pour chacun des trois. Il a tout préparé, il est allé acheter des plats cuisinés chez le traiteur, il a mis la table. À l’heure dite les plats sont dans le four prêts à être réchauffés, il n’y aura plus qu’un bouton à tourner et il sera entièrement disponible à ses invités (façon de faire la leçon à Florian qui le fait languir chaque fois qu’il vient dîner chez lui)… À huit heures précises coup de sonnette. C’est Florian avec trois bouteilles de vin. Il est exact à la minute près. À peine le temps de s’asseoir, nouveau coup de sonnette : cette fois c’est Bibi. À l’heure lui aussi, malgré les quatre-vingt kilomètres qu’il vient de faire pour venir. On s’installe dans les fauteuils, on ouvre une première bouteille, on allume une cigarette. Bibi roule la sienne, longuement, méticuleusement. Il explique qu’il a laissé Annie dans un cinéma du quartier et qu’elle viendra le rejoindre en fin de soirée. On se contente d’abord de bavarder de choses et d’autres. Bibi raconte la journée qu’il a passé chez les parents d’Annie (qui se trouvent être également les ex-beaux-parents de Florian, rappelons-nous). Notre héros les connaît bien lui aussi depuis l’époque où il allait chez eux presque tous les dimanches. En a-t-on assez parlé des parents d’Annie, et de Sylvie, et de Claude (qui poursuit dans les théâtre d’avant-garde sa carrière improbable) ! La commune connaissance qu’ils ont de tous ces gens font qu’ils se sentent aujourd’hui un peu de la même famille. Notre héros a été le meilleur ami de Claude puis celui de Sylvie ainsi que l’amoureux transi d’Annie, Florian l’amant de l’une, le mari de l’autre. Bibi a raflé finalement la mise. Cela crée entre eux une sorte de confraternité inaliénable. Et voilà que cet appartement au cœur du Quartier Latin que notre héros avait choisi pour accueillir son épouse repentante, va devenir le cadre d’un autre ménage, celui de ces trois garçons qui vont mettre en commun leur imaginaire pour engendrer une œuvre !…

 

« - Bon. Alors, on y va ? qui commence ? »… On décide de tirer aux sort. Notre héros va chercher les dés qui lui servaient autrefois pour jouer avec sa fille et cela lui rappelle l’époque de la rue de Charenton quand on se retrouvait pour jouer au Risk ou au Monopoly. La même passion, le même sérieux !… Mais y a-t-il rien de plus sérieux que jouer ? C’est en cela que le jeu entretient un étroit rapport avec la littérature. Jouer c’est redevenir un enfant et c’est aussi appliquer des règles en lesquelles s’incarne peut-être la figure parentale qu’il s’agit à la fois de se concilier et de transgresser. Jouer c’est faire semblant de croire qu’on est grand, c’est vouloir être le plus fort, c’est se raconter des histoires… « Double six ! c’est à toi. »

 

C’est à notre héros qu’est échu l’honneur d’ouvrir le bal. Il s’agit, nous l’avons dit, de présenter à ses deux partenaires un personnage, en le nommant d’abord, puis en le décrivant, dans son aspect physique, sa situation sociale, familiale, ses qualités, ses défauts, ses principaux traits de caractère, et puis ensuite de répondre éventuellement aux questions de ses partenaires. Après un moment de réflexion pendant lequel les deux autres poursuivent tranquillement leur conversation non sans une pointe de satisfaction malicieuse à voir leur ami obligé de s’abstraire pour se torturer les méninges, il les interrompt pour leur dire qu’il est prêt. « - On t’écoute. – Voilà, il s’agit d’une jeune femme d’une trentaine d’années, Virginie Ledoux, plutôt jolie, insignifiante, qui vit dans une ville de province, mariée depuis peu à un jeune employé de banque, sans enfant, promise à une vie banale. Elle n’a pas fait d’études, veut se consacrer à son foyer… » Les deux autres se gaussent : « - Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse de ça ! Elle n’a aucun intérêt ta bonne femme, aucune originalité ! » Il se défend comme il peut. « - C’est justement ça qui est intéressant, tout peut lui arriver, vous ne comprenez donc pas ! Le surgissement de l’inattendu au sein du quotidien !… Pour l’instant il ne s’agit pas d’inventer une histoire juste des personnages !… » Les deux autres ne sont pas convaincus mais Bibi est partisan de laisser passer puisque c’est la première. Florian au contraire résiste obstinément… Alors notre héros fait valoir qu’une seule voix favorable doit suffire, d’une part parce qu’avec la sienne cela fera deux, c’est-à-dire la majorité, et d’autre part parce qu’un avis positif a toujours plus de valeur qu’un avis négatif. On se range à cet argument et le personnage est finalement accepté.

Maintenant c’est au tour de Florian. Les dés l’ont désigné. Pendant que notre héros rédige sa fiche, il allume une cigarette, se verse un grand verre de vin et commence à réfléchir. Il marche à travers la pièce d’un air inspiré puis soudain s’empare d’un cendrier et court se réfugier dans la cuisine … Bibi et notre héros pendant ce temps se retrouvent en tête-à-tête. C’est la première fois depuis qu’ils se connaissent. Toujours ce malaise qui persiste, cette impression de passer un examen !… Bibi l’interroge sur son métier, sa façon de faire cours. Veut-il se montrer aimable ou est-ce un piège ? Que répondre à ses questions ? Il s’esquive, il doit avoir l’air idiot. La conversation devient mondaine, écoeurante de banalité. Enfin Florian les tire de leur malaise en réapparaissant. Ça y est, il a trouvé son personnage !… Il s’agit d’une femme également, mais d’une femme qui a un don particulier : chaque fois qu’elle éprouve une violente émotion sexuelle elle se met à avoir des visions prémonitoires et tous les hommes cherchent à obtenir ses faveurs pour connaître leur avenir… Protestations véhémentes des deux partenaires ; « - Non, non ! là vraiment, ce n’est pas possible ! Tu ne nous présentes pas un personnage, tu nous racontes déjà une histoire, tu anticipes sur la deuxième étape du jeu !… » Et en effet il viennent de rencontrer une difficulté qu’ils n’avaient pas prévue : comment inventer un personnage qui ne soit pas si peu que ce soit déjà engagé dans une histoire, à moins qu’il ne soit totalement insignifiant comme le précédent ? Et ils ne peuvent faire un roman avec des personnages qui soient tous totalement insignifiants. Un personnage en fait n’existe pas en soi. Il est la somme de ce qui lui arrive. En un mot ils viennent de découvrir l’existentialisme ! Florian, lui, ne voit pas si loin, il voit simplement que les deux autres refusent son personnage. Il s’agit évidemment d’un complot. Il s’en suit d’interminables discussions qui bientôt, le vin échauffant les esprits, virent à la dispute. Florian accuse les deux autres de vouloir l’humilier, de ne s’être engagé dans ce jeu que dans le but de lui faire la peau. Faute de parvenir à une conclusion, on décide de passer à table tout en continuant à discuter. Notre héros court allumer son four. On parle (on hurle) en mangeant sans faire attention à ce qu’on avale. Les petits plats, qu’il a méticuleusement choisis chez le traiteur, passent totalement inaperçus (mais quelle importance ? il ne s’agit évidemment pas de ça) . Quand il va à la cuisine chercher la suite, il entend les deux autres qui continuent à se battre. Un épais nuage de fumée flotte dans la pièce. Les trois bouteilles sont vides, il va en ouvrir une quatrième qu’il avait prévue en réserve quand soudain on sonne à la porte, c’est Annie. On l’avait oubliée celle-là ! Son arrivée passe à peu près inaperçue. On lui donne une assiette en lui disant de se servir pendant que les discussions se poursuivent. Finalement Florian consent à proposer un autre personnage, toujours persuadé cependant d’être victime d’un complot. Il s’en tire en proposant cette fois le personnage d’une avocate, spécialisée dans les causes féministes (visiblement inspirée de Gisèle Halimi) qu’il nomme Arlette Mahaut. Soulagés de pouvoir lui donner leur blanc seing les deux autres acceptent sans discuter et la paix revient dans le groupe.

Pendant ce temps Annie, qui suffoque à cause de la fumée, est allé ouvrir une fenêtre et suggère à Bibi qu’il serait peut-être temps de rentrer. Il est en effet plus d’une heure du matin. Comme Florian est venu en métro (il ne se sert de sa voiture que pour les obligations familiales car elle appartient au couple) Bibi lui propose de le raccompagner. Les voici donc repartis tous les trois laissant notre héros tout seul.

 

La pièce ressemble à une scène de théâtre après la représentation. Il s’empresse de tout ranger, débarrasse la table, vide les cendriers, remet les meubles en place… Pourquoi cette soudaine frénésie à effacer les traces de leur passage ? Pour lutter sans doute contre l’angoisse qui l’étreint. Pendant ce temps ils doivent être en train de rouler en voiture en reparlant de la soirée et lui il est là, comme un directeur de salle quand les artistes sont partis, avec la vague impression de s’être fait avoir, que le jeu n’était pas égal entre eux parce qu’eux ils ont des arrières, un foyer, une vie de famille et que lui il joue tapis, il n’a rien d’autre. Toujours le même, l’éternel problème ! Ah ! femmes, femmes que vous me donnez de tourments ! Pourquoi aussi Marie s’obstine-t-elle à ne pas revenir ? Elle le désire autant que lui. Mais les circonstances de la vie les ont séparés et voici que le temps maintenant les éloigne. Mais il saura attendre, il faut être patient, il saura se montrer plus fort que le temps, plus fort que les circonstances. Ce n’est pas bien difficile, il suffit de tenir, d’être patient et de la patience il en a à revendre. Rien ni personne ne pourra s’opposer à sa volonté et à cette certitude qui l’habite entièrement qu’elle reviendra un jour ou l’autre. Justement il lui semble que depuis quelques temps quelque chose bouge, que quelque chose a changé dans sa vie. Il le sent, il le devine, il ne saurait dire à quoi…