On dirait toujours qu’elle s’en va en morceaux, qu’elle s’éparpille en fragments qui ne collent pas ensemble. Autrefois c’était déjà pareil : il ne parvenait pas à établir un lien entre celui qu’il était au lycée, ce petit garçon un peu timide, facilement moqué par ses camarades et l’enfant prodige qui triomphait sur la scène de l’opéra, sans parler de celui qu’il était avec ses parents ou encore avec les filles, tous différents, séparés les uns des autres par une cloison étanche, ce dont il retirait le sentiment que son être véritable n’était en aucun d’eux mais se situait autre part, dans un ailleurs inaccessible où, solitaire, il régnait en maître. Et aujourd’hui, est-il celui qui attend le retour de Marie en pleurant sur son amour perdu ou celui qui fait rire Florian des aventures du précédent, ou celui qui part tout seul à la découverte de l’île du Possible ou encore celui qui chaque semaine va donner ses cours à Verriers devant des étudiants admiratifs autant que dubitatifs ? Ils doivent se douter, eux, qu’il y a quelque chose en lui qui ne colle pas (c’est le cas de le dire). Tout se passe comme s’il menait parallèlement plusieurs vies. Agent double ? Non. Il ressemble plutôt à ces chanteurs qui naguère faisaient trois ou quatre cabarets dans la même soirée ou à ces acteurs qui jouent à neuf heures dans un vaudeville et à minuit sur une petite scène de la rive gauche une pièce d’avant-garde. Où donc est le vrai ? Quand on croit qu’il s’amuse il s’ennuie, quand on croit qu’il est en colère il fait semblant, parce qu’en réalité il est incapable de se mettre en colère. Trop indifférent pour cela. Il sait qu’il lui sera toujours impossible de toutes façons d’atteindre ce qu’il cherche, que « la fleur de la sensation est perdue », comme dit Flaubert. Alors tout le reste il s’en fiche. Il doit être exaspérant pour les femmes à qui il n’a jamais accordé de l’aimer, parce qu’il ne croit pas à leur cinéma et qu’il les méprise de se laisser prendre au sien. Mais sa lucidité n’est que l’expression de son impuissance. Il veut détruire le jouet qu’il a entre les mains faute de savoir s’en servir et le sexe n’est pour lui qu’une façon de prendre sa revanche contre ces femmes qu’il ne parvient pas à aimer. D’ailleurs n’est-ce pas le double sens qu’on donne au mot « baiser » ?

Parce que de ce côté-là ça va très bien, merci. Il rattrape le temps perdu. Les petites annonces ont ouvert un espace illimité à ses appétits de conquête (Et comme Alexandre je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes…). Après la première annonce, comme on pouvait s’y attendre, il en a mis une seconde, puis une troisième et chaque fois, après avoir rejeté à l’eau le menu fretin, il est parvenu tout de même à ramener dans ses filets une ou deux belles pièces qui lui permettent de considérer qu’il obtient un bon retour sur investissement. Et curieusement, c’est à l’occasion de ces rencontres éphémères qu’il se sent au plus près de celle qu’il a emmenée au hasard, n’importe où, dans une quelconque ville de province, sous prétexte d’aller se balader. Ils ne sont l’un pour l’autre que des « faute de mieux », cette commune condition les rapproche.

Elles se nomment Christiane, Catherine, Lucie ou Barbara, tous ces prénoms se confondent dans sa mémoire mais il n’oubliera jamais la petite chambre de l’Hôtel des Voyageurs à Longwy, tapissée d’un papier à fleurs vieillot, qui donnait sur une rue déserte. Toutes les vitrines étaient aveuglées par des planches et aux fenêtres tous les volets étaient fermés. On aurait dit une ville abandonnée à la suite de quelque catastrophe (ils avaient appris ensuite qu’elle venait de subir de plein fouet la crise des aciéries et avait perdu la moitié de sa population). Seul l’Hôtel des Voyageurs, Dieu sait pourquoi, était encore vivant. C’était seulement la deuxième ou troisième fois qu’ils se voyaient et pendant la nuit ils s’étaient livrés à leurs petites cochonneries habituelles. Personne ne pouvait savoir qu’ils étaient ici. Le crime parfait en quelque sorte ! Au matin, ils étaient descendu prendre leur petit déjeuner au bar de l’hôtel et assis en face d’elle il repensait en la regardant aux quelques heures qu’ils venaient de passer ensemble. Elle s’était déshabillée pour lui, elle lui avait abandonné son corps, elle l’avait laissé fouiller dans son intimité. Les filles parfois sont incroyables ! Et même s’il ne trouvait rien à lui dire maintenant il se sentait bien parce qu’il savait que cet instant qu’ils étaient en train de vivre ensemble, l’esprit encore étourdi par leurs exploits de la nuit, dans l’odeur du café crème et des croissants chauds, ils ne pourraient jamais le partager avec personne d’autre et que son souvenir leur appartiendrait à tous les deux pour toujours. Il regardait son visage aux traits un peu trop épais, la façon dont elle mordait dans sa tartine, dont elle relevait de temps en temps les yeux sur lui en se demandant sans doute ce qu’il avait dans la tête, ce qu’ils étaient venu faire ici et quelle serait la suite des événements… La suite ? Ils étaient allé visiter Thionville l’après-midi - Thionville ! - et puis le soir ils étaient rentrés à Paris et ils ne s’étaient plus jamais revus.

 

Il y en avait une autre qui s’appelait Céline. De dos elle était magnifique : une silhouette de rêve, de longues jambes, des gestes élégants. Quand elle se retournait, hélas, on aurait dit que son visage avait été fouetté par une bourrasque. Un nez cassé qui partait de travers, des dents qui se chevauchaient. Un vrai désastre ! D’autant qu’on pouvait deviner derrière ce paysage fracassé la beauté qu’elle aurait pu être si les vents avaient été plus calmes. Elle était très fière d’ailleurs de montrer des photos de sa mère qui semblait une femme de grande classe et dont le visage régulier offrait l’image d’une harmonie parfaite. « - Ta mère ne t’aime pas, lui disait-il. Regarde la vérité en face ! Si elle t’aimait aurait-elle pu commettre le crime de te laisser dans cet état ? Il y avait des choses à faire, je ne sais pas moi, ne serait-ce que de te faire porter un appareil dentaire par exemple !… » Ces propos avaient le don de la mettre en colère. Elle refusait d’en convenir, elle refusait même d’en parler. Mais il insistait. Aurait-elle eu besoin de recourir aux petites annonces si elle avait eu un visage normal ?… Ses malheurs lui avaient donné un caractère imprévisible et impétueux. On n’était jamais éloigné avec elle de la zone des tempêtes et l’on voyait toujours au loin crépiter des éclairs. Mais comme elle était intelligente son commerce était agréable. Notre héros avait pris l’habitude d’aller la voir dans le joli studio qu’elle occupait près de la place des Ternes. Il ne fréquentait guère ce quartier avant de la connaître mais pendant quelques mois il avait fini par lui devenir familier. C’est ainsi que chaque femme dans sa mémoire s’associe au souvenir d’un quartier de Paris.

À cette époque, donc, il allait garer sa voiture sous les marronniers de l’avenue Gouvion-Saint-Cyr, près de la caserne des pompiers, puis remontait à pieds par la grande artère déserte, d’où l’on entend toujours au loin le grondement du périphérique, jusqu’au square du Graisivaudan où des immeubles Art Nouveau dressaient leurs façades lactescentes entre des bosquets de verdure. C’est là qu’elle l’attendait. Aussitôt arrivé ils se mettaient à l’ouvrage.

Elle avait un tempérament impérieux mais restait toujours, dans le déduit, totalement passive, attendant tout et ne donnant rien. Un jour qu’il avait voulu l’amener à lui accorder certaine petite faveur dont il était friand, moins pour le plaisir qu’il en tirait d’ailleurs que pour mesurer le degré de pouvoir qu’il exerçait sur celle dont il exigeait ces choses, elle avait sauté du lit et s’était enfuie toute nue sur le palier, ce qui l’avait conduit à penser qu’il valait mieux ne pas insister. Il en avait pris son parti, trouvant une compensation dans la façon particulièrement sonore dont elle manifestait son plaisir quand celui-ci s’emparait d’elle, ce qui flattait son orgueil et devaient secouer ce quartier accoutumé d’ordinaire à plus de quiétude. Avait-elle des sentiments pour lui ? C’était difficile à dire. Il s’entendaient bien, c’était déjà beaucoup. Il s’était établi entre eux une sorte d’amitié indépendante de leurs relations amoureuses qui menait en quelque sorte sa propre vie parallèlement à l’autre.

Un jour pourtant qu’il repartait comme d’habitude vers deux heures du matin pour rentrer chez lui (car il détestait passer la nuit dehors, n’appréciant rien tant que le moment où il se retrouvait seul, libre d’achever sa nuit comme il le désirait, elle lui avait soudain demandé de rester et comme il lui avait répondu qu’il n’en était pas question, dans un brusque mouvement elle s’était jetée sur la porte d’entrée qu’elle avait bouclée à double tour, s’emparant de la clé et la tenant serrée dans son poing fermé en le défiant du regard. C’est elle ou moi, avait-il pensé à cet instant. Si je cède je suis foutu ! Alors il avait tenté de s’emparer de la clé mais elle s’était soudain dégagée d’un coup et comme possédée par le diable elle l’avait jetée par la fenêtre… Qu’allait-il faire ? appeler les pompiers pour qu’on vienne le délivrer ? Il sentait la panique s’emparer de lui. Voilà qu’ils étaient enfermés tous les deux et au mieux il serait ridicule ! Décidemment cette fille était folle. Il aurait dû s’en méfier, On ne se méfie jamais assez des femmes. Tout ça pour glaner quelques petits plaisirs minables, et qu’elle lui refusait en plus !… À cet instant il la haïssait. Jamais elle n’obtiendrait plus rien de lui, ça au moins c’était une chose certaine. Si elle avait cru faire avancer ses affaires en agissant ainsi c’était raté !…

Alors, comme il commençait à désespérer, il l’avait vu, soudain calmée, se diriger vers sa penderie, fouiller dans la poche de son manteau et sortant un double de la clé la lui jeter à la tête avec un tel air de mépris qu’il était reparti sans demander son reste.

Ils s’étaient revus cependant. Avec elle ce genre de scènes était sans conséquences et faisait partie pour ainsi dire de l’ordinaire des jours.

Une autre fois ils étaient allés au bord de la mer. En se promenant il lui décrivait la vie qu’elle aurait plus tard quand elle l’aurait quitté et qu’elle aurait trouvé quelque jeune clerc de notaire, forcément très laid et promis à un brillant avenir. Elle irait s’installer avec lui à Saumur ou à Vendôme (il avait une vision très balzacienne de son destin). Elle riait mais ne disait pas non. Le soir ils étaient descendus dans un hôtel qui donnait sur le port (ce devait être en Bretagne) et ils avaient dîné de coquillages. Autour d’eux il y avait d’autres couples qui s’apprêtaient comme eux à faire l’amour. Une fois dans leur chambre, comme ils s’attelaient à la tâche, il avait entendu en effet qu’on en faisait autant dans la chambre à côté et il essayait de deviner qui parmi tous ces couples qu’il avait vus à table quelques instants plus tôt s’employait ainsi avec une évidente ardeur. Mais comme il n’y parvenait pas il se faisait des réflexions philosophiques sur l’impossibilité qu’il y avait à faire une relation entre l’image que l’on pouvait avoir des gens dans la vie et leur façon de faire l’amour. Le couple était tout proche d’eux cependant, séparé seulement par l’épaisseur d’une cloison. Il lui avait semblé d’ailleurs que de l’autre côté on était attentif aussi à leurs propres ébats. Cela se manifestait par une certaine synchronisation de leurs rythmes respectifs qui ne pouvait pas ne pas être conscient. Peu à peu il s’était même établi entre eux une sorte de dialogue malicieux fait d’accélérations et de ralentissements dont il était de plus en plus évident qu’ils étaient délibérés. Ce dialogue se passait d’ailleurs entre les deux hommes, les femmes ne jouant en l’occurrence que le rôle d’instruments passifs, ignorants de l’usage qu’on en faisait. À cette idée une joie nouvelle s’était alors emparé de lui. À une séquence un peu plus complexe, faite de longues et de brèves (Céline était à cet égard un instrument de musique aux qualités incomparables), son invisible correspondant venait de lui répondre de l’autre côté par une séquence semblable. Eussent-ils possédé l’alphabet morse qu’ils auraient pu s’envoyer des messages ! Mais ils s’étaient contenté de jouer comme des enfants à ce nouveau jeu qu’ils venaient d’inventer, au terme duquel il était apparu qu’une tacite rivalité les opposait entre eux sur le fait de savoir lequel des deux se fatiguerait le premier. C’était inévitable, il faudrait bien que l’un d’eux capitule ! Or il arrivait à notre héros, quoique bien fragile en ce domaine, qu’à certaines occasions dont il était bien incapable de comprendre les raisons, il était gratifié de capacités illimitées au point qu’il ne s’arrêtait alors que par peur de fatiguer sa partenaire. Cette fois-là justement il se sentait tout à fait dans ces dispositions, stimulé par l’envie de river son clou au rival invisible. Le duel s’était donc poursuivi une partie de la nuit jusqu’à ce que l’autre enfin se lassât et que les deux femmes, ravies sans doute de la passion qu’elles avaient suscitée, s’abîmassent dans le sommeil.

Le lendemain au petit déjeuner, retrouvant dans la salle à manger les convives de la veille, il avait tenté de deviner qui avait été son partenaire d’un soir, mais comment le savoir ? On leur aurait donné à tous le Bon Dieu sans confession. Certains couples étaient déjà d’un âge respectable, d’autres semblaient en voyage de noce. Celui-ci peut-être… Lequel parmi tous ces hommes était-il entrain lui aussi de tenter de le reconnaître ? Et sa femme était-elle au courant de cet espèce d’adultère qui s’était commis à ses dépends ? Autant de questions qui resteraient à jamais sans réponse. Ce matin-là le visage fracassé de Céline n’exprimait que la douce quiétude d’une femme comblée et tandis que les autres s’affairaient à payer leur note elle s’était mollement appuyée à son bras en lui disant : « - Mon chéri, allons nous promener sur la plage, veux-tu ? »