Depuis quelque temps il s’en doutait mais elle le lui a avoué clairement l’autre jour quand ils ont déjeuné ensemble dans ce petit restaurant au bord de l’autoroute où ils ont coutume de se retrouver. Elle a connu un autre homme pendant les vacances. Alain et elle étaient partis faire une croisière en péniche le long de la Seine et au cours des étapes ils ont fait la connaissance d’un groupe de jeunes gens qui suivait le même itinéraire qu’eux. « - Tu sais ce que c’est, on se rencontre aux écluses, on bavarde et puis, et puis… » L’homme en question s’appelle Patrick, il est plus jeune qu’elle et dirige un foyer pour travailleurs immigrés près de la porte d’Italie. Au début elle pensait que c’était un simple flirt, une façon d’embêter Alain qui est toujours jaloux comme un tigre, mais ils se sont revus au retour et depuis… « - Oh ! rien de bien sérieux, tu sais, mais il est très gentil et ça me change les idées. » Notre héros a tout de suite compris le parti qu’il pouvait en tirer. Si elle quitte Alain pour ce Patrick qui ne doit pas être bien dangereux ce sera un premier pas sur le chemin de son retour. D’autant que comme il habite près de la porte d’Italie, dans l’appartement de fonction dont il dispose à l’intérieur de son foyer, il pourra aller la voir aussi souvent qu’il veut. Ce plan lui paraît d’une habileté diabolique. Car ce qu’il lui faut avant tout c’est l’arracher à cette maison où elle est aujourd’hui, avec sa belle cuisine, son jardin, sa piscine (parce qu’il est en train de faire creuser une piscine maintenant ! ), l’arracher aux griffes de ce voyou qui veut la garder pour lui tout seul, et elle trouvera certainement plus de motivations à le faire si c’est pour aller se jeter dans les bras d’un jeune amant que pour aller retrouver son vieux mari. Quant au jeune amant il aura servi en quelque sorte de sas de sortie. De quel droit se plaindrait-il ? Il en aura profité malgré tout. D’autres s’en contenteraient. Marie trouve le plan intéressant, d’autant qu’ainsi, dit-elle, Alain, ne saura pas où la poursuivre quand elle sera partie.

Pendant les quelques semaines qui précèdent la date fixée pour son départ les voici donc entièrement occupés à préparer son déménagement, ce qui est une occasion pour eux, une fois de plus, de courir les magasins. On choisit de nouveaux sièges, un nouveau lit, un joli tapis. Le travailleur social, de son côté, s’affaire dans son foyer. Il repeint les murs, change les rideaux. Il est tout étonné qu’elle ait consenti si facilement à venir habiter chez lui et il en est très fier. Notre héros serait curieux de le connaître d’autant que Marie lui en a très peu parlé et ne semble pas pressée de lui présenter. Leur rencontre doit se faire le jour de son départ. Elle a décidé de s’en aller à l’improviste, un après-midi, pendant qu’Alain serait à son travail. Notre héros viendra la chercher en voiture, l’autre transportera ses affaires dans sa camionnette… Au jour convenu ils se retrouvent donc devant chez elle. Quand il arrive, Patrick est déjà là. Il vient de sonner à la grille et attend qu’elle descende. Il paraît très jeune, pas très beau, et semble intimidé. Notre héros le met à l’aise : « - Alors c’est vous le fameux Patrick ? Moi, je suis le mari… » Quelques secondes après elle apparaît, nerveuse, préoccupée. « - Allons-y, il n’y a pas de temps à perdre, Alain pourrait rentrer d’un instant à l’autre » On se met donc à trois pour descendre la table et les chaises qu’elle veut emporter parce qu’elles lui viennent de sa grand-mère – ce sont les meubles dans lesquels il a vécu lui-même à Verriers et il est tout ému de les revoir… Il y a aussi le service en porcelaine que sa mère leur avait offert pour leur mariage, le robot ménager, cadeau de son père, un guéridon, divers bibelots, tout un petit déménagement en somme. Patrick et notre héros rivalisent d’ardeur, aucun des deux ne voulant paraître plus fatigué que l’autre et d’ailleurs cet effort accompli en commun contribue à créer entre eux une sorte de camaraderie. Ils en viennent rapidement à se tutoyer… Quand tout est embarqué ils se sentent rassurés parce qu’ils vont enfin pouvoir repartir avant que l’autre ne rapplique. Mais elle leur demande encore de l’attendre un moment. Il faut qu’elle lui laisse une lettre pour expliquer son départ. Et elle disparaît à nouveau dans la maison. « - Elle aurait pu préparer sa lettre avant ! » maugrée notre héros. Il allume une cigarette, appuyé à sa voiture. « - Alors ça ne te fait pas peur ? – Quoi donc ? – Eh bien, de t’embarquer avec elle. - Non, non, je crois que ça ira dit Patrick en souriant. Il a l’air de plus en plus mal à l’aise, il essaie de faire bonne figure et tous deux restent là à se regarder en chiens de faïence tout en surveillant le bout du chemin où Alain pourrait apparaître à tout moment… Après une longue attente heureusement elle ressort de la maison. Elle a enfin fini d’écrire sa lettre. On peut partir. Elle monte dans la camionnette de Patrick. Normal après tout, c’est avec lui qu’elle part. Notre héros les suivra dans sa voiture. Direction Porte d’Italie… Petit moment d’angoisse en passant devant la clinique d’Alain qui doit être en train de travailler sans se douter de rien… Trois quarts d’heure plus tard ils arrivent devant un petit bâtiment en béton situé dans le no man’s land qui sépare les maréchaux du périphérique. « - Mais c’est très joli ici ! il y a même des arbres… » L’appartement de Patrick est au rez-de-chaussée. Au dessus il y a les chambres des pensionnaires. Et voilà qu’il faut de nouveau transporter les meubles, les objets, la vaisselle, le robot ménager… À l’intérieur les peintures sont encore fraîches, les rideaux neufs, il a même fait changer la moquette. Décidemment voilà un homme attentionné ! Mais le temps n’est pas à la contemplation… Le jour commence déjà à décliner quand ils ont fini de tout rentrer. Les derniers colis sont entreposés dans le hall du foyer et Patrick leur propose alors de sabler le champagne pour fêter l’événement. Ils vont s’asseoir dans la cuisine et il tire une bouteille du frigidaire, s’excuse de n’avoir que des verres en plastique à leur offrir. « - Qu’importe ! qu’importe ! À la tienne, Patrick ! À la tienne, Marie… » Elle a l’air émue, elle doit penser à Alain qui est sûrement rentré maintenant et a trouvé la lettre. Pour détendre l’atmosphère notre héros fait des plaisanteries. Il met en garde Patrick contre la propension qu’elle a à partir sans prévenir. Il parle de Michel qui a été sa première victime, puis lui et maintenant Alain. « - Mais tu vois, nous lui restons fidèles malgré tout. Michel serait venu nous aider aujourd’hui s’il n’était pas au Brésil. Nous formons une sorte de club… » Et notre héros est sincère en disant cela. Il pense que les hommes qui ont aimé une même femme sont liés ensemble. Ils forment entre eux une sorte de confrérie et doivent continuer à la servir jusqu’à la fin de leur vie… Patrick l’écoute sans rien dire tandis qu’il continue : « - Tu vois, Alain voulait la garder pour lui. C’est ce qui l’a perdu. » Comme il se fait tard notre héros se résout cependant à les quitter. « - Je vous laisse. Après tout c’est votre nuit de noce, n’est-ce-pas ! » (rires gênés). En partant il a la satisfaction de constater que Marie est très émue. Elle le raccompagne jusque sur le pas de la porte. Il est évident qu’elle préfèrerait rester avec lui. Mais non, pas tout de suite ! ce sera pour plus tard. Ils s’embrassent tendrement.

À peine est-il rentré que le téléphone sonne. Évidemment il s’y attendait ! C’est Alain. Trois ou quatre fois il a déjà essayé de le joindre. « - Que se passe-t-il ? Où est-elle ?… » Il a la voix défaite, s’exprime de façon presque inaudible. Il a perdu toute sa superbe, tout son bagout. Mais que peut-on lui dire pour le consoler ? Il n’y a rien à dire dans ces cas-là, notre héros est bien placé pour le savoir. Surtout ne pas lui laisser croire qu’il se réjouit de ce qui lui arrive, qu’il est content de prendre sa revanche. Au contraire, il est de tout cœur avec lui. Qui pourrait mieux le comprendre que lui ! À cet instant il aimerait être là pour le soutenir, pour l’aider. Pour un peu il l’inviterait à dîner. « - Mais aussi pourquoi ne m’as-tu pas écouté quand je te disais qu’il ne fallait pas vouloir la garder pour toi ? Ça aurait été si simple de la partager ! Est-ce que nous ne nous entendions pas bien !… » Seulement l’autre n’a cure de ses bonnes paroles. Ce qu’il veut seulement c’est savoir où elle est. « - Elle est avec toi, n’est-ce-pas ? – Non, je te jure. – Mais tu sais où elle est partie. – Naturellement je le sais (délicieux sentiment de supériorité), mais je ne peux pas te le dire. – Donne-moi au moins une indication. – Impossible… » Après plus d’une heure Alain finit par raccrocher. Mais il ne s’est pas passé cinq minutes que le téléphone sonne à nouveau. Cette fois ce sont les parents. Notre héros ne les a jamais rencontrés mais Marie lui en a souvent parlé (un ancien pâtissier, sa femme à moitié débile). Ils le prennent de haut, demandent des explications. « - Nous allons faire appel aux gendarmes. Elle a emporté des objets qui appartiennent à notre fils… » Cette façon de tout ramener à des questions d’argent ! Pauvre Alain ! Il leur raccroche au nez.

 

Le lendemain il est allé donner ses cours à Verriers comme d’habitude, en vertu du principe selon lequel les différents compartiments de sa vie ne communiquent pas entre eux. Le samedi suivant son récit des événements fait fureur auprès de Florian. Non, ça vraiment c’est plus fort que tout ! cette femme le dépassera toujours !… Le dimanche il va déjeuner chez ses parents. Il n’a toujours aucune nouvelle d’elle. Savoir attendre, tout est là. Quelques jours plus tard en effet elle lui téléphone : « - Tu sais, ça ne va pas très fort. – Comment cela ? - Je ne crois pas que je vais rester chez Patrick. – Pourquoi ? – Parce que nous sommes trop différents. D’ailleurs il l’a très bien compris. – Mais où vas-tu aller ? – J’ai trouvé un petit deux-pièces à deux pas d’ici. (Encore une étape sur le chemin de son retour, pense-t-il) – Et quand comptes-tu t’y installer ? - La semaine prochaine. » Ils se donnent rendez-vous place d’Italie pour qu’elle le lui fasse visiter.

 

Un immeuble récent. Des fenêtres qui donnent sur l’avenue. Cette fois le déménagement se fera sans lui. Patrick a réquisitionné des pensionnaires de son foyer pour l’aider. « - Tu n’auras qu’à venir me voir quand tout sera fini » Le surlendemain c’est fait. Il retrouve la table, les chaises, le guéridon installés à leur nouvelle place. Ils vont au Bazar de l’Hôtel de Ville choisir des rideaux.

Quelques jours se passent encore durant lesquels il l’aide à parfaire son installation. À la troisième ou quatrième visite, alors qu’il traverse le hall de l’immeuble il tombe sur Alain qui sort de chez elle.

« - Qu’est-ce que tu fais là ? – Marie m’a demandé de venir pour lui servir de caution par rapport au loyer. » Notre héros se précipite chez elle. « - Je viens de rencontrer Alain. Il m’a tout dit. Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu es folle ? Te servir de caution ! Mais c’est la meilleur façon de lui donner de nouveau prise sur toi ! – Je ne pouvais pas faire autrement. Je n’ai pas voulu faire appel à toi. – Autant dire que maintenant il pourra considérer que tu habites chez lui. – Mais pas du tout, c’est un simple arrangement. Tout est clair entre nous. – Mais ne sois donc pas naïve ! Tu sais très bien qu’Alain ne donne jamais rien pour rien. » Quelques temps plus tard en effet Marie lui annonce qu’Alain lui a fait une proposition : puisqu’elle tient à habiter ce quartier il y a une résidence en construction non loin de la Cité Universitaire où il compte acheter un grand appartement avec terrasse donnant sur le parc Montsouris. Si elle consent à revenir habiter chez lui en attendant la fin des travaux elle pourra ensuite venir s’y installer, elle y sera chez elle. « - Et tu as accepté ! – Ici c’est un peu petit, tu comprends. » Oui, au fond c’est une bonne solution, consent-il à reconnaître. Quand elle sera là-bas il pourra venir la voir quand il voudra et considérer qu’il est un peu chez lui. Car chez elle c’est chez lui, puisqu’ils s’aiment…