Au fond, se disait-il, pourquoi ne profiterais-je pas de cette idée pour mon propre compte puisque après tout c’est à moi qu’elle appartient. Il me faudrait pouvoir la mettre en pratique dans un cadre plus respectable, plus digne d’elle… Et c’est ainsi que comme on lui demandait d’apporter sa contribution à un programme de formation continue que son université était en train d’élaborer à l’intention des professeurs du second degré, il se persuade que rien ne l’empêcherait de le proposer sous la forme d’un atelier d’écriture durant lequel il amènerait les participants à écrire un roman collectif selon les règles qu’il a inventées, doutant cependant que l’on puisse faire bon accueil à son initiative tant elle lui semble sortir des normes habituelles. Cependant la mansuétude de l’université est telle - ou son manque de vigilance peut-être ou son propre crédit, allez savoir ! - que contre toute attente sa proposition est acceptée. Il en a presque honte. Ainsi est-il parvenu à ce qui représentait pour lui un enjeu majeur de son existence : faire reconnaître ce qui aurait eu toute raison d’être mis au rang d’un enfantillage comme étant digne de figurer dans un programme académique, légitimer en quelque sorte leurs beuveries du lundi soir et, comble de tout, être payé pour ça ! La chose le laissait songeur. Non qu’il ne fût sincèrement convaincu de l’intérêt de ce qu’il proposait mais en même temps il ne pouvait s’empêcher de considérer cette initiative comme une gigantesque farce. Ainsi pourrait-il enfin apporter à son père la preuve irréfutable que contrairement à ce qu’il prétendait la vie était bien une rigolade !

 

Ils sont donc là une quinzaine le premier jour à se présenter devant lui, jeunes pour la plupart, c’est-à-dire à peu près du même âge que lui, et qui pourtant paraissent déjà plus vieux parce qu’ils ont tous une famille, des enfants, un pavillon à la campagne - lui bien sûr ne le sachant pas précisément mais le devinant rien qu’à les regarder, doux, timides, bien élevés, cravatés, respectueux, impressionnés de remettre les pieds dans ces lieux où ils ont été autrefois étudiants. Voilà donc ce que j’aurais pu devenir, se dit-il, si j’étais resté dans un lycée. Ils sont fatigués par leur travail, par les copies à corriger, par les classes à tenir dont ils étaient encore en train de parler entre eux en l’attendant. Ils ont laissé leurs élèves pour venir ici - car notre héros découvre avec stupeur à cette occasion que ces heures de formation sont prises sur leurs heures de cours, ce qui donne à cette réunion quelque chose de clandestin qui ajoute à son attrait. Au fond il les entraîne à faire l’école buissonnière ! Il va les engager sur des sentiers où il n’ont guère coutume de s’aventurer et où la seule lumière qui pourra les guider sera celle de leur imagination. En ont-ils mesuré les risques ? Tout en faisant son exposé d’introduction, il les regarde un à un. Derrière chacun de ces visages il y a une vie. Bien sûr il a dès l’abord repéré la plus jolie, une petite brune aux yeux verts dont il est déjà prêt à tomber amoureux. Mais elle a une alliance. Mariée évidemment ! Elle a dû épouser un jeune cadre commercial ou financier. Que ne l’a-t-il rencontrée avant ? L’aurait-elle préféré ? Mais non bien sûr, les hommes qui lui plaisent doivent être grands, sportifs, ambitieux, ils font du tennis ou du golf… En attendant c’est lui qu’elle écoute pourtant, et qu’elle admire peut-être grâce au pouvoir de son verbe… elle esquisse un sourire en le regardant. Elle a des lèvres à fondre de plaisir !… Et puis il y a ce grand barbu, costaud à la carrure de rugbyman assis à côté d’elle. Celui-là ce doit être le leader syndical de son établissement, toutes ses élèves sont folles de lui… et puis cet autre, minuscule, presque un nain, qui a l’air doux comme un agneau. Il a une alliance lui aussi. Quelle femme a-t-elle pu avoir l’idée saugrenue de l’épouser !… Et puis cet autre encore, plus âgé, d’une laideur répugnante, style vieux colonial. Dans tous les lycée il y en a un comme ça, que les autres tâchent d’éviter, accusent de vices secrets, et qui vit avec une femme qu’il a ramenée du pays. Ils sont tous là, tous les types de cette petite comédie humaine qu’on appelle « le corps enseignant », habitués à être derrière la chaire et redevenus élèves pour une fois, qui l’écoutent lui, pas plus vieux qu’eux, leur débiter ses salades, leur raconter ce qu’il fait tous les lundis soir avec Bibi et Florian. Mais quel sens cela peut-il avoir pour eux ? N’est-il pas en train d’aller trop loin ? Ne s’est-il pas trompé ? Ils trimballent leurs soucis de famille, leur barbecue, la balançoire du petit, les notes à sortir avant le prochain conseil de classe, et il est là à leur parler de photos et de tirage au sort !… Et tout à coup il a honte. Dans la vie il faut savoir choisir et eux ils ont choisis, pas lui. Lui, il veut jouer sur tous les tableaux. La seule chose qui l’intéresserait ce serait la petite brune aux yeux verts mais justement elle se penche sur l’épaule de son voisin et lui parle à l’oreille. Elle couche avec lui, c’est sûr !…

 

« - Et maintenant chacun va inventer son personnage. Qui commence ? Qui tire ? »… Ils jouent très consciencieusement le jeu à tour de rôle. Mais ce qu’il n’avait pas prévu c’est qu’un imaginaire collectif ça marche à trois, pas à quinze et pour que l’ange descende les visiter il faudrait qu’ils soient un groupe, un vrai, avec tout ce réseau de désirs qui s’entrecroisent, s’entrelacent, se heurtent, s’épousent, se contrarient, toute cette fricassée de libido qui fait qu’un groupe existe d’où peut sourdre une vie secrète qui ne demande qu’à jaillir. Mais ici de tous ces tirages il n’y a rien à tirer, et il s’avise soudain que ce qu’il leur a proposé n’est qu’une mascarade. Pourtant il lui faudra tenir jusqu’au bout maintenant. Une dizaine de séances sont prévues, de deux heures chacune. Il en a des sueurs froides… En raison du nombre de participants il est impossible de ne faire qu’un seul roman, il les divise donc en petits groupes, impossible également que chacun lise ce qu’il a écrit, ils n’en ont pas le temps, impossible de toutes façons d’écrire sur place, alors il leur demande de lui envoyer par la poste ce qu’ils auront produit chez eux pour qu’il puisse le commenter la prochaine fois. Et c’est ainsi que durant les jours qui suivent il reçoit toute une série de grandes enveloppes qui contiennent chacune une dizaine de pages ! Il ne s’attendait pas à ça, il ne s’attendait pas à s’imposer un tel travail. C’est qu’il lui faut toutes les lire maintenant et minutieusement ! il ne peut plus s’y dérober. Alors il s’y met courageusement, s’obligeant à faire à une analyse détaillée de chacun de ces récits qu’il tente de mémoriser au fur et à mesure pour pouvoir leur en reparler. Il lui faut expliciter clairement les raisons pour lesquelles certains ne fonctionnent pas ou sont carrément incompréhensibles, d’autres passent à côté des situations qu’ils esquissent, retombent comme un soufflet, ce qui l’amène à aborder un grand nombre de problèmes d’ordre aussi bien narratologique que psychologique. Et ce travail est d’autant plus complexe que chaque cas est différent et on peut y lire le caractère de celui qui a écrit, ses soucis, sa vie, sauf chez ceux, peu nombreux, qui visiblement se sont débarrassé de leur travail et ont cru pouvoir s’en tirer à bon compte.

Quand il les retrouvent la semaine suivante, ils sont tous là, la jolie brune, le grand barbu, le presque nain, le colonial… pas un n’a déserté mais il a du mal à rapporter chacun des textes qu’il a lus aux visages qu’il a devant lui. Il se rend compte qu’il a oublié leurs noms. Cependant il consacre la totalité de la séance à développer les analyses qu’il a faites en étudiant leurs manuscrits et s’amuse à constater leur stupéfaction quand ils découvrent tout ce qu’on pouvait tirer de ce qu’ils ont écrit. Ils étaient bien loin de se douter !… Alors il en rajoute, leur fait chaque fois une véritable explication de texte comme s’il s’agissait de Stendhal ou de Maupassant et voici qu’ils ne sont pas loin de se prendre pour Stendhal ou pour Maupassant en effet. Il a ouvert la boite de Pandore ! Tandis que ceux qui n’avaient pas cru devoir faire un effort, voyant ce qu’ils ont manqué, en sont tout dépités. Ah ! s’ils avaient su !… Mais c’est trop tard maintenant, tant pis pour eux. Et pour lui c’est une victoire en forme de vengeance, une façon de leur dire : Voilà ce que vous avez négligé, voilà ce à quoi vous avez renoncé. Vous m’avez pris pour un rigolo qui vous proposait des choses indignes de vous, mais moi j’aurais pu dénicher l’écrivain qui était en vous. Vous avez raté l’occasion !… Cependant il sait très bien qu’une fois de plus il triche, il sait très bien qu’aucun d’eux ne pourrait devenir écrivain, pas plus que lui du reste, et que c’est eux qui ont fait le bon choix. Mais il prend malicieusement plaisir à les convaincre du contraire.

À la fin du stage ils retourneront à leur famille, à leur pavillon, à leur barbecue, à la balançoire du petit et ils l’auront sans doute bien vite oublié. Tous… sauf un, le petit homme timide et doux, le presque nain, qui continuera pendant des mois à lui envoyer la suite de son roman, l’obligeant à le lire et à lui envoyer chaque fois commentaires et encouragements pour le récompenser de ses efforts, l’obligeant à s’enferrer toujours un peu plus dans ce mensonge qui est de lui faire croire qu’il pourra un jour devenir écrivain, jusqu’à ce que l’autre, de guerre lasse, se résigne enfin après quelques temps à laisser tomber sa plume.

 

Quelques mois plus tard il se trouve qu’une autre occasion va lui permettre de renouveler l’expérience d’un stage de formation continue mais dans des formes plus traditionnelles et sans qu’il ait eu cette fois à le solliciter. Le Doyen de sa Faculté, en effet a reçu une lettre d’un petit groupe d’enseignants exerçant dans différents lycées de la côte atlantique, qui se sont réunis afin de lui demander de les mettre en contact avec un professeur qui accepterait de venir les diriger dans un travail collectif qu’ils pourraient ensuite faire valoir pour leur plan de formation. Ils n’ont aucune idée du sujet sur lequel pourrait porter ce stage mais sont ouverts à toute proposition. L’initiative est originale et le doyen, qui connaît le goût de notre héros pour tout ce qui sort des sentiers battus, a évidemment tout de suite pensé à lui. Le voici donc, bien qu’effrayé de devoir s’éloigner encore un peu plus de Paris, car le stage doit avoir lieu sur place, qui se sent obligé d’accepter et se fait un devoir de leur écrire pour leur dire qu’il est prêt à accueillir leur demande. Après échange de lettres il est donc convenu de se rencontrer pour une première prise de contact.

Et c’est ainsi qu’il débarque un beau matin dans ce joli port charentais où le père de Marie naguères possédait une maison et où ils allaient souvent passer des vacances. Mais cette fois il est seul en sortant de la gare. Dans le hall il aperçoit un homme assez jeune, d’une trentaine d’année, élégamment vêtu, qui vient à sa rencontre et se présente à lui. Il lui dit qu’il a été délégué par le groupe pour venir le chercher. Curieux personnage à la silhouette mince qui s’exprime de façon un peu précieuse et dissimule sa timidité sous un regard qui se veut teinté d’ironie. Il le dirige vers sa voiture dans laquelle ils doivent, lui explique-t-il, rejoindre le reste du groupe. À peine ont-ils démarré que l’homme révèle une façon de conduire digne des films d’action américains. Il file à toute vitesse sur les bretelles d’autoroute, serrant les autres voitures, se glissant dans la circulation comme une anguille dans un ban de mérous, jusqu’à ce qu’ils arrivent au fond d’un obscur faubourg, devant une maison à un étage dans laquelle il l’invite à le suivre.

À l’intérieur ils sont là une dizaine qui s’empressent autour de lui, le remerciant d’être venu. Comme toujours il a du mal à les distinguer les uns des autres et se dit qu’il sera incapable ensuite de les reconnaître. Mais qu’importe, il ne cherche même pas à retenir leur nom. L’ambiance est chaleureuse. On sort les boissons et les biscuits. Il y a de leur part tant de reconnaissance ! Ils ne s’attendaient pas à ce qu’on accède si facilement à leur demande. Le leader du groupe, celui qui est venu le chercher à la gare, est manifestement celui qui a eu l’idée de la lettre, mais il a un second, un garçon plus volubile, plus à l’aise et assez séduisant avec une épaisse chevelure noire qui paraît cependant faire allégeance à son camarade quand il s’agit de parler au nom du groupe. Un troisième homme plus âgé, silhouette lourde, œil chassieux demeure un peu à l’écart. Celui-là il a dû s’inviter tout seul, les autres sont une bande de copains. Le reste du groupe est composé exclusivement de femmes. Elles tournent toutes autour de la trentaine et il cherche aussitôt celle sur qui pourrait se porter son désir mais aucune ne se signale par un attrait particulier. Dire qu’il aurait suffi d’une seule !… Tant pis ! décidemment, il est venu pour rien.

Il leur propose malgré tout - quand le vin est tiré il faut le boire - de créer selon leur souhait une sorte de séminaire qui se réunirait un week-end sur deux durant toute l’année. Il y aurait une séance le samedi, une autre le dimanche et comme il est hors de question qu’il passe la nuit à l’hôtel il exige qu’on se débrouille pour l’héberger. En outre ils devront s’engager à dîner tous ensemble le samedi soir (il n’est pas venu pour se retrouver tout seul ! ). C’est à prendre ou à laisser.

Ils ne s’attendaient pas à de telles exigences ! Eux qui voulaient de l’original les voilà servis ! Effrayés et ravis à la fois. Longues discussions pour savoir si l’on peut se soumettre à ce régime (comment faudra-t-il s’y prendre pour le faire comprendre aux familles ? ). Mais les plus enthousiastes s’emploient à convaincre les récalcitrants. Finalement tout le monde finit par accepter. Le leader du groupe au regard d’acier s’offre à l’héberger, Il possède un pavillon, dit-il, dans lequel il y a une chambre d’ami. Les séances auront lieu dans les locaux de l’Institut de Formation des Maîtres où il se charge de trouver une salle. Reste à fixer le programme. Notre héros leur propose de tenter une application des méthodes de Roland Barthes, telles qu’elles sont exposées dans S/Z et Analyse structurale du récit, à une nouvelle de Maupassant intitulée Mademoiselle Fifi. Au cas où les résultats obtenus seraient intéressants ils pourraient donner lieu à un article qu’il se chargerait alors de faire publier au nom du groupe dans la revue de son université. Sa proposition soulève l’enthousiasme (en vérité les résultats il les connaît d’avance car il a déjà fait ce travail et il sait qu’il y a dans cette nouvelle tout un réseau de sens qui renvoie au thème de l’ambiguïté sexuelle et de la castration lié à l’état des relations entre la France et l’Allemagne au moment de la guerre de 70, mais il se garde bien de leur en parler, préférant leur laisser la surprise de le découvrir eux-mêmes et se réservant de feindre ensuite l’émerveillement devant l’étonnante réussite de leur travail).

On se sépare donc impatients de se revoir et notre héros se demandant, avec quelque inquiétude, à laquelle décidément il va pouvoir s’attaquer s’il veut ne pas être venu pour rien.