était-ce avant ou après ce sage qu’il allait animer dans ce petit port de la côte atlantique où il retrouvait chaque mois son petit groupe de disciples ?… Quel est intérêt de le savoir puisqu’il suffit de dire qu’il avait l’âge qu’on a quand on attend et que cette année-là elle n’était toujours pas revenue.

Ça lui a fait un drôle d’effet pourtant quand il a appris la nouvelle… ou plus plutôt non, justement, pas d’effet du tout, c’est ça qui était singulier. Elle téléphonait de son bureau comme d’habitude, comme elle le faisait presque chaque matin pour lui parler de choses et d’autres, commenter les nouvelles du jour, seulement ce jour-là de nouvelle il n’y en avait qu’une et elle était difficile à annoncer, alors plutôt que de tourner autour du pot elle lui a sorti ça comme ça, sans commentaires, se taisant ensuite pour attendre sa réaction… Et lui ne trouvait rien à dire, restait absolument calme comme ce jour où on lui avait tiré dessus dans la rue à Alger et où il avait eu l’impression d’être transparent et que les balles ne pourraient pas l’atteindre (l’excès de peur engendre parfois cette impression d’invulnérabilité). Et comme elle ne pouvait pas le voir elle devait se poser des questions, se demander ce qu’il faisait. Allait-il se mettre à crier ? la menacer ? la supplier ?… Il aurait voulu la rassurer, lui dire que non, justement, contrairement à ce qu’elle pensait, ça ne lui faisait rien du tout ce qu’elle venait de lui dire et que c’était même surprenant… mais il ne voulait tout de même pas lui faciliter la tâche, alors il en profitait, s’amusait à prolonger son silence en imaginant son affolement à l’autre bout du fil. Elle devait se demander si c’était le calme qui précède la tempête ? S’était-il écroulé sur place ? Était-il mort foudroyé ?… Elle était certainement prête à toutes les concessions à cet instant, dire que l’autre était un salaud, qu’il l’avait prise par surprise, que c’était un accident, un viol. « La pilule, tu sais, ça ne marche pas toujours !… » Il se sentait honteux de la tourmenter ainsi en continuant à se taire, mais il faisait durer le plaisir avec une satisfaction sadique afin de profiter de la situation car pour lui c’était l’ultime occasion d’avoir un rôle dans cette histoire, comme ces personnages au théâtre qui disparaissent après l’entracte : Bien obligés de soigner leur sortie ! Pour l’instant elle était suspendue à ses lèvres mais évidemment cet avantage disparaîtrait dès qu’il aurait prononcé un mot… Alors à la fin, ne trouvant rien à dire, il s’est contenté de raccrocher. La meilleure solution au fond, bien qu’un peu frustrante car maintenant il se retrouvait seul… Mais il l’imaginait là-bas, à l’autre bout du fil, se demandant ce que ça signifiait, dans quel état il devait être… La pauvre !… Peut-être allait-elle le rappeler pour se rassurer… Elle ne l’a pas rappelé. Il n’a eu de ses nouvelles que plusieurs jours plus tard quand il a reçu une lettre où elle lui écrivait qu’elle regrettait infiniment ce qui s’était passé mais qu’il devait comprendre que maintenant le divorce devenait nécessaire pour ne pas rendre la situation plus compliquée. Elle s’occuperait de tout, il n’aurait rien à faire. Elle n’aurait aucune exigence, ne demanderait pas d’argent (encore heureux ! ), rien. Il aurait tout juste à signer.

Pourquoi s’y serait-il opposé ? De toutes façons qu’est-ce que ça changeait ? Mariés ou pas ils s’aimaient. C’était pour lui une occasion formidable au contraire de reprendre la main. Il allait pouvoir remonter sur scène. Le « divorcé malgré lui », un rôle magnifique !… Le soir même il lui a téléphoné. Il lui a dit qu’il ne mettrait aucun obstacle à ce qu’elle ferait, qu’il ne s’y intéresserait en aucune manière, qu’il ne se sentait pas concerné. Pour lui divorce, mariage étaient des formalités qui n’avaient aucun sens, c’étaient seulement des rites sociaux et elle savait bien qu’ils avaient pour principe l’un comme l’autre de ne pas mettre la société en tiers dans leurs affaires intimes. Il comprenait très bien que des considérations d’ordre pratique l’obligeassent à le faire, c’est pourquoi il n’y mettrait aucun obstacle mais il ne fallait tout de même pas qu’elle lui demande d’y prêter la main. Il faudrait donc qu’elle se débrouille toute seule. Elle serait obligée de se soumettre à des démarches ennuyeuses mais après tout c’était son problème. Tout ça n’était que la conséquence de sa folie, cette lubie absurde qu’elle avait eue un jour de vouloir le quitter ! tout le reste en avait découlé. Elle devait bien le regretter maintenant mais c’était trop tard. Il ne lui en voulait pas, nul n’est responsable de sa folie, mais il la plaignait… Elle lui a répondu qu’elle s’occuperait de tout, qu’il n’aurait rien d’autre à faire que de signer les papiers qu’elle lui enverrait. Il lui a promis encore une fois de signer tout ce qu’elle voudrait et en effet quelques semaines plus tard il a trouvé dans sa boite une enveloppe à en-tête du tribunal d’Évry… Il avait l’impression qu’on l’accusait d’un crime. Il était bien décidé à plaider non coupable.

Les papiers précisaient un certain nombre de points relatifs à la garde de l’enfant, à la pension alimentaire, etc. que bien sûr il mit un point d’honneur à ne pas lire, sachant que tout cela n’était que virtuel, une concession purement formelle qu’il fallait faire à la société mais qu’ensuite ils s’arrangeraient entre eux. Il lui faisait entièrement confiance. Ils avaient eu trop longtemps sous les yeux l’interminable guerre que Florian avait menée contre Sylvie pour ne pas maintenant se conduire comme lui ! Ils étaient d’une autre espèce, eux ! et le montreraient à la face du monde… Florian, qu’il tenait bien évidemment au courant de toutes ces péripéties s’ébahissait de son imprudence. « - Mais elle va te plumer mon vieux, c’est certain !… » Il ne parvenait pas à croire à sa sincérité. À un moment ou à un autre elle allait révéler sa vraie nature… Notre héros au contraire pensait que la confiance qu’il lui témoignait était une façon de l’obliger à la mériter, et que refuser de se défendre c’est la meilleure façon de désarmer l’attaque – méthode assez perverse en somme, mais dont il ne mettait pas en doute l’efficacité. Marie l’aimait, ils s’aimaient l’un l’autre envers et contre tout, ils étaient un couple et ça tout de même c’est ce qu’il ne fallait jamais oublier. Qu’il pût advenir entre eux quelque chose de bas était inconcevable. Ses parents évidemment n’étaient pas du même avis. Dès qu’il les avait mis au courant de la situation ils l’avaient encouragé eux aussi à se défendre, à prendre un avocat. Eux non plus ne comprenaient rien. Décidément personne ne pouvait les comprendre, et cela le renforçait dans cette idée que leur amour était unique, au delà des contingences et des accidents de la vie, des folies des uns et des autres. C’est pourquoi quand il s’est rendu au tribunal d’Évry jamais il ne s’était senti plus proche d’elle. Et puis il était content : c’était une occasion de la revoir.

Il s’agissait de ce qu’on appelle une tentative de conciliation. Avant de prononcer le divorce le juge doit recevoir les époux séparément puis tous les deux ensemble pour vérifier que leur décision est irrévocable. Ce programme lui plaisait. Comment aurait-il pu refuser de se prêter à cette démarche ? Il pourrait ainsi affirmer haut et fort que lui ne voulait rien, ne demandait rien, et qu’il se contentait seulement de subir. Le rôle lui plaisait. C’est donc le cœur léger qu’il se rendit à la convocation.

Bretelles, échangeurs, pénétrantes, francilienne… Quand il arrive enfin au tribunal, ce grand bâtiment à l’architecture futuriste et arrogante, il se dit que toutes les choses mauvaises qui lui adviennent de Marie sont décidément liées à cette banlieue qu’il exècre. Comment peut-elle vivre ici ! C’est comme une malédiction qu’elle traîne derrière elle, le prix de sa faute. Il voudrait intercéder en sa faveur, expliquer qu’elle n’est pas responsable, qu’elle est tombé dans un piège, qu’elle ne pouvait pas savoir, qu’il faut l’aider à revenir à Paris, qu’on ne peut pas la laisser là… C’est ce qu’il expliquera au juge tout-à-l’heure… Dans le vaste hall il y a des groupes épars, délinquants menottés entourés de leur famille, de leur copains, escortés par des gendarmes. Atmosphère paisible d’un jour ordinaire. Tout le monde semble se connaître. Que vient-il faire ici ?… Sur une porte un écriteau indique « Poste de police », sur une autre « Infirmerie », une autre « Salle de dégrisement ». Ainsi tout est prévu : les actes de violence, les crises de désespoir, les tentatives de suicide… Tout ce qu’il pourrait imaginer s’inscrirait dans une catégorie d’actes répertoriés. De quoi vous décourager de tenter quoi que ce soit !… Alors la seule solution qui lui reste c’est d’affecter la plus extrême indifférence, un détachement absolu, comme Meursault dans l’Étranger, faire celui que tout cela ne concerne pas… Elle est là ! assise au fond d’un couloir, devant la porte qu’indique la convocation, en compagnie de son avocate en robe noire à parements blancs. Assez jolie du reste l’avocate. Abondante chevelure brune, yeux verts. En d’autres circonstances… Bon, enfin, ce n’est pas le moment. On fait les présentations. Marie lui dit que c’est une amie qui a bien voulu l’assister en la circonstance. Échange poli d’amabilités. Notre héros se montre charmant, voulant signifier par là que s’il se prête à cette comédie c’est qu’elle est pour lui sans conséquences. Marie paraît plus tendu. L’avocate, elle, semble ne pas très bien savoir sur quel pied danser… Au bout d’un moment on introduit Marie dans le bureau du juge. Échange de regards avant qu’elle ne disparaisse, un peu comme on accompagne quelqu’un chez le dentiste. Au fond il ravi. Tant pis pour elle, ça lui apprendra… Après un temps très court elle réapparaît. À lui maintenant. Avec tout ce qu’il a à dire ça risque d’être plus long !

Le juge est une femme sans âge au visage fermé plutôt revêche. Il a l’impression qu’il va passer un examen.

- Asseyez-vous, je vous en prie. Donc vous êtes d’accord pour divorcer ?

- Ah mais non justement, Madame le Juge, pas du tout ! Ma femme a dû mal vous expliquer… Visage interloqué de la juge. Elle ne s’attendait pas à ça.

- Mais vous avez bien signé une demande de divorce, non ? Alors vous êtes d’accord ou vous n’êtes pas d’accord ?

Il comprend qu’il se trouve devant un esprit borné, de type binaire et totalement inaccessible aux nuances. Aucune tentative pour lui expliquer ce qui constitue l’originalité de sa position ne parviendrait à l’atteindre, alors il préfère y renoncer tout de suite.

- Oui, oui, si vous voulez, admettons-le, je suis d’accord… Mais sur ma convocation on parlait d’une tentative de conciliation, alors je tiens à affirmer que pour ma part je suis tout à fait prêt à me réconcilier.

Le visage de la juge semble exprimer la plus profonde exaspération. Elle doit considérer qu’elle a affaire à un fou

- Enfin en un mot, vous acceptez de signer oui ou non ?

- Oui, oui ! j’accepte. Je vous dis que j’accepte de signer tout ce qu’elle voudra.

La juge soulagée décide de se contenter de cette réponse et demande que l’on introduise la partie adverse. La voilà la fameuse tentative de conciliation ! Il s’attend à voir la juge les prenant tous deux par l’épaule et eux se jetant dans ses bras en pleurant !… Mais elle reste figée derrière son bureau. Évidemment ils sont tombés sur une de ces fonctionnaires qui ne font pas leur boulot ! On se demande pourquoi on les paye ceux-là !… Et pendant qu’elle leur donne lecture d’un long document qui règle les dispositions du divorce il roule dans sa tête de sombres pensées poujadistes.

Au terme de sa lecture elle demande aux deux parties si elles maintiennent leur requête. Marie répond oui, quant à lui, qui a définitivement renoncé à s’expliquer, il fait oui également de la tête en s’en remettant à la justice du ciel… On passe aux signatures. La juge, se tournant vers notre héros, lui demande alors où est son avocat.

- Mon avocat ? Quel avocat ? je n’ai jamais eu d’avocat. Je vous dis que je ne voulais pas divorcer. Je veux bien signer, c’est tout.

- Oui, mais il vous faut un avocat tout de même, c’est la loi !

Panique à bord ! Soudain l’espoir renaît en lui. Voici le grain de sable qui va enrayer la machine. On ne savait pas que la présence d’un avocat était obligatoire. Affolement de l’autre partie. Nouvelle exaspération du juge. Décidemment elle n’en aura jamais fini avec ces deux-là ! Triomphe de notre héros. Il l’avait bien dit : il ne ferait rien, ce qui s’appelle rien, seulement signer, pour le reste qu’ils se débrouillent.

Alors l’avocate de Marie fait signe à la juge qu’elle va trouver une solution. Elle ouvre la porte du bureau, glisse un œil dans le couloir, avise un confrère qui justement passait par là : « - Tu pourrais me rendre un service s’il te plaît ?… » L’autre, grand prince, accepte d’apposer sa signature sur le papier qu’on lui tend, sans même regarder. Tout est bien qui finit bien. La juge peut enfin se débarrasser de ces clients encombrants et ils se retrouvent dans le couloir. L’avocate de Marie, selon l’usage, lui propose de repartir avec elle mais celle-ci lui fait signe qu’elle préfère rester avec son mari - marque de délicatesse qui l’émeut infiniment. Il savait bien qu’il pouvait compter sur elle ! L’avocate s’éclipse… Ainsi les voici à nouveau réunis. Cela faisait longtemps qu’ils ne s’étaient plus vus. On se retrouve dans l’épreuve. On a besoin de partager de tels moments… Comme il fait un soleil radieux ils vont boire un café sur le parvis du Palais de Justice. Il la prend par le bras. « - Tu sais, pour moi rien n’est changé. – Mais oui, je sais, pour moi non plus… » Elle a posé une main sur la sienne et ils restent ainsi en silence à regarder le soleil briller sur cette mémorable matinée. Pendant un moment il rêve que rien de tout ça n’est arrivé, qu’elle n’est jamais partie, qu’ils sont en vacances quelque part. Il sort une cigarette… Mais elle lui dit qu’il faut qu’elle parte maintenant parce qu’Alain doit rentrer… Toujours entre leurs pattes celui-là ! Incorrigible décidément ! il n’a donc pas compris !… Il s’en retourne tristement.

 

Quelques jours plus tard il reçoit un courrier en provenance d’un avocat, Maître V. dont le nom ne lui dit rien. En l’ouvrant il comprend qu’il s’agit de celui qui a consenti, dans le couloir du Palais, à opposer sa signature sur le document qu’on lui tendait. Il ne manque pas d’air ! La lettre précise le montant de ses honoraires et ajoute qu’il se tient à sa disposition pour toute suite qu’il voudra donner, etc. etc. ! Notre héros glisse la lettre dans une enveloppe et l’envoie à Marie.