Il le sait depuis ce 21 Décembre de funeste mémoire, lorsqu’il a accompagné Marie à la gare pour son aventure sans issue. Depuis qu’elle l’a quitté il est entré dans une ère nouvelle, absolument terrifiante, celle-là même qu’il avait toujours voulu fuir en continuant à habiter chez ses parents contre toute raison, et il sait que cette ère ne prendra fin que le jour où elle reviendra. Car ce jour arrivera nécessairement – comment pourrait-il en être autrement ? - et ce sera alors comme s’il se réveillait d’un long cauchemar et tout rentrera dans l’ordre. Mais en attendant, après l’annonce imprévue de cette naissance à venir (encore un événement absurde qui ne fera que compliquer les choses) voici que ce jour est remis à une date nécessairement lointaine et qu’il lui faudra tenir jusque là, être plus patient qu’il ne l’avait imaginé. La dernière fois qu’il a vu Marie c’était le jour de leur divorce et il l’a trouvée si belle ! plus épanouie que jamais. Et il se dit que quand elle reviendra elle ne sera sans doute plus de la première fraîcheur. Il aura été privé de ses plus belles années. Lui qui ne l’avait choisie que pour sa beauté, quelle ironie ! Certains diront : bien fait pour lui… Mais au moins on ne pourra pas prétendre maintenant qu’il l’aime pour de mauvaises raisons. La longueur de son attente aura fait la preuve de ses sentiments.
Du côté de Florian aussi il a su faire preuve de patience. Cela fait plus d’un an maintenant qu’il attend que son enfant grandisse afin qu’il soit libéré des multiples tâches afférant à cette charge et qu’ils puissent enfin reprendre ces fameux dîners du samedi au cours desquels il a eu l’impression qu’un être nouveau naissait en lui, ces dîners qui aujourd’hui sont devenus si rares ! Car les séances d’écriture avec Bibi ne les remplacent pas. Rien ne peut remplacer ces vertigineuses conversations qu’ils avaient tous les deux au cours desquelles ils bâtissaient des théories sur n’importe quoi et où ils avaient l’impression que par l’exercice de leur intelligence ils s’appropriaient le monde, chacun entretenant l’autre dans l’illusion que cette toute puissance de leur esprit les vengeait de leur fragilité. Pauvre Florian ! Lui aussi doit attendre impatiemment d’être délivré. Il ne savait pas à quoi il s’engageait quand il est tombé dans ce piège de faire un enfant. Il doit se dire qu’on ne l’y reprendra pas…
Cependant voici qu’un samedi où justement par extraordinaire il a été invité (cela arrive encore tout de même de temps en temps ! ) il s’aperçoit que Michèle, durant le repas, boit une quantité considérable de lait (qu’elle détestait jusqu’à présent). Or il vient justement de lire un article dans lequel un médecin prétendait que les femmes pouvaient par un régime alimentaire approprié induire le sexe de leur enfant. Serait-ce que par hasard !… Quand il leur en fait la remarque en plaisantant voilà qu’au lieu de rire ils paraissent gênés. Mais oui, bien sûr, il est tombé juste ! Ils veulent remettre ça ! C’est comme s’il venait de recevoir un coup sur la tête. Ainsi Florian en toute connaissance de cause, et averti cette fois de toutes les corvées qu’engendre la présence d’un nourrisson et au moment même où il commençait à pouvoir espérer en sortir, a décidé de s’y recoller ! Que peut-on faire en face d’un tel masochisme ? Le sentiment qui prédomine alors chez notre héros c’est l’incompréhension, la consternation. Décidément la naissance d’un enfant devient pour lui le symbole même d’une soumission volontaire à la condition animale. Procréer, trimer, et se projeter dans le bonheur futur de sa progéniture qui a son tour plus tard plus tard se projettera sur la génération suivante. C’est comme chez les communistes, il n’y a que les lendemains qui chantent ! Et en attendant… Lui seul, le héros pur et dur, reste sur le champ de bataille à ferrailler contre les vieux fantômes de sa jeunesse. Refus de vieillir, refus d’abdiquer, et toujours cette même volonté de séduire les jeunes filles comme autant de victoires dans une guerre contre le temps qui ne finira jamais.

Sa dernière conquête justement, il l’a faite à Verriers, lors de la soirée d’accueil qu’il organise chaque année pour les étudiants dont il a la charge. Il y invite aussi des collègues afin que les uns et les autres puissent faire connaissance. On y boit, on y chante, on y déguste des produits de la région. L’atmosphère y est débridée et à la fin de la soirée il n’est pas rare que des couples se forment. Lui évidemment il n’a que ça en tête : quand elles auront bu elles seront plus faciles à cueillir. Cette fois il a posé la main, en fin de soirée sur l’épaule d’une étudiante qui se trouvait par hasard assise à côté de lui et elle ne l’a pas repoussé. Quelques baisers ont même été échangés et ils se sont donné rendez-vous pour la semaine suivante dans un café de la ville.
Mais la semaine suivante il n’est pas du tout sûr de pouvoir la reconnaître. Il l’a si peu regardée ! Il sait seulement qu’elle est petite, brune avec des cheveux courts, pas vraiment jolie. C’est surtout ça qui le préoccupe : et s’il la trouvait franchement moche maintenant ? Ne s’est-il laissé emporter par l’état d’ébriété dans lequel il était ?… Soudain voici qu’une petite jeune fille brune aux cheveux courts se dirige vers lui et il la reconnaît aussitôt. Ouf ! elle n’est pas si laide que ça. Pas vraiment belle non plus d’ailleurs. Mignonne tout au plus, insignifiante. Avec des grains de beauté sur la figure et un léger défaut dans la pupille de l’œil gauche (toujours cette vieille angoisse de s’être fait refiler un article de second choix). Mais enfin au total l’ensemble est acceptable. Alors il engage conversation avec elle. De quoi parler sinon de ses études ? Elle est en licence d’Allemand, et l’année prochaine elle doit partir pour un stage en R.D.A.… Ils échangent quelques propos. Pourtant ce n’est pas cela bien sûr qu’il a dans la tête. Et elle, à quoi pense-t-elle ? Impossible de le savoir. Situation un peu délicate. Elle parle pourtant, elle n’a pas l’air sotte. Elle lui dit qu’elle est passionnée par la photo et qu’elle voudrait être journaliste. Ils vont dîner dans un restaurant puis il lui propose de venir à son hôtel. Elle le suit sans difficulté.
Elle a une façon de se donner simple et naturelle. Il sera toujours ébahi par la facilité avec laquelle les femmes font ce genre de choses (« ça ou peigner la girafe ! », comme lui avait dit un jour – il y a bien longtemps déjà ! - la petite vendeuse qu’il avait rencontrée dans le jardin des Tuileries). Ils s’emploient donc à « peigner la girafe » toute une partie de la nuit et au matin, quand ils descendent dans la salle à manger de l’hôtel, notre héros tombe bien entendu sur ses collègues avec qui il a l’habitude de partager le petit déjeuner. Il sent peser sur lui leurs regards effarés. Que doivent-ils penser de lui à cet instant ? Elle a l’air d’avoir à peine dix-huit ans et il en a plus de quarante ! Il n’a aucune conscience des risques qu’il prend ou plutôt il s’en fiche. Il est fier de leur renvoyer cette image d’un homme libre, d’un homme qui se moque du qu’en-dira-t-on, à eux qui vont retrouver leur femme et leurs enfants quand ils rentreront chez eux. Rêvez ! rêvez un peu mes amis ! et tant pis pour vous si vous avez des regrets. Que ne faites-vous comme moi ?… D’ailleurs qui dit qu’ils ne font pas comme lui ? Mais lui au moins il ne s’en cache pas : - Regardez-moi et mettez-vous en plein les yeux ! je n’ai pas peur, moi, de me montrer tel que je suis. Et puis, après tout, peut-être que c’est une histoire d’amour, qu’en savez-vous ?
L’amour, justement, il s’est mis de la partie quinze jours plus tard : Christine lui a dit qu’elle était tombée amoureuse de lui. Elle le lui a annoncé comme ça devant l’entrée d’un parking. Elle s’est blottie contre lui et lui a dit : « - Je suis amoureuse, c’est merveilleux ! j’adore être amoureuse. » Et elle ne triche pas, il est sûr qu’elle ne triche pas. Il s’en rend très bien compte. Cela se voit à un certain nombre de symptômes qu’il se vante d’avoir appris à détecter infailliblement : une certaine dilatation de la pupille, une légère accélération du rythme cardiaque ou encore la coloration de la peau sur les pommettes et dans le cou. Question d’hormones probablement. L’état amoureux est comme une maladie, seulement il sait aussi que comme une maladie c’est un état éphémère. Tant qu’il dure c’est délicieux. Heureusement il n’est pas du genre à en profiter (car il sait qu’on peut demander n’importe quoi à une femme amoureuse). Ce dont il profite simplement c’est de ce corps juvénile qui se donne sans compter, de cette petite frimousse, pas vraiment belle mais enfin bon !… Il la fait même venir à Paris où elle passe quelques jours chez lui. De toutes façons l’issue est fixée : au printemps elle doit partir en R.D.A., à Berlin-Est. Pour elle c’est très important parce qu’elle pourra faire un reportage sur la vie là-bas, reportage qu’elle proposera à des journaux en revenant.
Quand arrive le jour de son départ ils passent leur dernière soirée ensemble. Son train est à 23 heures et il doit l’accompagner à la gare. En attendant il l’emmène dans un restaurant chinois de la rue des Écoles. Ce dîner est un véritable enchantement. L’heure tourne et il n’en sont pas encore au dessert. Il lui dit qu’il ne faut pas être imprudent parce que la gare de l’Est n’est pas tout près. Elle en convient, d’autant que son visa expire à minuit et que si elle ratait son train elle ne pourrait pas en prendre un autre, son année serait perdue. Mais ce disant elle ne semble faire aucun effort pour accélérer le mouvement et commande une banane flambée.
La banane flambe dans son assiette en même temps que leur amour et notre héros regarde discrètement sa montre. 22 heures trente ! là vraiment c’est la dernière limite. « -Tu sais, je crois que cette fois il faut que tu y ailles. » Il s’admire d’être si soucieux de ses intérêts. Tant pis pour la banane ! Il paye l’addition et la presse vers la sortie. Arrivée à la gare elle se précipite hors de la voiture. « - Vite ! vite ! » Il la regarde s’éloigner. Ils n’ont même pas pris le temps de s’embrasser…
Quelques jours plus tard il reçoit une lettre de plusieurs pages. Elle lui raconte les premiers moments de son arrivée à Berlin, les tracasseries policières, les rues désertes… Les semaines qui suivent il reçoit plusieurs lettres semblables, toujours aussi longues, toujours aussi fournies en détails. Elle a pu faire des photographies du mur malgré la police, elle a sympathisé avec un responsable politique qui lui ouvre bien des portes, c’est passionnant ! … Puis ses lettres deviennent de plus en plus rares. Elle lui reparle de ce responsable politique grâce auquel elle peut mieux pénétrer dans bien des milieux… et puis leur correspondance s’interrompt. Au fond c’est mieux ainsi, se dit-il.

Ce qui le choquera un an plus tard quand il la reverra par hasard à Verriers au coin d’une rue longtemps après son retour, c’est qu’alors qu’il pensait à cette occasion pouvoir parler avec elle de ce qu’elle avait fait là-bas, de ce que lui avait apporté ce voyage, de son ambition de devenir journaliste, non pas dans l’intention de reprendre des relations avec elle bien entendu, mais par pure amitié - c’est si doux quand l’amour s’est transformé en amitié !… - et que pour ce faire il lui propose d’aller dîner ensemble quelque part, elle lui répond que cela lui aurait fait plaisir mais que justement, non, ce soir elle ne peut pas… « - La semaine prochaine alors ?… - Non, non plus, je ne peux pas, c’est idiot… - Bon, eh bien tant pis ! une autre fois peut-être… » Et il s’éloigne un peu dépité et vaguement déçu. Que vaut décidément cet étrange état, propre aux femmes, qui s’empare d’elles sans raison et disparaît comme il est venu, cet état sans aucun lien avec l’objet qui le provoque, phénomène naturel comme une grippe saisonnière, éphémère bouleversement hormonal sans signification ni conséquences, sur lequel pourtant l’homme fonde tant de chimères, et qu’elles appellent « être amoureuse » ?