Et Florian dans tout ça ? Est-il heureux ou malheureux ? comment savoir ? Son orgueil lui interdira toujours de reconnaître qu’il souffre de vivre avec une femme qui ne le comprend pas, qui est aussi étrangère à son univers qu’un dindon de basse-cour à la Cour de Louis XIV mais en même temps il lui arrive de la regarder avec une certaine fierté en se disant que ce n’est pas rien tout de même pour un petit juif polonais d’avoir conquis cette fille de paysans français par la seule vertu de son âme juive, de son génie juif. Il ne perd jamais une occasion de répéter à tout un chacun qu’il est juif, et notre héros, qui est incapable de reconnaître d’autres juifs que ceux d’Afrique du Nord, trouve qu’il y a là une façon, sous couvert de se plaindre, d’en tirer orgueil. Ni tant d’honneur ni tant d’indignité ! lui répond-il, tout le monde s’en fiche que tu sois juif !… Et Florian alors se met à sourire finement, voyant dans cette remarque une preuve de plus de son antisémitisme caché et du caractère décidément incurablement grossier de l’esprit goï.
Car Florian est à la fois orgueilleux et torturé par un insupportable sentiment d’infériorité. Au fond c’est un enfant, un garnement insupportable, immature et surdoué. Michèle est peut-être beaucoup plus proche d’avoir gagné sa guerre qu’elle ne le pense parce qu’il a trouvé en elle une mère sans qui il serait perdu. Certes la jouissance lui est interdit, au sens où on l’entend d’ordinaire, mais il doit la trouver très belle malgré tout, lui qui prétend que la beauté n’existe pas, et parfois même il ne doit pas être loin de croire en son intelligence, ce bon sens français auquel de par son origine il n’aurait pas accès.
C’est d’ailleurs aussi cette intelligence qu’il trouve chez notre héros, il aime en lui le raisonneur, le dialecticien. Au fond il éprouve pour eux la même ambiguïté de sentiment, mélange d’admiration et de mépris, qu’il éprouve pour ceux qui ne font pas partie de son peuple et eux, comprenant qu’aucun des deux finalement n’aura jamais le dernier mot sur l’autre, ont appris à se le partager en se contentant de ce qu’ils ont.
Car c’est facile de se faire désirer quand on sait se rendre inaccessible. Florian échappe à tous. Il vous file entre les doigts, personne ne peut le saisir. Son principal stratagème pour se rendre insaisissable c’est son rapport au temps. Notre héros, on l’a dit, l’appelle « l’homme à la montre », il se préoccupe toujours de l’heure, il est toujours pressé. Les moments qu’il passe avec vous il vous les concède, il vous les sacrifie et ce faisant se place ainsi toujours en position du supériorité. Notre héros à l’inverse habite le temps comme un vêtement trop grand pour lui. Il en a toujours trop, il ne sait qu’en faire. Son ennemi principal c’est l’ennui. Quand il va dîner chez Florian il essaye d’en profiter au maximum en restant dormir le soir, en faisant la vaisselle avec lui le lendemain matin. Une petite heure de plus ce n’est pas à dédaigner. Seulement immanquablement, un peu plus tôt un peu plus tard, arrivera le moment où il faudra repartir et alors il se retrouvera seul. Le combat qu’il mène contre le temps est perdu d’avance. L’étrange sentiment qui le lie à Florian c’est que celui-ci est la seule personne en présence de qui il cesse de ressentir cette pesanteur d’existence qui l’accable, la seule personne avec qui la vie devient supportable. C’est la première fois qu’il connaît cette sensation de légèreté comparable peut-être à celle que l’on éprouve lorsque l’on use d’une drogue, une sensation qui entraîne un état de dépendance capable de vous pousser à toutes les folies pour la retrouver. Ainsi, sans s’en apercevoir, notre héros est devenu victime d’une sorte d’addiction et si Florian lui proposait de venir vivre avec lui il courrait… Mais évidemment Florian ne le lui propose pas, il ne lui concède que quelques parcelles de son précieux temps. Il est à la fois sa drogue et son dealer. C’est pourquoi on imagine avec quelle impatience notre héros attend les prochaines vacances et ces fameux quinze jours qu’ils passeront ensemble à l’Île du Possible. D’ici là il faudra qu’il tienne tant bien que mal et ce ne sera pas facile.
Pour l’instant, une semaine sur deux, le samedi et le dimanche, il va porter la bonne parole au petit groupe d’enseignants auprès de qui il s’est engagé à animer un stage de formation continue. Pour lui c’est un déplacement supplémentaire, des heures de train, mais en même temps ce sont deux jours qui passent sans qu’on ait à y songer, deux jours de gagnés sur ceux qui le séparent du retour de Marie.