La conscience syndicale des participants en a d’ailleurs été gravement affectée au début et cela a donné lieu à de nombreuses discussions mais notre héros a réussi à les convaincre d’une part que l’intérêt de leurs élèves serait ainsi mieux préservé puisqu’ils n’auraient pas à prendre sur leurs heures de cours (argument qui ne semblait du reste les toucher que médiocrement), que d’autre part ces petites réunions ne devaient pas être considérées comme un travail mais comme un plaisir, ce qui était la base même de leur accommodement, et qu’enfin de toutes façons c’était à prendre ou à laisser. Alors sacrifiant leurs principes ils ont accepté de se retrouver le samedi après-midi et le dimanche matin dans le grand bâtiment désert de l’I.U.F.M. pour parler de Maupassant et des réseaux symboliques de la castration dans Mademoiselle Fifi. En conséquence de quoi leur plaisir est accru par le vague sentiment de faire quelque chose de transgressif, quelque chose qu’ils auront du mal ensuite à faire comprendre à leurs collègues, et qu’en un mot ils se singularisent. Et comme notre héros l’avait prévu, ils sont émerveillés par ce qu’il est capable de leur faire découvrir dans le texte de Maupassant grâce aux outils puisés dans les théories de Roland Barthes (S/Z et Pour une analyse structurale du récit.) Ah ! si tous les stages de formation continue pouvaient être ainsi !…
Bien sûr il y a aussi le fameux dîner qu’ils se sont engagés à prendre en commun le samedi soir. Ça c’est un peu plus dur ! Il leur a fallu expliquer à leur petite famille que c’était une exigence du maître et qu’ils étaient obligés de s’y soumettre. La première fois, les conjoints sont venus au dessert vérifier la véracité de leurs dires. Quel était ce fou qui menaçait de diviser leur couple ! Et les autres étaient tout embarrassés comme si on les avaient obligés à exhiber leur maîtresse. Notre héros lui-même était gêné d’apparaître devant ces conjoints éplorés en rival heureux. Mais comme durant le repas copieusement arrosé ils s’étaient tout de même bien amusés, et que les conversations avaient roulé bon train, et que - faut-il l’avouer ? – aucun d’eux depuis bien longtemps n’avait passé une aussi bonne soirée, les conjoints et conjointes s’étaient retirés en s’avouant vaincus et en faisant promettre à leur moitié de ne pas rentrer trop tard. Le repas terminé, Sylvain, leur chef, l’homme aux yeux clairs, celui qui était venu le chercher à la gare, l’avait emmené chez lui, comme convenu, pour y passer la nuit.
Il habitait un pavillon en dehors de la ville. Comment aurait-on pu imaginer un décor plus propre à illustrer une vie pleinement réussie ? La pelouse du jardin tondue de frais, le sol dallé de tommettes vernies, les murs blanchis à la chaux, les assiettes en faïence accrochées au dessus du bahut, les petits carreaux aux fenêtres, la suspension en fer forgé, les chaises de paille tirées du catalogue de la CAMIF. La cuisine où Sylvain l’a introduit pour boire un cognac donne directement sur le jardin où fleurissent des roses trémières. Les cuivres, les étains reluisent paisiblement. Sylvain a débouché une bouteille, rempli les verres, laissant à notre héros tout le temps d’admirer les lieux. Mais voici qu’une jolie brune aux yeux verts, finement maquillée, fait son apparition et Sylvain lui présente son épouse. Le coup est rude ! Elle n’est pas venue au restaurant, dit-elle, parce qu’elle avait des obligations (sans doute voulait-elle ménager ses effets). Elle les a attendus chez elle et maintenant reçoit cet invité de marque avec la grâce d’une maîtresse de maison accomplie, discrète et consciente de ses obligations. Tandis que quelques répliques insignifiantes sont échangées avec la réserve de bon aloi qui est de mise en de telles circonstances, notre héros ne cesse de se demander en son for intérieur : aurait-elle voulu de moi si elle m’avait rencontré le premier ? Pourquoi ne suis-je jamais tombé sur une femme comme elle. C’est elle exactement qu’il m’aurait fallu ! Pourtant elle n’a rien d’extraordinaire, elle est tout simplement parfaite, parfaitement belle, parfaitement harmonieuse, parfaitement polie, parfaitement parfaite comme cette maison, intelligente sans excès, sensuelle avec mesure. Ils ont trente ans à peu près tous les deux. Comment si jeune parvenir à atteindre un si total accomplissement de soi ?… Et il se sent petit tout à coup et ridicule devant cet homme à qui il est censé donner des leçons, à qui il est censé expliquer les subtilités de Roland Barthes et qui lui manifeste tous les signes du plus profond respect et de la plus profonde admiration et lui verse un second cognac en demandant à son épouse : « - Tu en veux, ma chérie ? – Non merci. Je vous laisse. Passez une bonne nuit. Sylvain vous montrera votre chambre. »
La chambre d’ami ressemble à une chambre d’hôtel trois étoiles. Moquette épaisse, serviettes mousseuses, couvre-lit pastel, draps frais, rien ne manque. Il règne dans toute la maison un silence absolu. Et c’est ainsi qu’il s’endort en rêvant à ce bonheur qu’il n’atteindra jamais.
Le lendemain quand il descend dans la cuisine après avoir pris sa douche (sa chambre comportait évidemment une salle de bain particulière), il trouve Sylvain qui l’attend devant un bol de café. Sa femme n’est pas encore levée. Ils prennent rapidement leur petit déjeuner tandis que le soleil se lève sur les roses trémières et ils repartent vers l’I.U.F.M. où a lieu la seconde séance de travail. Sylvain a toujours la même façon de conduire, rapide efficace, enchaînant ronds-points et échangeurs avec une froide détermination. Quand ils arrivent, les autres sont déjà là, leur enthousiasme intact, ils évoquent les agapes de la veille… On s’assoit autour de la table après que le concierge est venu leur demander à quelle heure ils comptaient terminer (visiblement le concierge les prend pour des fous)… Et de nouveau le miracle opère, les voici éblouis par ce qu’ils découvrent dans le texte. Comme toujours notre héros se lance dans de grandes improvisations où se mêlent l’histoire de la société bourgeoise et de la littérature au XIXème siècle, la philosophie, la psychanalyse. Il multiplie les rapprochements audacieux, les raccourcis. Il sait qu’en ce domaine il n’a pas de rival. Et eux ravis, éblouis, épatés, prennent des notes pour pouvoir refaire son numéro devant leurs élèves… À la fin, tout le monde se sépare impatient de se revoir.

La fois suivante, lorsqu’il se retrouve chez Sylvain, dans ce même décor de rêve qui sert de cadre idéal à un bonheur parfait, et qu’il revoit la brune épouse dont les yeux verts se posent sur lui avec le calme tranquille d’une femme qui n’a rien à désirer, il ressent le même pincement au cœur. Son séjour se passe aussi bien que la première fois. Cependant à son troisième passage, lorsque Sylvain vient le chercher à la gare pour l’emmener à leur séance de travail, il lui dit d’un air un peu gêné : « - Je voulais te demander… (ils ont convenu de se tutoyer afin d’abolir la distance qui sépare trop souvent un maître de ses disciples) voilà… est-ce que tu pourrais ce soir trouver quelque chose à apporter à ma femme, je ne sais pas moi, un petit bouquet par exemple, enfin quelque chose. Je crois qu’elle serait sensible à cette marque d’attention. »
L’attaque est directe mais notre héros sent aussitôt qu’elle touche à quelque chose d’essentiel et qu’il va lui falloir mettre les choses au point. « - Écoute, Sylvain, lui dit-il, je connais aussi bien que toi les règles du savoir-vivre, je sais parfaitement ce qu’il convient de faire quand on est invité chez quelqu’un. Mais c’est que justement je tiens à marquer que je ne viens pas en invité. Je ne connais pas ta femme, je n’ai pas à la connaître, je ne lui dois rien. Je suis ici dans le cadre d’un travail et parce qu’il a été établi dans nos conventions que vous deviez m’héberger, c’est tout. Il n’est pas question que j’entre dans un jeu de mondanités qui n’est pas de mise. Non mais tu me vois arrivant avec un bouquet !… » Sylvain ne semble pas convaincu. « - Tu comprends, elle a l’impression que tu utilises sa maison comme un hôtel… » (il a envie de lui répondre que c’est tout justement le cas).
Le soir venu, à la fin du dîner qu’ils ont pris tous ensemble comme de coutume dans un restaurant de la ville, l’une des participantes du groupe, une petite femme maigre et sèche qu’il n’avait guère remarquée jusqu’ici, s’approche de lui : « - Excuse-moi. Sylvain m’a demandé si je pouvais t’héberger ce soir. Est-ce que ça ne t’ennuierait pas de venir dormir chez moi plutôt que chez lui ? » Fidèle à son principe selon lequel le choix de l’hébergement lui est indifférent pourvu que le contrat soit rempli notre héros répond qu’il n’y voit aucun inconvénient, tout en se disant à part lui qu’il y doit y avoir une sorte de fatalité (mais non bien sûr, ce n’est pas une fatalité ! ) pour que les femmes les moins séduisantes soient toujours celles qui s’adressent à lui. Mais enfin comme il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur il accepte de la suivre.
Elle l’emmène donc chez elle, dans un petit pavillon, plus modeste que celui de Sylvain mais correct, situé au milieu d’une zone résidentielle à la sortie de la ville. Elle vit là depuis son divorce, lui dit-elle, avec son fils qui est aujourd’hui chez son père. Après avoir bu un cognac dans la cuisine en causant de choses et d’autres ils vont sur le balcon admirer le coucher du soleil. Notre héros – un peu par principe et à tout hasard – passe le bras autour de son épaule : « - Tu ne trouves pas qu’il fait un peu froid ce soir ? » et elle, avec un parfait naturel, lui répond aussitôt : « - Tu as vraiment froid ou bien c’est un prétexte ? – Mais un prétexte, voyons ! réplique-t-il. – Ah bon ! alors dans ce cas… » et elle le prend à son tour par la taille. L’aisance avec laquelle elle a agi le laisse confondu. Décidément il sera toujours épaté par les femmes. Lui qui s’oblige à tant de précautions et d’effets oratoires !… Le lendemain l’affaire était faite et bien faite, et il se dit qu’au moins désormais il pourra rentabiliser son séjour.

Son problème avec les femmes ? toujours le même : après le premier chapitre il ne sait pas comment continuer, après le moment délicieux de la conquête il est à cours d’idées. Quand il est revenu la fois suivante, les choses se sont passées exactement comme la première, la surprise en moins. Il a trouvé une maîtresse accueillante, facile à tous égards, qui n’exprime aucune exigence, ne manifeste aucune insatisfaction, aucun enthousiasme non plus. Elle remplit son office, un point c’est tout. Il a ce qu’il désire. Le reste du groupe, par ailleurs, semble totalement indifférent à ce qui peut se passer entre eux. Ont-ils même remarqué qu’il se passe quelque chose entre eux ? Le travail n’en est pas affecté, il se poursuit à la satisfaction de tous, le repas du samedi soir, pris en commun dans un restaurant de la ville, est toujours aussi joyeux. Ensuite elle l’emmène dans son petit pavillon et là la chose s’accomplit. Comme il regrette dans ces moments-là que la nature n’ait pas mis à la disposition de l’homme plus de moyens pour varier les plaisirs. Mais il a l’impression que les moyens il les connaît tous, qu’il en a fait mille fois le tour et se demande avec angoisse ce qu’il pourrait encore bien inventer. Les fantasmes les plus effrayants ne sont sans doute que la façon dont à court d’imagination l’homme cherche à « varier les plaisirs ». Mais lui n’a même pas envie de chercher. À quoi bon ? Ses venues se succèdent, espacées de quinzaine en quinzaine, sans marquer d’évolution dans leurs rapports. Elle reste identique à elle-même, complaisante et sans surprise. Et quand enfin, parvenu au terme du stage, il se rend là-bas pour la dernière fois, au moment de repartir, un peu honteux de la laisser sans perspective de se revoir, ce qui serait avouer implicitement la totale indifférence qui était la sienne durant toutes ces nuits qu’ils ont passées ensemble, il lui propose de venir le voir à Paris pour qu’ils aillent faire ce qu’il appelle une « petite escapade ».