On dort dans un lit inconnu, on découvre des paysages nouveaux. Il en a déjà tant usé et abusé !… On sait qu’il connaît la poésie des hôtels de fortune. Mais cette fois il a décidé de faire d’une pierre deux coups et de l’emmener à Landau. Landau, c’est là où il a été en garnison pendant son service militaire. Ainsi pourra-t-il revenir sur les traces de son passé comme il en avait envie depuis longtemps, retrouver les ardents souvenirs d’une époque dont la mémoire ne l’a jamais quitté, tout en satisfaisant à ses obligations à l’égard de cette compagne de fortune dont il ne sait trop que faire. Pourquoi n’est-il jamais retourné là-bas ? On dirait qu’une sorte de peur l’a toujours saisi à cette idée et le saisit encore aujourd’hui comme s’il y avait quelque interdit à vouloir remonter le cours du temps. C’est pourquoi il a besoin d’un alibi. La petite escapade lui servira de prétexte : Y a-t-il rien de plus ordinaire, après tout, que d’aller visiter le Palatinat avec une petite enseignante des Deux Sèvres ou Charentes Maritimes ?… Lorsqu’il va la chercher à la gare Montparnasse et qu’il la voit débarquer du train avec son sac de voyage, il se demande tout à coup avec effroi ce qu’elle est venu faire là. Il en est presque honteux. C’est qu’elle ne lui plaît pas du tout la petite enseignante des Deux Sèvres ou des Charentes Maritimes ! Elle est maigre et sèche comme le sont les paysannes de là-bas (il se souvient de la grand-mère de Marie lorsqu’ils allaient la voir le dimanche et qu’elle leur donnait des fromages de chèvre). Cette pauvre fille se doute-t-elle de ce qu’il ressent pour elle à cet instant ? Non sans doute. Elle est aimable, souriante comme toujours. Il ne lui reste plus qu’à espérer que son indifférence pour lui soit égale à celle qu’il éprouve pour elle - ce qui est sans doute le cas fort heureusement. Après avoir passé la nuit chez lui ils partent donc le lendemain vers l’Allemagne. Le souvenir de Petra et de ce voyage qu’il avait entrepris un jour pour aller la rejoindre au bord du lac de Constance (cf. Le Roman d’un homme heureux, I, 128 ) l’étreint douloureusement. Le temps des grandes passions de sa jeunesse serait-il donc définitivement clos !… Comment pourrait-elle se douter de l’émotion qui le bouleverse à cet instant !…

 
Quand ils arrivent à Landau, il ne reconnaît rien, il n’est même plus capable de se diriger dans les rues. Cette grande place centrale, par exemple, il l’avait oubliée, pourtant c’est là, il s’en souvient maintenant, qu’il allait avec Bieber et Tarty retrouver la belle Suzy qui les embrassait sur la bouche pour une coupe de champagne et il en garde encore la sensation de cette langue puissante qui se glissait furtivement entre ses dents (cf. Le Roman d'un homme heureux, I, 109)… Mais le café n’existe plus. Il reconnaît l’église en briques roses mais les rues tout autour sont devenues piétonnières. On dirait un décor d’opérette. Et évidemment impossible de retrouver le chemin du mess ! Pourtant c’est cela surtout qu’il voulait revoir, ce grand hôtel blanc, avec son hall majestueux, sa salle à manger monumentale. Il sait que le mess est à quelques minutes de l’église. Combien de fois n’a-t-il pas fait le chemin à pieds, il y a un passage à niveau à traverser et ensuite la rue est toute droite. C’est dans cette rue qu’il a écrit un jour sur une feuille volante le texte qui sert d’introduction à ce roman (« Voici venu le temps des histoires qui finissent… »). C’était la première fois de sa vie qu’il éprouvait le besoin d’écrire … Mais aujourd’hui impossible de retrouver le passage à niveau, impossible de retrouver la rue. On dirait un cauchemar. De toutes façons entre temps l’armée française s’est retirée d’Allemagne et le mess a dû être reconverti en hôtel. Peut-être vaut-il mieux au fond qu’il ne le retrouve pas… Et puis sa compagne de voyage s’ennuie, pour elle cette ville manque de charme et il a peur qu’elle soupçonne quelque chose, qu’elle comprenne qu’il n’est pas venu ici pour être avec elle, mais pour retrouver ses souvenirs. Alors il lui propose de partir à Neustadt qui n’est qu’à quelques kilomètres. À Neustadt en effet, elle reprend vie, ils se promènent dans les ruelles pittoresques de la vieille ville au son d’un carillon qui tinte à toute volée. Elle s’extasie, photographie les petites façades à croisillons, s’enthousiasme devant un clocher à bulbe et s’appuie à son bras. Alors il lui propose d’aller se promener dans le massif de la Hardt. C’est là que son régiment partait en manœuvre, qu’il a passé des nuits sous la pluie, qu’il a dormi dans des fossés. Cette forêt il la connaît par cœur, il en connaît les odeurs, les chemins tapissés de feuilles mortes. Un jour, sans le vouloir, il avait débusqué un cerf caché dans les fourrés et celui-ci avait détalé sous ses pieds … Plus de cerfs aujourd’hui, une autoroute traverse la forêt qui n’existait pas à l’époque. Il roule, se perd, cherche désespérément à rejoindre la frontière. Rentrer en France le plus vite possible, échapper au cauchemar !… L’escapade se termine par une nuit dans un hôtel de Colmar. Et puis retour au bercail. Paris ! quel soulagement !… Il la raccompagne à la gare Montparnasse : « - Merci, pour ce beau voyage ! Oui c’est ça, rentre bien. » Et c’est ainsi qu’elle est sortie de sa vie, aussi discrètement qu’elle y était entrée.

 

Mais à lui que lui reste-t-il pour lui permettre de tenir le coup dans sa si longue solitude ? Le roman qu’il écrit avec Florian et Bibi est la seule chose qui est parvenu à s’inscrire durablement dans son existence. Cela fait plus d’un un an maintenant qu’ils ont entrepris l’aventure et chaque lundi ils continuent à se retrouver quelque soit le temps. Combien de fois n’ont-ils pas bravé la neige et les intempéries pour se voir, combien de fois l’un ou l’autre n’a-t-il pas négligé quelque indisposition saisonnière, surmontant sa fatigue ou sa fièvre afin d’être présents au jour fixé (Bibi les a même reçus dans son lit un jour qu’il avait la grippe). Durant la semaine ils y pensent, ils s’y préparent, les jours suivants ils y repensent, et cet univers imaginaire qu’ils ont entrepris de créer ensemble, qui prend forme sous leur yeux de semaine en semaine, est devenu plus réel pour eux que le monde réel. C’est un phénomène singulier dont ils n’avaient pas prévu l’ampleur et qui les émerveille. Quelque chose leur appartient en commun qui n’appartient à personne d’autre et crée entre eux un lien indissoluble.

Ils ont passé la phase de l’invention des personnages, puis celle de l’invention des photos, au cours de laquelle certains personnages sont devenus plus importants que d’autres par la simple fréquence de leurs apparitions, certains couples se sont formés à se retrouver plus souvent ensemble par le jeu des tirages au sort. Car le hasard est toujours de la partie, c’est le quatrième partenaire, celui qu’il faut respecter, qu’on ne peut ignorer, comme une divinité invisible et omniprésente. Et maintenant s’ouvre la phase la plus passionnante et la plus difficile, celle de l’invention de l’histoire dont on n’a pas encore la plus petite idée mais qui devra nécessairement passer par les scènes figurées dans chacune des photos. Il faudra donc qu’à un moment un avion soit détourné par des pirates, qu’à un moment l’on se retrouve au sommet d’une montagne couverte de neige (ça c’est une invention de Bibi ! ), que le pauvre Ottavio (l’enfant surdoué) se retrouve pendu sous le porche d’une église, et surtout il faudra nécessairement passer par les deux ou trois scènes pornographiques que Florian a réussi à leur refiler, dans lesquelles un nombre considérable de personnages (sa perpétuelle fuite en avant ! ) apparaissent dans des positions obscènes qu’il s’est plu à décrire avec un grand luxe de détails parfaitement inutiles mais auxquels il semblait tenir comme un adolescent travaillé par sa puberté. Seulement maintenant il va falloir payer cash, plus question de plaisanter. Notre héros a eu beau les inciter à la prudence les voici au pied du mur, il va falloir se montrer capable d’inventer une histoire cohérente à partir de tout ce fourbis d’images. Ils en sont terrifiés.

La règle est simple : chacun devra à son tour tirer une « photo » (qui se présente sous la forme d’un texte d’une dizaine de lignes) et poursuivre l’histoire depuis le moment où elle en était restée à la photo précédente (seul le premier sera donc libre de commencer comme il l’entend). Afin de maintenir la continuité du fil de cette histoire il est convenu que sur la photo tirée devra figurer au moins l’un des personnages présents sur la photo précédente, à défaut de quoi la carte sera remise dans le jeu et l’on devra en tirer une autre. Il est convenu d’autre part que le segment d’histoire proposé par celui qui joue devra obtenir l’acceptation d’au moins l’un des deux autres, sinon le malheureux, face à deux refus, sera obligé de revoir sa copie, et il est convenu enfin qu’à chaque tour on tirera au sort entre les deux partenaires qui n’ont pas joué au tour précédent, afin que le même ne soit pas amené à jouer deux fois de suite tout en évitant une rotation mécanique des joueurs. Toutes ces règles n’ont l’air de rien mais elles ont fait l’objet de longs débats, d’âpres discussions, elles correspondent à une véritable réflexion sur les ressorts du jeu, sur la part qu’on doit laisser au hasard et celle qui appartient au libre arbitre. Chaque détail compte, la moindre modification détruirait l’équilibre de l’ensemble (et puis surtout toutes ces discussions ont eu l’énorme avantage de retarder le plus longtemps possible le moment fatal où il faudra se lancer). Seulement cette fois ce moment est arrivé. Chacun est partagé entre le désir de voir un autre s’y coller et celui d’être le premier car la tâche pour le premier sera plus facile. On prend les dés, on jette les dés, on compte les points, le plus fort commence, double six ! C’est à toi…