Ils y retrouveront toutes les angoisses, les obsessions, les ambitions de leurs trois esprits qui se découvriront à cette occasion pétris de la même pâte. Cette histoire ne les raconte pas, elle raconte leurs rêves : Un riche industriel qui voyage pour ses affaires à travers le monde (il porte le nom symbolique de Pierre Marchandise) profite de l’un de ces voyages pour emmener sa maîtresse au Venezuela. Là, dans un hôtel de Caracas, ils se lient d’amitié avec un petit couple de français en voyage de noce et tous les quatre décident ensemble de louer un avion pour aller survoler le Salto Angel dont ils ont entendu dire qu’il était la plus haute chute d’eau du monde. Sur le tarmac de l’aéroport ils rencontrent une vieille fille un peu exaltée, exilée dans ce pays à la suite d’une histoire d’amour malheureuse, qui leur raconte qu’elle était gouvernante dans une riche famille où elle enseignait le français mais qu’on vient de la renvoyer sans préavis et que, dépourvue d’argent, elle cherche désespérément un moyen de rentrer en France. La maîtresse du riche industriel, émue par son histoire convainc son amant de la ramener avec eux et en attendant lui propose de les accompagner dans cette promenade qu’ils vont faire au dessus du Salto Angel. Les voici donc embarqués tous les cinq sur un improbable coucou mais celui-ci, pris dans une tempête, s’écrase dans la jungle. Le pilote est tué sur le coup, les passagers, par bonheur, sont sains et saufs à l’exception du malheureux jeune marié qui a une jambe arrachée et meurt dans d’atroces souffrances après deux jours d’agonie tandis que son épouse folle de douleur perd l’esprit et tombe dans un état cataleptique qui en fait une sorte de mort-vivant. Les quatre rescapés se perdent dans la jungle. Après des jours d’errance ils sont recueillis un matin par des hommes qui semblent appartenir à une milice armée et qui les emmènent dans un immense domaine ceint de clôtures électriques, qu’on leur dit appartenir à un mystérieux et richissime personnage. Mais sont-ils hôtes ou prisonniers ? Ils vont faire là en tous cas d’étranges rencontres, à commencer par celle du maître des lieux…

L’histoire se développe ensuite en d’innombrables tour et détours qui vont les emmener aux quatre coins du monde. On se doute que l’angoisse de celui qui a la charge de la poursuivre ne fait que croître au fur et à mesure qu’elle se complique. Comme le temps dont ils disposent ne permet pas le passage de plus d’un joueur par séance, seul celui qui a planché la fois précédente, et qui selon leur règle est exclu du tirage, a l’esprit tranquille, les deux autres mourant de peur jusqu’à ce qu’enfin on tire aux dés pour savoir lequel devra cette fois s’y coller. Alors le malheureux sur qui la chance (ou la malchance) est tombée tire en tremblant une photo et son effroi ne fait que croître quand il voit ce qui lui est échue « - Mais comment voulez-vous que j’y arrive ! c’est absolument impossible !… » Les deux autres le contemplent hilares, oubliant que la prochaine fois ce sera leur tour. Leur cruauté est sans limite. Pendant que le malheureux va s’isoler dans son coin pour réfléchir ils vont pouvoir bavarder, fumer leur cigarette, boire une bonne bouteille. « - Surtout prends ton temps, nous ne sommes pas pressés !… » On imagine le malheureux là-bas, dans la cuisine ou dans le couloir, tout seul, pesant diverses solutions, concoctant divers scénarios !… « - Ça va ? Tu t’en sors ? » Enfin la pauvre victime revient, livide…

Florian, lui, a trouvé un truc. Il leur dit : « - Je ne suis pas encore complètement au point, j’ai besoin que vous m’aidiez. » Car il a décidé qu’aucune règle en effet n’interdisait aux deux autres d’aider celui qui passe, à condition bien sûr que ce soit lui en dernier ressort qui soit maître du jeu et accepte ou refuse leurs propositions… ce qui revient très exactement à inverser les rôles : il devient le juge et ce sont eux qui planchent. Dans la pratique de ce jeu, en effet, d’un bout à l’autre Florian se montrera maître dans l’art de tricher. C’est dans sa nature, il ne peut pas s’en empêcher, il y trouve sa suprême jouissance. Il y consacre une telle énergie, il y met une telle conviction qu’on finit toujours par lui céder, ou alors il repart indigné, se disant victime du sadisme de ses camarades, de leur acharnement… et de leur antisémitisme !

Pourtant quelquefois il revient au bout d’un moment et commence à raconter son histoire. Alors l’espoir renaît. Aurait-il eu une idée cette fois ? Soudain il s’arrête. « - Et là, coup de théâtre !… dit-il avec le ton d’un maître du suspens ». Puis il se met à décrire la photo à laquelle il devait aboutir mais sans qu’il y ait aucun lien de causalité avec ce qui précède. « - Eh bien ? Et alors ? demandent les deux autres interloqués. Que s’est-il passé ? – Ça, c’est ce que nous apprendrons plus tard », répond-il finement. Alors notre héros entreprend de lui expliquer que sa tricherie consiste ici à faire semblant de confondre histoire et récit. Tout récit se fonde en effet sur la rétention, l’art de la dispenser au bon moment l’information (« Fantomas, car c’était lui !… ») grâce aux ellipses et retours en arrière, chaque récit constituant ainsi un certain traitement de l’histoire et chaque histoire pouvant en conséquence générer une infinité de récits. Mais ce dont il s’agit ici c’est justement d’inventer l’histoire, la matrice du récit que l’on en fera plus tard et qui sera l’objet de l’étape suivante, c’est-à-dire de l’écriture proprement dite. Pour l’instant il n’est donc pas question de s’en tirer avec ce genre d’effets… Florian le regarde bouche bée, il n’a pas compris, ou fait semblant de ne pas avoir compris. Bibi se lisse la moustache partagé entre l’admiration qu’il éprouve devant ce discours et la jalousie de ne pas l’avoir trouvé lui-même. « - Oui, répond Florian, mais peut-il exister une histoire en dehors du récit qu’on en fait ? Si je veux vous transmettre une histoire il faut bien que je vous la raconte et dans un récit il est impossible de tout raconter, c’est une vue de l’esprit, la matière d’une histoire est par définition illimitée, vous me demandez donc l’impossible. ». Pris de court par ce sophisme notre héros a recours alors à une métaphore : « - L’histoire, tu comprends, est semblable au compte déposé dans une banque. Il est exact que nous ne pouvons en disposer qu’en tirant des chèques mais ce que tu fais c’est de tirer des chèques sans provision car sur ton compte tu sais très bien qu’il n’y a rien. En un mot tu nous payes avec de la monnaie de singe !… » Pour le coup la métaphore lui parle, elle lui rappelle son père qui a fait fortune dans le commerce du tissus. L’idée d’être à la hauteur du génie paternel n’est pas pour lui déplaire. « - Tu peux parler ! répond-il. Qu’est-ce que tu fais d’autres, toi, devant tes étudiants, que de leur vendre des cravates ? » Alors là, il fallait s’y attendre ! Haro sur les profs de fac ! Bibi boit du petit lait…

Tout cela peut se poursuivre à l’infini et n’empêche pas bien sûr qu’ils s’aiment envers et contre tout, ils ne s’aiment jamais autant que quand ils se querellent. Florian finit par admettre qu’il est un tricheur, notre héros qu’il est un marchand de cravates et tout le monde se réconcilie tandis que Bibi trouve une solution pour conduire l’histoire jusqu’à la prochaine photo parce qu’il faut bien le reconnaître, le professionnel dans cette affaire c’est tout de même lui au bout du compte.

Ainsi l’histoire se poursuit-elle vaille que vaille, de semaine en semaine. Depuis combien de temps ont-ils commencé ? plus d’un an déjà. Certains thèmes émergent de leur inconscient collectif comme des épaves arrachées aux profondeurs de l’océan et qui remontent à la surface : la quête de l’immortalité, l’innocence, la gémellité, l’androgynie, et puis le sexe bien sûr, le sexe omniprésent. Florian a trouvé un truc quand il doit rendre compte de quelque mouvement qu’il ne parvient pas à justifier : « - À la suite d’une foudroyante mutation psychologique, dit-il, due à la découverte de l’orgasme… » et il est content. Les autres se récrient : « - Ah non ! tu ne va pas nous faire encore le coup ! tu nous l’as déjà fait cent fois. » Cependant il ne triche pas, il est sincère car il y croit dur comme fer, lui, à la toute puissance de l’orgasme. Pour lui c’est le joker, la réponse à tout, la clé universelle, et peut-être n’a-t-il jamais cherché que cela dans sa vie : à percer ce mystère-là.

 

Est-ce pour cette raison qu’il a fait un jour à notre héros une proposition qui bouleversera sa vie ? La scène se passe au cours d’un de leurs joyeux bavardages dans la cuisine de Florian quand Michèle a enfin consenti à aller se coucher et qu’ils se sont retrouvés en tête-à-tête devant leur bouteille de vin et leur cendrier débordant de mégots (car même depuis la naissance du deuxième enfant les invitations du samedi n’ont pas totalement cessé : pour Florian c’est l’antidote à ses soucis domestiques et pour notre héros à sa solitude). Dès que Michèle a le dos tourné, notre héros entame le récit des rencontres qu’il a faites depuis la dernière fois qu’ils se sont vus, car il continue obstinément sa quête d’une relation amoureuse en mettant annonce sur annonce dans différents quotidiens et magazines, recevant chaque fois le lot de lettres qui lui permet de vivre pendant quatre ou cinq semaines dans l’espoir d’une vraie rencontre, courant d’un rendez-vous à l’autre, d’un bout de Paris à l’autre pour, au bout du compte, trouver l’occasion – c’est déjà ça ! - de deux ou trois « petites escapades ». Les annonces sont devenues sa drogue. Florian, on s’en doute, se pourlèche de ses récits qui lui permettent de vivre par procuration. Quant à notre héros, il a compris depuis longtemps que s’il continue à mener cette quête inlassable c’est moins pour l’intérêt qu’elle présente que pour les récits qu’il pourra en faire ensuite à son camarade.

Un jour donc que Florian a été particulièrement alléché par ses récits, il lui sort tout de go : « - Et pourquoi la prochaine fois ne me mettrais-tu pas de la partie ? – Comment cela ? Que veux-tu dire ? – Oui, nous pourrions par exemple faire paraître une annonce en commun, du genre : « Deux hommes cherchent jeune femme… – Attends, attends ! Tu veux dire que tu serais prêt… - Oui, pourquoi pas ? » Il sourit de toutes ses dents, fier de son coup. Il sait que son ami ne s’y attendait pas. On aurait tort de croire que c’est une idée qui lui est venu comme ça, sur l’instant. Ce n’est pas son genre, il a dû longtemps la méditer, il en a parlé à Michèle, il a dûment obtenu son assentiment… Notre héros n’en croit pas ses oreilles, cette proposition lui ouvre de nouveaux horizons, les perspectives d’un bonheur illimité. Mais oui bien sûr, c’était ça la solution ! Aussitôt lui vient une idée (l’art des mots c’est son domaine) : « - Et si nous prenions pour pseudonyme Jules et Jim ? Qu’en dis-tu ? – Génial ! (il jette un coup d’œil à sa montre) Rédige l’annonce de ton côté pendant la semaine, nous en reparlerons samedi prochain » (toujours une invitation de gagnée, se dit notre héros).