Il se contentera le moment venu de faire son entrée en scène. Du temps, lui, notre héros en a à revendre, c’est son rôle par conséquent de rédiger l’annonce. Or c’est un travail très délicat car leur demande est pour le moins ambiguë : clairement libertine certes elle doit néanmoins impérativement éviter de n’attirer que les obsédées de l’entrecuisse, les mordues de la jambe en l’air, car ce dont ils rêvent, eux, c’est de fraîcheur et d’innocence. Or est-il possible de concilier le sexe et l’innocence ? Toute la question est là. N’est-ce pas un leurre, un oxymore ? Peut-on croire qu’il existe quelque part une femme qui accepterait d’être leur gentille camarade de jeu ? Ah, que la vie serait belle s’il en était ainsi ! C’est dire qu’une semaine plus tard, quand ils se retrouvent pour mettre définitivement au point le texte de leur annonce ils pèsent chaque mot, raturent, corrigent, discutent à perte de vue, tentent de deviner le genre de réponses auxquelles ils s’exposent, échafaudant les hypothèses les plus effrayantes.

La première surprise qu’aura notre héros trois semaines plus tard en trouvant les lettres dans sa boite c’est qu’elles sont aussi nombreuses que celles qu’il reçoit quand il met une annonce pour lui tout seul. On devine avec quelle impatience il attend le moment de les ouvrir en présence de Florian. Et quand ils se retrouvent chez lui le samedi suivant, Michèle ayant enfin consenti à aller se coucher (non qu’elle soit ignorante de leur démarche mais elle la tient pour un simple enfantillage), ils en hument le parfum, les soupèsent, les palpent. Ainsi il y a dans chacune de ces enveloppes une femme qui accepte de s’offrir à eux, à eux deux en même temps ! C’est à peine croyable ! Que cherchent-elles ? Quelle est leur motivation, leur désir secret ? Folie ? Masochisme ? Perversité ? Goût de l’aventure ? Le mystère est passionnant. Pour le coup Florian semble atteint tout à coup par le doute. Il faiblit, craint qu’elles n’exigent de lui des performances qu’il serait incapable de fournir. Notre héros, lui, ne connaît pas ce genre de peurs, ou plutôt il les connaît trop bien, il y est habitué. Advienne que pourra…

Cependant la lecture des lettres ne leur en apprend guère davantage. Éliminées deux ou trois propositions clairement mercantiles et quelques lettres d’analphabètes, les autres réponses sont singulièrement banales, semblables au fond à celles qu’il a l’habitude de recevoir. Parfois un simple numéro de téléphone, ou quelques mots : « Chers amis, je serais ravie de vous rencontrer… » Comment choisir ? Un monde nouveau s’ouvre devant eux, un monde merveilleux où règne le plaisir délivré de la faute, le plaisir sans complexe… Ils prennent donc une de ces lettres un peu au hasard parce que celle qui l’a écrite déclare avoir vingt-huit ans et qu’elle habite non loin de là, dans le quartier de l’Opéra. Elle s’appelle Laurence. Notre héros, une fois de plus, se charge de téléphoner durant la semaine pour arranger un rendez-vous.

Quand il appelle quelques jours plus tard, il a la bonne surprise de constater que celle qui lui répond paraît tout à fait normale. Ce n’est pas un monstre, une détraquée, une nymphomane mais une jeune femme parfaitement aimable qui le remercie de l’avoir sélectionnée. Ils conviennent donc de se retrouver devant chez elle le samedi suivant et Florian, à qui il téléphone aussitôt, lui donne son accord.

Au jour dit, notre héros passe donc le prendre chez lui et les voilà partis, Florian de plus en plus effrayé, lui plus calme comme si soudain tout ceci ne le concernait plus (comme toujours la peur chez lui se traduit par un sentiment d’être étranger aux choses et qu’il ne peut rien lui arriver). En tous cas il est certain que le principal plaisir qu’il éprouve à cet instant est d’être avec Florian, de s’associer à son émotion, d’anticiper les récits qu’ils se feront plus tard de ces moments qu’ils sont en train de vivre ensemble mais pour ce qui est de la femme, peu lui importe au fond celle qu’ils vont rencontrer : pour lui ce n’est qu’une figurante… Ils s’arrêtent dans un bistrot pour prendre un café parce qu’ils sont en avance. De nouveau Florian imagine les scénarios les plus improbables, Il fume, il rit, se retire pour satisfaire à un besoin pressant, revient, fume encore une dernière cigarette. Notre héros feint d’avoir peur lui aussi pour se mettre à l’unisson… Et puis enfin le moment est arrivé, il faut y aller ! ils y vont.

 

Elles les attendait devant la porte de son immeuble (mesure de prudence sans doute pour ne pas les faire monter directement chez elle). Elle est bien faite avec une chevelure épaisse mais hélas ses traits sont grossiers : nez trop épais, œil trop petit. Pas jolie assurément, pas vraiment laide non plus et même plutôt attirante. En tous cas elle les accueille avec une grande cordialité. Après avoir échangé quelques mots elle leur propose de monter derrière elle. Elle habite au septième étage.

Interminable procession dans l’escalier (il n’y a pas d’ascenseur). Il en profite pour observer sa chute de reins. Démarche gracieuse. Ses cheveux ondulent sur ses épaules. Oui, plutôt attirante… Mais quand elle se retourne il voit son nez, ses yeux. Quel dommage qu’elle ne soit pas jolie ! C’est comme une injustice du sort, comme si le destin lui avait refusé la beauté qu’elle aurait méritée.

Quand ils arrivent enfin ils sont tout essoufflés et elle les introduit dans une minuscule chambre de bonne dont l’extrême dénuement les prend à la gorge. Il n’y a qu’un matelas posé par terre en guise de lit, une planche faisant office d’étagère où elle a rangé ses livres et divers objets, un électrophone, des disques. Il y a également un unique tabouret et dans un coin un paravent qui doit dissimuler les toilettes. Une seule fenêtre garnie de rideaux donne sur une courette obscure ; un poster épinglé sur le mur représente un motocycliste…

Ils s’asseyent sur le matelas et elle pose entre eux un cendrier. La conversation s’engage sur un ton mondain : « - Alors qui es-tu ? Et toi, que fais-tu ? - Qu’est-ce qui vous a donné l’idée… etc. - Est-ce que c’est la première fois que tu réponds à ce genre d’annonce ? » C’était la première fois, elle avait envie d’essayer, comme ça, pour voir. Mais elle avait peur de tomber sur n’importe qui. Maintenant elle est rassurée… Eux aussi ils sont rassurés. D’entrée elle leur a été sympathique, le courant est passé. D’ailleurs elle n’a pas l’air idiote. Tout en parlant notre héros a regardé les livres sur l’étagère. Joli choix ! classique, de bons auteurs. Et les disques : Bach, Mozart… Ils l’interrogent sur le poster. Elle a été fiancé autrefois à un motocycliste qui s’est tué dans un accident de la route un mois avant leur mariage. Depuis elle est restée passionnée de moto… Au bout d’un moment enfin, tous les sujets ayant été épuisés, ils proposent qu’on s’y mette. Puisqu’ils sont venus pour ça… Alors elle découvre les draps et commence à se déshabiller. Ils en font autant de leur côté. Elle se coule entre leurs bras. Du coup plus personne ne dit rien…

Au fond, à partir de cet instant, notre héros s’occupe fort peu de ce que fait Florian, le laissant œuvrer de son côté. Il semble que celui-ci ait décidé de s’occuper exclusivement du bas tandis que lui s’occupe du haut, ce qui l’arrange. Et l’on arrive à cette situation étrange où sur le corps divisé de cette femme qui s’abandonne à eux chacun fait comme s’il était seul avec la moitié qui lui revient. Et là, dès la première minute, apparaît un phénomène tout à fait surprenant : il a l’impression que l’épiderme de Laurence et le sien s’attirent mutuellement comme par magie. C’est la première fois qu’il rencontre un tel phénomène C’est comme un courant magnétique qui les porte l’un vers l’autre.. Il caresse ses épaules, sa poitrine, sa nuque, ses bras et chacun de ses gestes épouse l’extraordinaire grâce des mouvements par lesquels elle s’offre à ses caresses. Il s’en régale…

De longues minutes se passent dans le silence et le recueillement tandis que dessous ça s’agite ferme. Florian accomplit son travail avec l’application d’un honnête travailleur. La respiration de Laurence s’accélère, elle aspire l’air et émet une sorte de long sifflement puis elle s’abandonne contre notre héros… Pendant ce temps Florian, qui s’est retiré, allume une cigarette.

 

Un moment plus tard les voici tous les trois assis sur le drap froissé. Ils se sont remis à causer. On pourrait les croire sur une plage revenant de prendre un bain : « - Alors c’était bien ? elle n’était pas trop froide ? » Mais quelque chose s’est passé dont aucun d’eux ne parle : c’est l’irrésistible attirance qu’ont éprouvée l’un pour l’autre le corps de Laurence et celui de notre héros, à quoi sans doute ils ne s’attendaient ni l’un ni l’autre mais qu’ils ne veulent pas avouer par égard pour Florian qui continue à tirer sur sa cigarette en regardant le plafond. Ils se congratulent mutuellement : « - C’était bien, n’est-ce pas ? – C’était très bien. » Ils promettent de se revoir. « - On se téléphone ? – Oui, c’est ça, on se téléphone. »

Quand ils sont repartis notre héros demande à Florian : « - Alors, qu’en penses-tu ? Tu crois que nous la reverrons ? – Toi si tu veux. Moi, il n’en est pas question. Elle est vraiment stupide !… » Notre héros n’insiste pas, il comprend trop bien les raisons pour lesquelles il dit ça mais il l’aurait préféré meilleur joueur. Est-ce sa faute si elle a marqué une différence entre eux ? Il ne cherche pas à s’en prévaloir. C’est un effet du hasard tout simplement, ça aurait pu tout aussi bien être l’inverse. Mais Florian aggrave son cas en prétendant qu’elle n’a été poussée que par un grossier appétit sexuel, ce qui n’est évidemment pas le cas.

Quelques jours plus tard notre héros téléphone à Laurence et évidemment, comme il s’y attendait, elle lui dit qu’elle veut bien le revoir mais lui tout seul, qu’elle ne tient pas à renouveler l’expérience à trois. Il ose à peine l’avouer à Florian qui lui dit en haussant les épaules : « - Fais ce que tu veux. De toutes façons elle ne m’intéresse pas. » Le voici donc délivré. Il propose à Laurence de venir chez lui.

 

Chaque fois qu’ils se sont revus ensuite, tantôt chez lui, tantôt chez elle, le phénomène s’est reproduit : cette miraculeuse sensation à fleur de peau, douce et profonde à la fois, que leurs deux corps étaient faits l’un pour l’autre. Quand il a pris possession de la moitié qui lui avait échappé la première fois, cela n’a fait que confirmer cette impression. Elle a une délicieuse façon de jouir, intense, discrète, toujours aspirant l’air avec un long sifflement, comme si elle dégustait son plaisir avec une paille. Emportés par un enthousiasme d’enfant ils expérimentent toutes les positions, toutes les combinaisons, elle se prête à toutes ses exigences avec une bienveillance inlassable. Rien ne l’étonne, rien ne la répugne. Elle lui a dit qu’elle travaillait au Secours Catholique comme assistante sociale auprès des prostituées. Alors dans ce domaine-là elle en connaît un rayon. Il y a en elle l’indulgence d’une mère. Amoureuse, ce n’est que trop évident, charmante incontestablement. Mais hélas, laide. Laide ! Et rien ne sera jamais possible entre eux à cause de cela, rien de sérieux en tous cas, rien de durable. Cette laideur est le signe de la malédiction qui l’accable : ce fiancé qui s’est tué avant son mariage, ce métier qu’elle exerce dans les bas-fonds de la société, et le taudis dans lequel elle vit. Elle lui a raconté que son père était producteur de disque et qu’elle fréquente beaucoup de gens connus : Eddy Mitchell, Alice Dona. C’est peut-être vrai mais alors comment se fait-il qu’elle mène cette vie ? Il lui demande aussi bien sûr pourquoi elle a répondu à leur annonce, elle lui confie que c’est parce qu’elle rêvait se faire prendre en sandwich !…

Leur liaison a duré quelques mois, ils allaient se promener dans les bois le dimanche, cueillaient des champignons. Elle avait une âme de midinette. Et puis un jour il reçoit une lettre où elle lui dit que depuis qu’ils se sont rencontrés des sentiments sont nés pour lui qu’elle sait ne pas être partagés et qu’en conséquence elle préfère qu’ils ne se revoient plus. Il téléphone aussitôt à son bureau (elle n’a pas le téléphone chez elle) mais après un moment de flottement une voix anonyme lui dit qu’elle est absente et il comprend ce que cela veut dire. Par respect pour elle il raccroche sans insister. Son comportement d’un bout à l’autre aura été digne et courageux. Mais hélas rien, vraiment n’aurait été possible : elle était trop laide.