Plus que le libertinage d'ailleurs, ce qui les tient en haleine c’est de pouvoir ainsi, sous couvert de sexe, s’introduire dans l’espace intime de celle qu’ils viennent visiter tels deux témoins de Jéhovah venant apporter la bonne parole. Et chaque fois on leur ouvre la porte : « - Entrez, entrez ! je vous en prie ! » … Et chaque fois ils sont confondus par la facilité avec laquelle on leur fait confiance.

C’est ainsi qu’un jour ils sont tombés sur une grosse fille dont se dégageait en même temps que l’odeur de sa transpiration un insupportable fumet de mélancolie. Elle les a reçus dans sa cuisine, le désordre qui régnait dans le reste de l’appartement semblant en interdire l’accès. Chaque objet autour d’elle, le vélo appuyé sur la gazinière, les cartons entreposés par terre, les miettes de pain, les peaux de saucisson sur la table, restes d’un précédent repas, tout criait son désespoir. Depuis combien de temps avait-elle ainsi abdiqué ? La réponse qu’elle leur avait envoyée n’était-elle pas l’ultime tentative qu’elle faisait pour ne pas sombrer ?… Ils ont l’impression que dès qu’ils seront repartis elle va mettre fin à ses jours. Et eux ils n’ont plus qu’un désir maintenant : fuir, échapper à ce monstre. Voici pourtant qu’elle leur propose un café et ils doivent attendre qu’elle soit parvenue à trouver des tasses, puis à les décrasser tant bien que mal, puis à faire chauffer l’eau dans une casserole toute bosselée et noire de suie… Pendant ce temps ils se lancent des regards de complicité, n’osant cependant repartir avant d’avoir bu le filtre qu’elle va leur verser. Puis, à peine la dernière gorgée avalée très vite ils se retrouvent sur le palier : « - Bon, eh bien, nous n’avons pas beaucoup de temps aujourd’hui, c’était une simple prise de contact, n’est-ce-pas, mais un autre jour peut-être… » Et elle les suppliant : « - Vous ne voulez pas encore une tasse de café ? Juste une tasse… – Non, non, merci, la prochaine fois !… »

Une autre fois au contraire ils découvrent un appartement coquet dans une résidence moderne. Interphone, moquette, plantes vertes. Celle qui leur a ouvert est une jolie brune, laquée, maquillée, parfumée. Elle les fait asseoir sur un canapé en cuir et s’assoit elle-même à leurs pieds sur un pouf devant la table basse où repose une bouteille de martini et quelques amendes grillées. Ils la convoitent du regard, tandis qu’elle s’amuse à prolonger la conversation. Elle porte un pull en cachemire, une jupe de soie, des bas couleur pèche… Puis arrive inévitablement le moment (c’est toujours Florian qui se charge de ça) où il faut proposer d’entrer dans le vif du sujet. Alors elle se lève et va ouvrir la fenêtre. On est au printemps, dehors la nuit est douce. « - Tu ne crains pas qu’on nous voie ? – Justement j’ai un voisin qui n’arrête pas de me mater du matin au soir, au moins aujourd’hui il ne sera pas déçu ! » Et ils se sentent un peu gênés tout à coup, vaguement inquiets comme s’ils allaient faire quelque chose d’interdit. Enfin après tout puisque c’est ça qui l’excite !… Florian s’occupe du bas comme toujours et lui du haut. C’est devenu une habitude, la spécialisation des tâches garantissant la qualité de leur prestation. Seulement Florian en ressent une frustration, il a l’impression d’être exploité, que c’est lui qui se tape tout le boulot pendant que son collègue au dessus se contente d’en cueillir les fruits. Mais c’est idiot ! cette répartition c’est lui qui l’a voulue, ou plutôt elle s’est faite d’elle-même, instinctivement, selon les goûts de chacun. Il n’y a aucune raison de s’en formaliser. Pourtant Florian n’en démord pas, il se sent maltraité. Malgré tout la séance se termine comme toujours à l’entière satisfaction de leur partenaire et chacun a largement profité de sa moitié de terrain. Les voici maintenant qui récupèrent leurs effets (Florian est toujours pressé de repartir à cause de Michèle qui l’attend à la maison). La jolie brune s’enroule lascivement dans un peignoir et les raccompagne jusqu’au vestibule. En passant elle leur murmure : « - Ne faites pas trop de bruit. Mon fils dort dans la chambre à côté. » Et cela leur fait soudain l’effet d’une douche glacée, comme si toute la misère de cette femme leur était révélée par cette simple phrase : Mon fils dort dans la chambre à côté…

Et puis il y a aussi les délurées, les prêtes à tout, plus jeunes en général, celles qui font le plus peur à Florian, celles que notre héros préfère. En général ce sont elles qui se déplacent. L’une d’elles est même venue un jour chez Florian. Cela avait dû être convenu auparavant avec Michèle qui s’était dit sans doute que c’était pour elle une façon de contrôler la situation. C’est elle d’ailleurs qui lui a ouvert la porte. Elle n’avait peut-être même pas dix-huit ans… Que cherchait-elle ? Avait-elle le goût de la soumission ? était-elle poussée par l’appât du gain ? Pourtant elle ne demandait rien. Ils avaient l’impression de recueillir un chat abandonné. Michèle est restée un moment avec eux, exactement comme une mère qui aurait reçue une camarade de ses fils et puis elle les a laissés en leur disant : « - Et surtout ne salissez pas la moquette ! »

Une autre fois notre héros avait donné rendez-vous à l’une d’elles chez lui. Florian est arrivé un quart d’heure plus tôt. À l’heure dite on sonnait à la porte. Une grande jeune fille aux cheveux courts, nuque rasée, collants panthère, décontractée, gaie. Elle s’installe dans un fauteuil, ses jambes repliées sur elles-mêmes, et leur demande s’ils ont de quoi fumer mais décline l’offre qu’ils lui font d’une cigarette. C’est à autre chose qu’elle pensait évidemment. Devant leur mine désolée elle leur dit qu’elle sait où trouver ce qu’elle cherche. « - Attendez-moi. J’y vais et je reviens… » À peine a-t-elle disparu que Florian commence à s’affoler : « - Elle va ramener ses copains, je te dis ! Elle est venue en éclaireuse, on va se faire casser la gueule !… » Il en tremble, il en a les cheveux collés sur le crâne. Notre héros comme d’habitude ne ressent pour sa part aucune inquiétude. La convoitise qui lui fouaille les entrailles prime tout le reste. Car cette fille, bien entendu, c’est exactement le genre dont il rêve. Elle lui rappelle la belle entraîneuse de Landau qu’il n’a jamais oubliée, la belle Suzy !… Ils attendent donc. Mais l’attente se prolonge. Ils ne voient rien revenir. Jusqu’à ce qu’ils soient bien obligés de se rendre à l’évidence : elle les a tout simplement laissé tomber. Alors Florian, soulagé, ouvre une bouteille de vin et notre héros remplit les verres. Qu’importe qu’elle soit là ou pas ! il ne donnerait pour rien au monde ces moments de bonheur qu’ils passent ensemble.

 

Mais voici qu’approche l’été et bientôt ils vont pouvoir partir, comme ils en ont convenus, dans cette Île du Possible que notre héros est allé explorer l’année précédente. Partir avec Florian, l’avoir tout à lui pendant deux semaines entières ! il n’arrive pas à y croire. Il appréhende qu’à la dernière minute quelque obstacle imprévu ne s’oppose à leur projet. D’autant que Marie, comme chaque année à la même époque, s’est mise à manifester des doutes sur son désir de rester plus longtemps avec son rastaquouère et a émis l’intention de profiter des grandes vacances pour regagner le domicile conjugal. Si par bonheur ce miracle avait lieu, le mieux serait cependant qu’elle en sursoie de quelques semaines l’exécution afin qu’il puisse être libre en juillet. Mais comment le lui dire ? Il est partagé entre le désir de lui exprimer l’enthousiasme que suscite en lui la perspective de son retour et en même temps la crainte que cet enthousiasme ne précipite les choses. Fort heureusement elle tombe d’accord avec lui sur le fait que puisque l’idée en est acquise, désormais rien ne presse. On n’est pas à deux semaines près. C’est donc le cœur léger que par un beau matin Florian et lui s’embarquent pour la grande aventure.

Comme d’habitude notre héros est allé le chercher chez lui et comme d’habitude l’arrachement à sa famille a été déchirant : les enfants accrochés aux bras de leur père, Michèle lui faisant mille recommandations et lui rappelant la liste des affaires qu’elle a mises dans sa valise et lui faisant bien promettre de téléphoner chaque jour pour donner de ses nouvelles. Enfin ils parviennent à partir. À peine dans la voiture Florian n’est plus le même, il respire à pleins poumons, il est pressé d’arriver, il se fait redire mille détails qu’il a déjà écoutés cent fois et que notre héros se fait un plaisir de lui raconter de nouveau. Mais quelle va être sa réaction quand il découvrira la réalité ? Ne va-t-il pas lui reprocher de l’avoir attiré dans un piège ? Pourtant il l’aura bien prévenu : « - Qu’il ne compte pas trouver là-bas autre chose que des laiderons et des fous. » Mais rien ne le décourage, c’est lui qui a insisté pour partir quand même. À ses risques et périls !…

 

Florian est un être absolument imprévisible et en général ses réactions sont exactement l’inverse de celle qu’on attendait de lui. C’est ainsi qu’à peine arrivé il décrète, contrairement à ce que notre héros craignait, que cet endroit est le plus délicieux du monde. Pourtant rien n’a changé depuis l’an passé : Les mêmes gens aux mêmes places, les mêmes couples enlacés au pied des pins, les mêmes sanitaires aux cellules dépourvues de portes, le même discours d’accueil incompréhensible du faux colonel de l’armée des Indes. Il reconnaît à peu près tout le monde, l’illuminé au nez en bec d’aigle, le berger grec entouré de sa cour de soupirantes énamourées, tous en un mot ! On dirait qu’ils n’ont pas bougé, qu’ils ne sont jamais partis. Peut-être n’ont-ils aucune autre existence en dehors d’ici. Mais lui personne ne le reconnaît, comme si ce lieu était un lieu sans mémoire, comme si le temps s’y déroulait en un cycle éternel de jours qui recommencent toujours semblables à eux-mêmes. Comment dans ces conditions prendre le train en marche ? « - Tu verras, tu verras ! lui dit Florian qui se sent l’âme d’un Rastignac, je te dis que nous y parviendrons. »