Il s’exalte à la vue de toutes ces femmes exhibant leur nudité sans aucune apparence de pudeur dans l’accomplissement des tâches les plus ordinaires de la vie quotidienne et qui gloussent de plaisir dans les bras du premier venu, dispensant à l’envi caresses et baisers… à condition bien sûr que l’on fasse partie du club car pour l’instant nos deux compères, en ce qui les concerne, anonymes et transparents, sont condamnés à demeurer spectateurs d’une fête à laquelle ils ne sont pas conviés. Mais qu’importe ! Il suffira de comprendre les mécanismes de cette société, s’obstine à répéter Florian, d’en pénétrer les codes pour parvenir à s’y introduire. « - Notre tour viendra tôt ou tard ! » serine-t-il tel un nouveau Rastignac…

 

Les premiers jours sont donc consacrés à une minutieuse observation du terrain. Et chaque matin, à l’heure du déjeuner, quittant les lieux afin de prendre quelque distance, ils se retrouvent dans un restaurant des environs pour échanger le résultat de leurs observations.

Sur le consternant constat du niveau intellectuel auquel se situent les débats en cet étrange endroit ils sont bien vite tombés d’accord. Ils s’amusent l’un comme l’autre de ces salmigondis de théories fumeuses dont se nourrissent les habitants de l’île, pâté aux alouettes où se trouvent mêlés à des lambeaux de psychanalyse tout un attirail de théories divinatoires (numérologie, tarauds, astrologie) accommodées le plus souvent à la sauce hindouiste. Tout est bon dans le cochon pourvu qu’on y retrouve de ci de là quelques mots fétiches comme les miettes de truffe dans la terrine d’un charcutier. On parle de « chacras », ou parle des « énergies » (toujours au pluriel les énergies sans jamais évidemment en préciser le nombre). On pourrait se croire dans une assemblée de médecins de Molière s’il n’était évident que tous ces gens sont d’une sincérité désopilante et absolument dénués de malice. Loin de vouloir duper autrui ils ne font que se duper eux-mêmes, habités par la conviction que cette recherche obstinée de leur bonheur personnel s’additionnant à celle des autres ne peut qu’aboutir au bonheur de l’humanité toute entière. Cette vision angélique à laquelle la confusion phraséologique n’a finalement pour fonction que de donner une apparence de profondeur n’est du reste pas dénuée de charme : on a l’impression de vivre dans une société dénuée de tragique, une société où la notion de faute aurait été éliminée, une société qui pratiquerait l’innocence comme un acte militant.

Seulement il y a une chose, aux yeux de notre héros, qui vient ruiner cette entreprise et y réintroduire la dimension tragique c’est évidemment la laideur de toutes ces femmes dont il lui faut supporter la vue. On sait que la beauté est pour lui le reflet de la grâce or de ce point de vue on ne peut nier que cette île en est aussi radicalement privée qu’une tragédie de Racine. Il suffit pour s’en convaincre de se promener sur les plages des alentours où la bêtise des vacanciers est largement compensée par le délicieux spectacle des nymphettes en fleur. Ici rien de tel, point de ces corps de miel alanguis au soleil, point de ces visages d’ange reflétant le ciel azuréen. On dirait que le courroux céleste a décidé de s’abattre sur cette malheureuse communauté pour lui rabattre son caquet, pour la punir d’avoir voulu réinventer le paradis. Et c’est l’enfer au contraire qui s’y exhibe dans la vision de ces corps flétris, de ces mamelles flasques et de ces boursouflures celluliteuses.

Florian, lui, est bien loin de partager ce point de vue. Il se sent des faiblesses, lui, pour les boursouflures celluliteuses et il s’ensuit entre nos deux comparses des débats qui n’ont rien à envier à ceux qui en d’autres temps divisèrent quiétistes et jansénistes. Pour Florian beauté, laideur sont des notions privées de sens, des produits culturels dénués de toute réalité objective. Qu’opposer à ces arguments ? sinon qu’il semble y percer parfois une authentique attirance pour la laideur bien loin de la simple indifférence qu’il affiche à cet égard. En effet, après quelques jours il est parvenu à séduire une sorte de monstre éléphantesque et velu, que notre héros se plaît malicieusement à surnommer « miss Jambon », et dont manifestement il fait ses choux gras. Il faut le voir après le dîner, lorsque la société se réunit pour jouir des longues soirées d’été, sautiller autour de sa conquête, laquelle, visiblement ravie d’une telle aubaine, se trémousse, glousse et se répand en cascades de rires tandis qu’il semble mettre un point d’honneur à montrer au monde que sur ce chapitre rien ne l’arrêtera et que dans sa capacité à supporter le pire il est parvenu à établir une sorte de record du monde. Quels sont ensuite les plaisirs de leurs nuits ? La chose reste pour notre héros un mystère car Florian, contrairement aux apparences, est un être secret qui ne livre rien de ses émois intimes. Mais on ne peut l’imaginer sans horreur. Cependant, se dit notre héros, la solitude que je m’inflige vaut-elle mieux que sa folie ? Problème philosophique que toute sa vie ne suffira pas à résoudre car ses exigences en la matière ne répondent pas à un quelconque choix qu’il pourrait justifier mais à un ordre mystérieux auquel il ne peut se dérober. Il s’agit pour lui d’une sorte d’impératif moral, une obligation éthique à laquelle il ne peut déroger. Florian, lui, déroge. Il déroge avec une sorte de complaisance masochiste, prenant un plaisir amer à montrer qu’il sait ce contenter de ce qu’il a, de que la société lui a laissé. Il y a en lui une sorte de fierté plébéienne dans le dédain qu’il affiche pour les valeurs aristocratiques, dont bien évidemment pour notre héros la beauté fait partie au premier chef.

D’ailleurs cette notion d’aristocratie est au centre de toutes leurs discussions depuis qu’ils sont ici. Comme notre héros l’avait déjà remarqué l’année précédente ils ont pu constater qu’il existait sur cette île une hiérarchie subtile et compliquée en totale contradiction avec le discours égalitaire qu’on y entend par ailleurs. Au sommet règne un monarque absolu qui, de par son statut, n’appartient quant à lui à aucune caste et les transcende toutes puisque c’est à lui que cette île appartient : il l’a reçue en héritage de sa mère et, là où d’autres aurait eu le soucis d’en tirer meilleur profit en y faisant construire un camping ordinaire, il a décidé de consacrer sa vie à y réaliser son rêve d’une société idéale. L’île ne doit donc son existence qu’à son bon caprice. Il peut d’un claquement de doigt décider qu’il met fin à l’expérience et comme Dieu le Père renvoyer les malheureux habitants à leur triste condition. Mais bien sûr on sait qu’il ne le fera pas, car il dépend de son œuvre autant que son œuvre dépend de lui. Cependant cette idée reste toujours ancrée dans l’arrière conscience de ses sujets et nul ne perd jamais le sentiment que le sort de chacun dépend de lui. Objet de toutes les conversations et de toutes les rumeurs, il apparaît peu cependant et ne fait rien pour se faire remarquer, il parle aux uns et aux autres sur le pied d’une apparente égalité mais n’entretient d’intimité avec personne, toujours lointain, vaguement las, presque timide, fuyant le débat, il se contente de sourire en vous écoutant, concluant du traditionnel « j’entends ce que tu dis » un échange de propos qu’il s’empresse aussitôt d’oublier. Il mange à la même table que tout le monde, mène la même vie, ne jouit d’aucun privilège particulier, ses deux seules prérogatives étant d’une part de loger dans une petite maison de pierre, discrètement dissimulée sous les pins alors que le commun des mortels dort sous la tente, et d’autre part d’exercer sur les femmes un pouvoir auquel pas une ne résiste. Lorsqu’il jette son dévolu sur l’une ou sur l’autre, l’heureuse élue admise à partager sa couche devient ainsi pour quelques jours la « favorite ». Elle ira rejoindre ensuite les anciennes « reines d’un jour » et partagera avec elles le secret de son intimité que personne d’autre qu’elles ne peut détenir. Inutile de dire que les bruits les plus fous courent à ce sujet, bruits qu’elles se plaisent à entretenir en distillant confidences et allusions, lesquelles feront ensuite l’objet d’infinis commentaires.

Évidemment nos deux observateurs ont aussitôt pensé au roi Louis XIV dont la personne également se confondait avec son royaume et qui en incarnait l’essence. Ils se plaisent à comparer l’Île à la Cour de Versailles, dont ils aspirent à devenir les nouveaux Saint-Simon. C’est donc à en décrire l’étiquette qu’ils se livrent chaque soir devant les autres à la fin du repas obtenant un franc succès grâce à leur verve et parvenant par ce biais à sortir peu à peu de leur anonymat. On fait cercle autour d’eux, on les écoute, on rit, on les admire, d’autant plus qu’on ne comprend pas toujours ce qu’ils disent. Ils se plaisent à embrouiller les cartes, à multiplier les références littéraires que les autres ne pourront pas saisir (leurs connaissances en ce domaine ne dépassant pas en général les ouvrages d’astrologie), ils s’expriment à demi mots, experts à se renvoyer la balle, virtuose dans l’art du sous-entendu et des phrases à double entente. Ce qui fascine ceux qui les écoutent c’est l’extraordinaire complicité qui existent entre eux qui fait que quelque soit la complexité des figures auxquelles ils se livrent ils finissent toujours par se rattraper par la main comme deux trapézistes virevoltant au mépris de la pesanteur. Dans cet endroit où la forme de dialogue la plus courante est le dialogue de sourd, une telle entente provoque un effet de sidération.

Au sommet de cette société donc, expliquent-ils, et juste au dessous du monarque il y a l’équivalent de ceux que l’on appelait à Versailles les « gentilshommes ordinaires du Roi », un tout petit nombre de grands seigneurs (ils sont cinq ou six tout au plus) qui constituent ses compagnons. Ceux sont ceux qui l’ont accompagné lors de la création du lieu et ont ainsi participé à la conception même du projet, jouissant de ce fait d’un statut à part qui se marque par exemple par le fait qu’ils sont les seuls à être admis dans sa maison. C’est là peut-être que se tiennent des conciliabules secrets dont dépendra ensuite le sort de la communauté car nul ne sait vraiment quelle est l’étendue de leur pouvoir. Ce sont eux sans doute qui interviennent en cas de problème grave (lorsqu’un des îliens par exemple bascule dans la folie). Le problème est alors réglé sans que personne ne s’en mêle et toujours d’une façon juste et discrète. Disposent-ils d’une police secrète ? d’une force d’intervention ? on le soupçonne sans que rien n’ait jamais pu être prouvé. C’est ainsi que Florian, éternellement torturé par son complexe de juif errant, vit dans la terreur que l’un de ces grands personnages l’aborde un jour au détour d’un chemin pour lui dire d’un ton paterne : « - Tu sais, je crois que cet endroit n’est pas très bon pour toi ». Cela signifierait son exclusion immédiate et dans l’attente de cette catastrophe il a planté sa tente non loin de la sortie.

Juste au dessous il y a ceux qui composent la noblesse ordinaire. Ils se distinguent par le fait qu’ils attirent autour d’eux la totalité des femmes prétendant à quelque pouvoir de séduction. Ils semblent plus libres, plus joyeux que les autres, ils ont l’air de s’amuser, ils font des fêtes, se connaissent entre eux. Pour eux la vie est belle et les autres les regardent avec un œil d’envie… les autres, c’est-à-dire le peuple, ceux dont vie est consacrée au travail et qui suivent avec acharnement du matin jusqu’au soir des ateliers de PNL, d’analyse transactionnelle, de massage, de cri primal, de Shaï-tsi-tsu, de sophrologie, de yoga tantrique, aspirant à un savoir qui les délivrerait de leur condition – aspiration toujours vaine évidemment mais qui n’entame pas leur foi. Parfois ils s’accouplent entre eux et connaissent l’illusion d’un bonheur éphémère mais la plupart du temps ils sont seuls et à la recherche du compagnon ou de la compagne qui soulagera leur peine…

Et puis, tout en bas de l’échelle, il y a ceux qui ne s’accoupleront jamais, les réprouvés, les exclus, les intouchables. S’ils font partie du rebut c’est qu’ils sont vraiment trop laids ou trop fous, ou trop cassés pour pouvoir jamais s’intégrer à aucune communauté, ou immigrés de trop fraîche date comme nos deux amis. S’ils sont venus ici c’est parce qu’on leur a dit que c’est encore ici qu’ils seraient le mieux, mais il s’aperçoivent que l’île est un lieu bien plus terrible encore et bien plus cruel que ce qu’ils auraient pu connaître ailleurs, parce que la solitude y est plus grande et le combat pour survivre plus dur. Alors ce sont eux parfois, lorsqu’ils sont pris d’une crise de folie, que l’on est obligé d’évacuer de nuit, clandestinement, vers des lieux mieux équipés pour les recevoir. On s’amuse à raconter qu’il y a à l’hôpital de la ville voisine une service spécialement destiné à les recevoir.