Florian peut-être. Il avait suffisamment de ressources pour cela. Mais notre héros ? Il serait resté certainement, comme l’année précédente, parmi les réprouvés, les exclus, et n’aurait trouvé à dialoguer qu’avec quelques fous trop heureux de sortir de leur solitude. Florian le sait et en tire un motif de fierté. Il n’a besoin de personne, lui, pour exister et il en profite pour refaire à notre héros le coup de l’homme à la montre. Il ne lui dispense sa présence qu’avec parcimonie. Même ici, en vacances, il a toujours quelque chose à faire. Il a planté sa tente suffisamment loin de celle de son camarade pour qu’il faille tout spécialement se déplacer pour venir le voir et il sait marquer son irritation lorsqu’on le sollicite en dehors des heures convenues. Heureusement il y a ce fameux déjeuner qu’ils prennent ensemble indéfectiblement et où ils peuvent librement disposer l’un de l’autre. Ils en profitent pour bavarder, développer sans fin leurs théories, échanger le fruit de leurs observations, disserter sur cette étrange société qu’ils ne se lassent pas de disséquer, d’analyser, chacun rebondissant sur les idées de l’autre, soulignant tel détail, tel sujet d’étonnement ou de curiosité et tous les deux s’esclaffant de ce rire régénérateur dont notre héros a tellement apprécié les vertus aux premiers temps de leur amitié… Mais hélas ce bonheur lui est chichement mesuré. Florian a le génie de se trouver des obligations. La plupart du temps il a justement un rendez-vous après le déjeuner qui l’oblige à se presser ou un atelier auquel il veut absolument assister (un atelier, je vous demande un peu ! ) ou bien encore il s’est engagé à accomplir tel ou tel travail pour la communauté (car la règle ici est de participer aux tâches collectives). Évidemment il choisit toujours les plus ingrates. Comme dans sa vie conjugale, il y met ce même mélange de masochisme et d’orgueil qui lui permet de faire de sa peine un signe de supériorité : Regardez-moi, semble-t-il dire, moi seul suis capable de supporter !
C’est ainsi qu’il s’est chargé chaque soir de nettoyer le « hot tub » après sa fermeture. Le « hot tub » est l’une des attractions les plus prisées de l’île, une sorte de jacuzzi où peuvent tenir à l’aise une bonne dizaine de personnes et qui fait le plein tous les jours, du matin jusqu’au soir. À toute heure on peut y voir une guirlande de tête dépasser de la surface, les corps disparaissant dans le bouillonnement trouble d’une eau sans cesse brassée par de puissantes pompes (le considérable avantage de ce dispositif étant qu’il permet d’y mener en toute quiétude une double existence : au dessus de la surface les têtes entretiennent entre elles un dialogue paisible sur les sujets les plus divers et au dessous, dans les troubles profondeurs de l’eau, les corps se cherchent, les bras se frôlent, les jambes s’enlacent, les pieds se nouent). La nudité étant évidemment de rigueur elle permet les explorations les plus intimes. Des couples ainsi se forment sans que rien n’en apparaisse à la surface, des intrigues se fomentent, des adultères se trament. Certains même ne craignent pas, la main gauche ignorant ce que fait la main droite, de courir plusieurs lièvres à la fois, d’autres, désespérément seuls (mais pour une fois cela ne se voit pas ! ), guettent l’arrivée de quelque nouvelle proie qui rendra un espoir à leur vie. Ils peuvent ainsi rester des heures tapis dans le confort douillet de cette eau tiède, repoussant le moment où il faudra pourtant bien s’en extraire pour retrouver, la peau toute fripée et le corps grelottant, les dures rigueurs de la réalité.
Florian est littéralement exalté par le « hot tub », il en a fait sa chose, son domaine, il y vit des aventures extraordinaires, du moins à ce qu’il raconte car qui peut aller vérifier ? Pour lui chaque hanche effleurée est une histoire d’amour, chaque épaule un roman, chaque cuisse un poème et quand parfois une main malicieuse vient titiller sa virilité alors on le voit tourner son regard vers le ciel et fondre dans l’extase.
Il ne veut laisser à personne d’autre le soin de s’occuper de cet appareil. C’est ainsi qu’au milieu de la nuit, à deux heures du matin, c’est lui qui est chargé de chasser les quelques couples attardés qui se livrent encore à d’ultimes ébats. Alors, demeuré seul, il serre les robinets, débranche les circuits électriques puis longuement, avec une épuisette, écume à la surface de l’eau les scories de la fête achevée. Enfin il couvre méticuleusement le bassin d’une bâche protectrice jusqu’au lendemain où il viendra à nouveau, dès la première heure rebrancher l’appareil afin de l’offrir aux joies de la population, goûtant ainsi le plaisir d’en être tour à tour l’utilisateur et le gardien, Dieu le Père et sa créature.
Car cet art avec lequel il parvient à jouer tous les rôles est en effet ce qui le caractérise. Il brouille les pistes, se dissimule derrière un écran de fumée mais son objectif est simple : prendre la place du père, ce en quoi il ne peut cesser d’être un enfant. Il ne parvient ainsi qu’à se duper lui-même, à se perdre dans ses propres leurres, à s’embrouiller dans ses mensonges. Il court plus vite que son ombre mais son ombre le rattrape et il doit courir toujours pour tenter de lui échapper. Car telle est sa malédiction : ne jamais pouvoir s’arrêter, ne jamais pouvoir se reposer, ne jamais pouvoir jouir ou alors dans la hantise d’être démasqué.

Et voici justement que ce soir-là, au bar de nuit ( c’est l’endroit où l’on se réunit après le repas) le Roi en personne est venu leur adresser la parole ! Un événement aussi considérable n’est évidemment pas le fruit du hasard. Sans doute a-t-il entendu parler d’eux et de cette idée qu’ils ont eue de comparer son île à la Cour de Versailles. Il est venu lui-même en juger sur pièce. Nos deux héros sont aussitôt partagés entre la fierté d’être ainsi honorés et la peur qui soudain les étreint. Ne sont-ils pas allés trop loin ? ne vont-ils pas maintenant récolter le juste châtiment de leur insolence. Florian, dont le nom patronymique, rappelons-nous, signifie, « l’homme errant », vit dans la crainte permanente d’être exclu. D’autant que les autres ont fait groupe autour d’eux et l’on se doute qu’un tel événement fera ensuite écho dans la population. Les voici obligés de se lancer dans leur grand numéro puisque c’est cela qu’on leur demande. Seulement ce soir ce ne sera pas devant un public ordinaire, ce soir le Roi est dans la salle ! L’exercice est difficile car il leur faut être suffisamment insolent pour honorer leur réputation et en même temps suffisamment flatteur pour ne pas déplaire au monarque. Fort heureusement Florian est passé maître dans cet art. Après des débuts un peu contraints, s’aidant de cette merveilleuse complicité qui leur permet toutes les audaces, ils parviennent à trouver leur rythme … Et le miracle a lieu : le Roi rit !… Il a ri, c’est certain, enfin du moins il a souri avec la réserve qui convient à son rang. Il reconnaît la justesse de leurs propos, et quand il s’est retiré, après un temps qui n’excède pas ce qui aurait signifié une faveur trop marquée (le monarque ne s’attarde jamais très longtemps au même endroit) les autres les entourent pour en savoir plus, pour les connaître mieux, car désormais on a compris qu’il convenait de les considérer. Et eux, modestes, refont encore quelques pirouettes pour complaire à ce public désormais conquis et aux yeux de qui ils sont enfin sortis de leur anonymat.
Quelques jours plus tard en effet le résultat ne se fait pas attendre : l’un des gentilshommes ordinaires du Roi les invite à venir se joindre à l’apéritif qu’il donne devant sa tente pour fêter son anniversaire ! Leur irrésistible ascension est en marche…

Il faut dire qu’ici le plaisir le plus apprécié est d’organiser à toute occasion quelque réjouissance à laquelle ne peuvent participer que ceux qui y sont invités. Car paradoxalement, dans ce lieu où toute cloison – même celles des sanitaires – a été abolie, l’exclusion est le principe de base du fonctionnement social, d’autant plus fortement marqué que l’absence de cloison justement permet d’en accroître l’effet. Ainsi n’est-il pas rare de voir des groupes se constituer autour d’un projet de dîner ou d’apéritif, le choix des participants donnant lieu à des sollicitations, des recommandations, des refus, des retours en arrière. Le jour venu, les heureux élus se réunissent munis de vivres dans un lieu si possible suffisamment exposé au regard pour que ceux qui n’ont pas été invités puissent en contempler le spectacle. Et tard dans la nuit on les entend rire et chanter à la lumière des bougies, se pressant les uns contre les autres dans une chaude fraternité… Les autres pendant ce temps errent dans la nuit, cherchant quelle clé ils pourront faire jouer la prochaine fois pour réussir à se faire admettre. Mais de clé ils savent bien qu’il n’en existe aucune. Mieux vaut encore se cacher et souffrir en silence ou alors recourir à quelque artifice comme ce professeur à la retraite, plus malin que les autres et désireux de se remplir les poches, qui a eu l’idée d’organiser des repas auxquels il suffit de payer pour être invité. L’illusion est parfaite. On s’inscrit quelques jours à l’avance et quand on arrive, à l’heure fixée, la table est déjà dressée et l’ambiance tout aussi chaleureuse. Pour qu’on puisse s’y méprendre les convives n’ont pas été recrutés au moyen d’une publicité grossière, mais sous le manteau, par le bouche à oreille, et l’on a vraiment le sentiment d’être un privilégié… Mais ce genre de pratique constitue évidemment une tricherie qui contrevient à l’une des règles essentielles de cette société selon laquelle tout usage de l’argent est absolument prohibé : Après la modeste participation qui est demandée le jour de l’arrivée (et encore aucun contrôle ne sera fait ensuite de ce que cette cotisation ait été effectivement versée), aucune rémunération n’est demandée quelque soient les activités auxquelles on participe puisque celles-ci sont fondées sur un principe d’échange où l’on est tour à tour celui qui donne et celui qui reçoit.
Au delà du simple soucis d’effacer les différences sociales notre héros comprend alors que cette règle répond plus profondément à l’un des principes essentiels sur lequel est fondé l’entreprise : si l’argent est banni de cette île c’est qu’il constitue, dans la société ordinaire, l’une des formes par lesquelles se manifeste la violence et c’est la violence en son principe même qui est exclue dont l’exclusion constitue le socle idéologique sur lequel tout ceci a été conçu.
Méditant sur cette idée, notre héros comprend alors le sens de cet étrange phénomène qui l’a si violemment frappé en arrivant ici : la laideur des femmes, cette laideur qui lui semble peser sur l’île comme une malédiction. La beauté, en effet, n’est-elle pas, elle aussi, au même titre que l’argent, une forme de violence ? Bien plus ! n’en est-elle pas la forme première, originelle en quelque sorte, la « mère de toutes les violences ». Il est bien payé pour le savoir, lui qui plus que tout autre en a ressenti l’effet dans son enfance quand il contemplait les jeunes filles en fleur sur les plages de son pays. La beauté est révélation d’une grâce qui se dérobe dans l’instant même où elle se donne à voir, engendrant aussitôt son long cortège de souffrances et de frustrations, le sentiment de son infériorité, le désir de paraître et de dominer. L’attrait de la beauté engendre les ambitions, les trahisons, elle engage l’homme dans un interminable jeu de dupe dans lequel il sera inexorablement broyé…
Mais ce qu’on dit de la beauté ne pourrait-on le dire aussi de l’intelligence ? L’intelligence n’est-elle pas la forme spirituelle de la beauté ? L’émotion, faite de bonheur et de souffrance à la fois, qu’éprouve notre héros à la lecture d’une page de la Recherche du Temps Perdu n’est-elle pas de même nature que celle qu’il éprouve à la vue d’une femme ? La royauté de l’esprit est elle aussi violence, oui ! une violence dont est faite tous les instants de sa vie, la violence de la grâce à la fois offerte et refusée !…
Et voici que sur cette île où l’on s’extasie aux arpèges d’un pianiste de pacotille qui se prend pour Samson François et où le premier charlatan venu peut se faire passer pour un grand penseur, on a inventé un monde doux et tranquille, un monde sans violence en effet où beauté, intelligence sont des mots suspects parce qu’ils rappellent à l’homme l’inégalité foncière de sa condition, un monde où n’importe qui peut prétendre à être n’importe quoi. Ce monde est exactement à l’image de l’autre mais il n’en est en quelque sorte qu’une contrefaçon.
Et en méditant sur sa découverte notre héros se disait : En voulant supprimer la violence ils ont cru bâtir le paradis. N’ont-ils pas inventé l’enfer ?…