Telle est finalement la seule question qui se pose. Question qui peut paraître paradoxale, voire scandaleuse, et pourtant… Le bonheur n’est-il pas avant tout un combat, fait d’exigence et de refus, une aspiration à posséder ce que par sa nature même l’homme ne peut posséder. N’est-il pas lié à la violence par une fatale nécessité ? Le bonheur n’est-il pas intrinsèquement lié au désespoir de ne pouvoir s’atteindre ?…

Notre héros comprend maintenant le malaise qui l’a étreint en arrivant ici. Il ne supporte pas le spectacle de tous ces êtres qui se vautrent dans la complaisance et l’illusion. Il a envie de leur crier qu’ici tout est faux et que rien n’a de sens, puisqu’on peut y faire ou dire n’importe quoi, prendre des vessies pour des lanternes et tout ce qui brille pour de l’or, puisque, comme disent les enfants, ce n’est pas « pour de vrai »…

Florian écoute son camarade. Il n’est pas entièrement convaincu. Ou peut-être au contraire ne l’est-il que trop parce que pour lui justement, ici comme ailleurs, tout n’a jamais été que jeu, parce que son désespoir est plus profond et qu’il ne s’est jamais fait d’illusion sur la vie et puis aussi, peut-être, parce que sa famille a suffisamment payé le prix de la violence du temps qu’elle fuyait à travers l’Europe les horreurs de la guerre pour que sa seule ambition ne soit pas aujourd’hui d’être planqué, à l’abri, peinard. Alors, tu comprends, lui explique-t-il, ce qui est formidable ici c’est que c’est un très exact microcosme du monde, un modèle réduit en quelque sorte, à sa parfaite ressemblance. On peut s’y amuser comme un enfant qui jouerait avec son train électrique, on peut y provoquer des accidents, c’est sans conséquences. On peut y faire l’expérience de ses vices les plus inavouables, de ses perversions les plus secrètes, ça ne compte pas…

Notre héros n’avait pas pensé à cela : L’île comme terrain d’expérience ! … Et s’il avait raison ! s’il lui montrait le chemin une fois de plus … Il suffirait donc qu’il entre dans la danse, qu’il « joue le jeu », c’est bien le cas de le dire ! Comment se fait-il qu’il n’y ait pas pensé plus tôt, lui qui a toujours donné dans sa vie une large place au théâtre ? Aurait-il le trac cette fois ? Il est temps pour lui de faire son entrée en scène !…

 

Justement l’expérience de ses vices les plus inavouables et de ses perversions les plus secrètes c’est l’activité à laquelle on se livre ici le plus complaisamment à travers tous les jeux que l’imagination fertile des habitants de l’île se plaît à inventer sans cesse. Il en existe un par exemple qui est très à la mode en ce moment et que l’on pratique avec délice, c’est celui du maître et de l’esclave : deux partenaires, qui se sont choisis préalablement (en général de sexe différent comme il se doit), conviennent entre eux que pendant vingt-quatre heures l’un sera le maître et l’autre l’esclave, les rôles s’inversant durant les vingt-quatre heures suivantes. Il faut donc décider d’abord de qui commencera à être le maître, ce qui donne lieu à de longues discussions. La tentation est grande, bien sûr, de vouloir se précipiter, ce rôle étant en apparence le plus enviable mais ceux qui connaissent le jeu savent qu’il s’agit d’une erreur grossière car on est alors limité par la perspective d’un éventuel retour de bâton tandis que celui qui a su faire preuve de patience pourra au contraire jouir librement de son pouvoir quand son tour sera venu. On se fait donc des politesses : « - Après vous, je vous en prie… - Mais non, après vous, je n’en ferai rien… » Puis le jeu commence… On découvre alors que le rôle du maître est loin décidément d’être le plus confortable car c’est sur ses épaules que pèse toute la conduite du jeu. S’il se montre trop doux ne va-t-il pas encourir le risque d’être méprisé par son esclave ? S’il se montre trop dur au contraire on trouvera sans élégance cette façon de profiter de la situation. Et puis surtout il faut faire preuve d’imagination et c’est moins facile qu’il n’y paraît. Que va-t-on pouvoir inventer ? Ce n’est pas tout que d’avoir un esclave encore faut-il savoir qu’en faire ! Ainsi est-il courant de voir, au moment des repas, de malheureux esclaves laver la vaisselle de leur maître avant d’aller faire sa lessive et se tenir derrière lui en attendant des ordres qui ne viennent pas… Est-ce là tout ? dira-t-on. Non bien sûr, car l’essentiel se passe durant la nuit pour laquelle ce jeu en réalité a été principalement conçu. Le maître (ou la maîtresse) y gagne sans doute quelques privautés qu’il n’aurait peut-être pas osé exiger en d’autres circonstances, mais encore faut-il qu’il sache faire preuve, là encore, de quelque originalité dans ses exigences car le pire serait de rester sec et de s’en tenir aux ébats sans joie d’un petit couple ordinaire. On voit que ce jeu, sous son apparente naïveté, permet d’aborder de façon complexe les obscurs méandres de la relation amoureuse.

Et l’on s’aperçoit alors que cette exploration des limites de l’âme humaine est en réalité la finalité de tous les jeux auxquels on se livre ici… C’est ainsi qu’un soir, il y a de cela quelques années, un groupe d’audacieux avaient imaginé… d’ouvrir un bordel ! un vrai bordel à l’ancienne, un clac, un bobinard, dans la petite maison en bois qui sert d’ordinaire aux enfants. Pour cela il l’avait aménagée tout spécialement sans oublier évidemment l’inévitable lanterne rouge. À l’intérieur un quarteron de femmes, qui avaient accepté de se prêter au jeu, lascivement étendues sur des sofas, attendaient le client. Celui-ci pouvait faire longuement le tour avant d’arrêter son choix sur l’une d’entre elles, piloté par la « patronne » qui faisait valoir les qualités de ses pensionnaires, puis il allait s’isoler avec celle qu’il avait choisie… non sans être au préalable passé à la caisse… Oh ! bien sûr on ne payait qu’avec des cacahuètes et les avantages obtenus n’allaient pas au delà d’un massage de la nuque ou des pieds, la morale était sauve ! mais, à cette différence près, l’illusion était parfaite et les émotions ressenties valaient bien celles que l’on peut connaître dans la vraie vie en de pareilles circonstances.

De même, une autre année, un groupe avait eu l’idée d’organiser un « marché aux esclaves ». Des femmes étaient vendues aux enchères sur la vaste prairie située au centre de l’île, chaque propriétaire présentant son cheptel sous le regard concupiscent d’un public accouru en foule. Là encore on ne payait qu’en monnaie de singe mais qu’importe ! on repartait avec celle qu’on venait d’acheter, laquelle n’était certainement pas la moins ravie d’avoir vu des hommes qui se battaient pour elle…

 

Tels sont les plaisirs de l’île enchantée. Toutes ces soirées mémorables on ne se lasse pas ensuite de les évoquer durant les nuits passées à la guêpière, ce petit chalet où les noctambules vont se griser de thé jusqu’au petit matin. Elles ont laissé une trace indélébile dans la mémoire collective et même ceux qui n’étaient pas là à l’époque finissent par croire qu’ils y ont participé. Et c’est ainsi que peu à peu s’est forgé une véritable mythologie qui constitue le ciment de ce peuple.

Et notre héros comprend alors que c’est à ce prix qu’il pourra réellement conquérir son droit de citoyenneté, en faisant sienne cette histoire. Sur la scène de ce théâtre se déroule un vaste drame qui ne finit jamais, le vaste drame de la vie, auquel chacun participe en y incarnant son propre personnage. Certes tout est en trompe-l’œil mais Hamlet se préoccupe-t-il de savoir si son épée est en bois ? Les femmes y sont belles parce que leur fonction est de l’être, elles le sont comme Cécile Sorel descendant le grand escalier des Folies Bergères à soixante ans passés ou Mlle Mars jouant encore Célimène à l’âge de la retraite. Notre héros comprend alors que le choix qu’il va faire d’entrer dans la danse l’engage bien au delà d’un simple séjour dans un lieu de vacances. Il engage le sens même qu’il veut donner à sa vie car il s’agit d’une « conversion » au sens le plus profond du terme. Il va passer de l’autre côté du miroir, dans le monde des apparences. Fais semblant de croire, disait Pascal, et tu croiras. Peut-être après tout est-ce en cessant de chercher Dieu qu’on le trouve.

 

Le premier atelier auquel il s’est rendu afin de mettre à l’épreuve ses nouvelles dispositions d’esprit est un de ceux qui obtient traditionnellement le plus grand succès. Il s’agit, lui a-t-on dit, d’une sorte de « surprise partie » à l’ancienne animée par une certaine Sonia, une des figures populaires de l’île, au look de jeune fille malgré sa quarantaine avec robes à volants et froufrous acidulés. Quand il se présente à l’heure indiquée son foulard à la main (il était exigé d’apporter un foulard) elle est en train d’introduire un par un les postulants afin de vérifier qu’il y aura exactement le même nombre d’hommes et de femmes. Mais le nombre d’hommes qui se présentent excédant évidemment de beaucoup celui des femmes cela donne lieu à des scènes pathétiques de larmes et de supplication, ce que voyant notre héros se précipite sur une grosse fille qui semblait attendre un peu à l’écart pour lui demander de bien vouloir l’accompagner. Elle le suit rouge de plaisir et après avoir passé la porte avec elle il s’empresse de s’en éloigner d’elle dès qu’ils sont à l’intérieur. Le groupe enfin constitué Sonia, toujours souriante, ferme la porte, aveugle les fenêtres avec des couvertures afin que la plus stricte confidentialité soit respectée (ce qui, accessoirement, augmente le désespoir des exclus qui continuent à errer lamentablement devant l’entrée dans l’attente d’on ne sait quel miracle) puis entreprend de leur expliquer les principes de son atelier : « - D’abord, dit-elle, rappelez-vous bien que rien de ce qui se passe ici ne doit avoir d’importance à l’extérieur. Laissez-vous aller sans arrière-pensée, sans jugement, sans calculs, sans autre projet que de suivre dans l’instant la pente de vos désirs… », discours parfaitement hypocrite comme de bien entendu car chacun sait qu’il n’en est pas un qui ne soit venu ici dans l’espoir de trouver la compagne ou le compagnon qui l’arrachera à sa solitude pour le reste de son séjour. Mais Sonia, d’une voix souriante et légère, continue à verser son miel sur l’assistance : « - Messieurs, vous êtes des dieux ! Mesdames vous êtes des déesses. Pour commencer, Messieurs, vous allez vous bander les yeux (voilà donc quelle était l’utilité du foulard ! ) et vous, mesdames, à mon signal, vous irez vous placer devant celui que vous avez choisi et vous poserez une main sur son épaule… »

Pris au piège ! il ne s’attendait pas à ça. Les laiderons vont s’abattre sur lui en escadrille. Il ne lui reste, pour échapper au pire, qu’une seule solution, tricher afin de voir s’avancer l’ennemi !… Mais il a beau tordre son foulard de toutes les manières il ne parvient pas à voir à travers. L’éclairage a été tamisé à dessein. Le voici donc sans défense !… La peur le prend. Il sait que quelque soit celle qui viendra se placer devant lui de toutes façons il paiera le crime qu’il commet d’être infidèle à son serment de ne pas déroger à son idéal de beauté. Oh ! et puis après tout, se dit-il, puisque le sort en est jeté qu’il en soit fait selon sa volonté !…

Il entend Sonia donner le signal en frappant dans ses mains, signal suivi aussitôt d’un bruit de pas précipités. Visiblement chacune de ces dames avait déjà repéré sa proie et saute dessus de peur de se faire doubler. Confusion, heurts, petits cris, rires étouffés… Cependant les secondes passent et aucune main ne vient se poser sur lui !… Il ne peut s’empêcher de s’en sentir un peu vexé mais bon, apparemment il ne fait pas partie de ceux sur lesquels on se précipite… Elles se sont toutes ruées évidemment sur la caricature de berger grec, dont le succès tient à ses boucles grisonnantes ou le play-boy en bermuda dont elles trouvent sans doute irrésistible le mollet poilu. Attendons la deuxième vague… Le temps s’écoule… et toujours rien ! Autour de lui les bruits se sont apaisés, tous les couples doivent être constitués maintenant… mais toujours rien ! Pourtant il doit bien y en avoir une quelque part en surnombre puisque la parité a été strictement respectée… Enfin après un long moment il sent un main qui se pose sur son épaule. Il n’ira pas jusqu’à cire qu’il est soulagé ! La malheureuse n’aura pas trouvé d’autre solution que de se rabattre sur lui… Quelle humiliation ! Il entend Sonia tourner les boutons d’un appareil, grésillements, crachotements… et soudain la musique se déploie. Elvis Presley ! Oh oh oh oh darling you never leave me alone… Aussitôt le voici transporté dans un autre monde : Alger… il a dix-sept ans… I need you I want you I love you… On aperçoit le port par la fenêtre ouverte, les gros paquebots de la compagnie transatlantique… Il attire contre lui la malheureuse dont se dégage une forte odeur de brillantine, plonge son nez dans la masse crépue de ses cheveux tout en caressant sa nuque qui ploie entre ses doigts. Quintessence du simulacre !… Il sait qu’elle ne l’a choisi que par défaut, lui ne l’a même pas vue mais qu’importe ? Suivre la pente de son désir, sans arrière-pensée, sans jugement, sans projet… L’essentiel c’est la voix d’Elvis et celle de Sonia qui continue à leur susurrer : « - Vous êtes des dieux, vous êtes des déesses… »

Quand la musique les redépose sur le sol Sonia demande aux « déesses » de quitter leur cavalier et de se disperser dans l’espace afin qu’on ne puisse pas les reconnaître et lorsqu’il retire son foulard il s’aperçoit en effet qu’il serait incapable de dire qui est celle qui, quelques secondes auparavant, se frottait contre son ventre. Celle-ci peut-être… ou celle-ci ?… Mais qu’est-ce que ça peut faire ?

Séquence suivante. Cette fois c’est aux femmes de se bander les yeux et aux hommes de mettre la main sur l’épaule de celle qu’ils ont choisie. Tous se précipitent sur la même évidemment, une grande blonde qu’il avait remarquée lui aussi en entrant (ce n’est pas qu’elle soit belle mais elle possède une chute de reins qui évoque lointainement l’idée de beauté). Évidemment il ne se montre pas assez rapide et doit se contenter d’une petite brune, maigrelette et noiraude, qui ressemble à une fourmi. Musique… Paul Anka cette fois… You are my destiny, you are what you are for me, you are my destiny, that’s what you are… La fourmi s’alanguit contre sa poitrine et il serre cette petite chose entre ses bras en faisant craquer ses vertèbres, s’amuse à la troubler en collant sa cuisse contre son ventre. C’est peu de dire qu’elle est troublée, elle défaille. Elle se tord en balançant la tête en arrière et en poussant des soupirs. Vieille routière du développement personnel, experte en pamoison. « - Soyez à l’écoute de vos sensations, susurre pendant ce temps la voix de Sonia, lâchez prise. Ne cherchez pas autre chose que le plaisir de l’instant… »

Et si elle avait raison après tout ! Légèreté, distance, détachement… Stendhal écrivait : S.F.C.D.T. (se foutre carrément de tout). Une chose cependant a changé : pour la première fois il ne se préoccupe pas de son propre plaisir mais de celui qu’éprouve celle qu’il tient dans ses bras. Et peu importe qu’elle simule, c’est la moindre des politesses. Ainsi se crée-t-il entre eux une sorte de complicité où le faux se mêle au vrai et il doit bien reconnaître que ce qu’il éprouve pour elle ressemble à de la sympathie, sentiment qu’il n’était guère habitué à ressentir pour une femme… Lorsque la musique s’arrête il est triste de la quitter, mais respectueux de la consigne part se mêler aux autres, retourne à son anonymat. Il la voit ôter son foulard et le chercher autour d’elle. Il pourrait lui faire un signe, mais ce serait détruire la magie de cet instant qui ne vaut justement que pour avoir à peine existé. Et n’est-ce pas après tout ce que l’on peut dire de la vie elle-même ?