Jamais Florian n’aurait imaginé cela, il est comme grisé par l’absorption d’un alcool trop fort et pense déjà à son retour l’année prochaine quand il renouera les fils de toutes les intrigues qu’il a ébauchées. Pas plus tard que ce matin encore, sous la douche il s’est retrouvé en tête à tête avec Sonia qui lui a proposé de lui savonner le dos (se savonner mutuellement le dos constitue un rite social particulièrement pratiqué dans l’île et qui n’implique aucun engagement particulier si ce n’est qu’il constitue une sorte d’agrément, la reconnaissance d’appartenir à la même caste). Cela a suffi à enflammer son enthousiasme car Sonia est une personnalité particulièrement « médiatique », comme il dit, connue de tous, ce qui signifie qu’il a réussi son pari de s’élever jusqu’aux hautes sphères de la société. Mais bien plus encore, elle lui a demandé jusqu’à quand il restait et comme il répondait qu’il partait le matin même elle lui a glissé à l’oreille sur un ton plein de sous-entendus : « - Quel dommage ! Nous reprendrons donc les choses l’année prochaine au point où nous les avons laissées. » Pour lui il s’agit d’un engagement formel. Rendez-vous est pris. Elle tombera dans ses bras quand ils se reverront. Peut-on imaginer réussite plus éclatante ? Il n’en revient pas. Le petit immigré polonais parvenu au sommet ! … Car ce qui s’est révélé au cours de ce séjour c’est que le principal moteur qui commande ses désirs et inspire tous ses actes c’est le snobisme. Il le reconnaît d’ailleurs bien volontiers. Ce vice haïssable, qu’à Paris il se complaît à dénoncer chez les autres, il a pu ici s’y livrer sans honte puisque « ça ne comptait pas ». Alors il ne s’en est pas fait faute et s’en est délecté sans scrupule. D’ailleurs il accuse notre héros de ne pas avoir de leçons à lui donner en la matière et il s’en suit une longue discussion sur ce sujet où celui-ci, qui ne prétend certes pas être exempt de tout reproche, lui explique qu’il ne s’agit pas dans son cas du snobisme ordinaire tel qu’on peut le trouver chez un Legrandin par exemple, un snobisme qui s’attache au nom et aux origines sociales de la personne, mais que la fascination exercée par celle-ci est entièrement liée à son degré de notoriété, quelle qu’en soit la cause, celle-ci serait-elle due simplement au rôle que cette personne a pu tenir dans un quelconque fait-divers dont on en aurait parlé dans les journaux. Rencontrer quelqu’un qui a eu sa photo dans le journal constitue pour lui la suprême jouissance. Cela va même quelquefois jusqu’à le mettre dans une position très inconfortable lorsqu’il a l’occasion par exemple d’aller saluer un camarade qui vient de jouer dans un spectacle. Dans sa loge ensuite, le voici pétrifié de timidité. Il ne voit plus l’ami, il voit l’acteur et perd tout naturel quel que soit le degré d’intimité qu’il peut avoir avec lui par ailleurs. Il se sent parfaitement ridicule (il se souvient de son trouble lorsqu’il avait rencontré un jour, par hasard, place de l’Opéra, une de ses anciennes élèves du lycée de Chantilly devenue à l’époque une éphémère starlette de cinéma : il en avait les larmes aux yeux et ne pouvait plus articuler un mot). Dans l’île il n’a pas eu à connaître ce problème parce que l’île est un univers clos, étranger à toute référence extérieure. C’est pourquoi il a beau jeu de railler le « snobisme » de son ami qui lui, est resté entièrement immergé à l’intérieur du système.

 

Les kilomètres défilent, les stations-service, les ères de repos… C’est le jour des grands retours. Paris se rapproche inexorablement… Florian a son visage tendu des mauvais jours, le cheveu collé au crâne. Il a dit à Michèle qu’il serait rentré pour dîner, or avec tous ces bouchons il faudra bien compter deux ou trois heures de retard. Il courrait devant la voiture s’il le pouvait pour aller plus vite. « - Mais pourquoi ne pas lui téléphoner pour qu’elle ne s’inquiète pas ? » lui suggère notre héros. Il élude la question, préfère encore qu’elle s’inquiète plutôt que de lui avouer qu’il sera en retard. La vérité c’est qu’il a peur, il est mort de trouille, comme un gamin qui a musardé au retour de l’école. « - Mais ce n’est pas si grave, enfin ! Deux heures de plus ou de moins… » Il ne répond pas, il regarde fixement la route devant lui… Enfin les premiers immeubles de banlieue. Ultimes bouchons. Ultimes échangeurs. Il est au bord de la crise de nerf, il se ronge les ongles. Porte d’Orléans… porte de Saint-Ouen… Décor familier des ruelles du XVIIIème arrondissement. Notre héros le dépose devant sa porte. Il saute de la voiture, arrache ses valises du coffre. Elle doit être en haut, sur le palier, en train de l’attendre, en train de guetter les bruits. « - Veux-tu que je t’aide à monter tes bagages ? – Non, non ! ça ira comme ça, je te remercie. – Alors, on se téléphone, n’est-ce-pas ? – Oui, oui, c’est ça, on se téléphone. » Déjà il n’est plus avec lui.

 

De nouveau seul, direction rive gauche, le Quartier Latin… Retour à la réalité. La place de la Concorde est déserte, le boulevard Saint-Germain commence à s’animer. En arrivant chez lui notre héros trouve une lettre de Marie qui lui dit que finalement elle a renoncé à revenir. C’est trop tôt, elle ne se sent pas prête. Il s’y attendait. D’ailleurs il avait oublié qu’elle devait revenir. Il en éprouve presque du soulagement. Ainsi, l’été prochain, il pourra repartir avec Florian !…

Dehors la soirée est douce. Les filles sont si belles sur le trottoir de la rue des Écoles ! Ici pas de malédiction. Il va dîner dans une pizzeria et commande un pichet de rosé… sent peu à peu l’effet du vin qui lui monte à la tête. Jamais peut-être il ne se sent plus heureux que dans ces moments d’intimité avec lui-même. Il pense à Florian qui doit être en train de subir les interrogatoires de Michèle. « - Lequel des deux est le mieux loti ? » Ce qu’il faudrait c’est qu’il parvienne à séduire une de ces jeunes filles qui passent autour de lui. Mais comment les atteindre ? La plupart sont accompagnées, ou bien elles marchent rapidement, il les voit à travers les vitres du restaurant apparaître et disparaître dans la nuit illuminée. Une seule qui poserait son regard sur lui et tout serait changé !…

 

Le lendemain pour sa première journée parisienne il va se promener au Luxembourg dans l’espoir d’une heureuse rencontre (espoir toujours déçu évidemment, il le sait d’avance, mais peut-il se dispenser d’essayer ? ). Toutes les femmes lui paraissent si belles en comparaison de celles qu’il côtoyait dans l’île ! Près du carrefour Vavin il en croise une plus belle encore que les autres : mince, avec une abondante chevelure noire, et de grands yeux verts. Elle ne lui a pas lancé un regard mais il se retourne, décidé à la suivre. Cette fois il faut vraiment prendre le taureau par les cornes. De l’action, enfin, de l’action ! Que risque-t-il après tout ? Cette nouvelle année qui commence doit s’ouvrir sur de nouvelles bases sinon il est fichu, définitivement fichu !… Mais il est en train de tourner dans sa tête ce qu’il va bien pouvoir lui dire pour l’aborder quand il la voit se diriger vers l’entrée du cinéma qui se trouve à côté du Dôme. Elle prend un billet et disparaît à l’intérieur. Du coup tout son courage s’évanouit. Que faire ? Entrer dans le cinéma derrière elle, tâcher de voir où elle a pu se placer, aller s’asseoir à côté ?… Et après ? Tout ceci est minable, d’autant qu’il s’agit d’un film qu’il n’a pas envie de voir ! Soudain un désir éperdu le saisit de tout laisser tomber et de rentrer chez lui. Chez lui au moins il pourra lire, regarder la télévision, être libre, se retrouver dans cette douce intimité avec soi-même qui lui est si chère… Alors sans regret il tourne bride.

Rentré chez lui cependant l’image de cette femme continue à lui trotter dans la tête. Elle était vraiment très belle ! aussi belle qu’on pouvait l’espérer. D’ailleurs elle ressemblait un peu à Marie ! Que pourra-t-il attendre de la vie désormais s’il se montre incapable d’agir au moment où cela s’impose ? Cette histoire devient soudain comme une allégorie de son impuissance. S’il ne fait rien il est mort. Il faut absolument qu’il fasse quelque chose, il faut absolument qu’il brise ce cercle dans lequel il est enfermé. Cette fois ou jamais ! c’est une question de survie !… Alors, à contrecœur, épuisé, terrorisé, il ressort. C’est un défi qu’il s’est lancé. La séance de cinéma dure deux heures, une heure est déjà passée, dans une heure elle sortira de la salle, et là… advienne que pourra ! Bien sûr, selon toute vraisemblance elle lui intimera l’ordre de la laisser tranquille, le prendra pour un fou, un pervers ou un maniaque, il aura fait tout ça pour rien… mais au moins il l’aura fait.

Il est huit heures quand les premiers spectateurs commencent à sortir du cinéma… et soudain il l’aperçoit parmi eux, toujours aussi brune, toujours aussi belle, toujours aussi seule. Elle passe devant lui sans le voir, il lui emboîte le pas. Cette fois il est décidé à ne pas attendre. Il est décidé à lui dire n’importe quoi, sans réfléchir. Plus vite ce sera terminé… Seulement au moment où il va passer à l’acte voici qu’elle entre au Sélect, cette grande brasserie qui se trouve à côté du cinéma et, se glissant entre les consommateurs, très nombreux à cette heure, qui encombrent la terrasse, elle va s’asseoir tout au fond à la seule table restée libre. Que faire ? Il n’avait pas prévu cette situation. Repartir comme il est venu ? Impossible ! ce serait vraiment par trop lamentable… Cependant il a beau tourner et retourner le problème dans sa tête il ne voit décidément qu’une seule solution : déranger à son tour tout le monde afin de parvenir jusqu’à elle et lui demander l’autorisation de s’asseoir à sa table. Et si elle refuse ?… il lui faudra repartir dans l’autre sens et de nouveau déranger la foule des consommateurs et apparaître comme parfaitement ridicule. Il aura bu la coupe jusqu’à la lie… mais au moins il ne se sera pas dégonflé !… C’est donc avec une certaine admiration à l’égard de lui-même qu’il s’engage dans l’aventure.

« - Excusez-moi… s’il vous plaît… pardonnez-moi… je suis désolé… » Il bouscule quelques tables, renverse quelques verres, fait tomber quelques manteaux. Elle le regarde s’approcher, réalisant qu’elle constitue le but de ce long cheminement. Elle doit se demander ce qui lui vaut un tel déploiement d’efforts… Plus que quelques mètres… Il s’incline devant elle : « - Je vous ai vue en passant et je me suis dit que je ne pouvais pas… enfin… puis-je m’asseoir avec vous ? (les consommateurs des tables voisines, qui ont suivi la scène, sourient malicieusement). - Asseyez-vous si vous voulez mais je dois vous dire que j’attends un ami (les consommateurs des tables voisines apprécient). » Notre héros demande qu’on lui dégage une chaise, ce que l’on s’empresse de faire, il s’installe, commande un café… Elle, pendant ce temps, le regarde faire, consciente également qu’on les observe, flattée peut-être. Il lui demande son prénom. Florence. Il admire la couleur extraordinaire de ses yeux qui passe du vert au jaune, le galbe de ses lèvres. Peu de poitrine malheureusement. Un collier de pacotille. Elle n’a pas de goût ou pas d’argent. Sans savoir pourquoi il a déjà la certitude qu’elle sera sa maîtresse.

Ils n’ont échangé que quelques paroles quand l’ami dont elle lui a annoncé la venue apparaît. C’est un petit homme à la faconde méditerranéenne dont on peut être assuré aussitôt que toute relation amoureuse entre eux est exclue. Un camarade sans doute ou un collègue de travail. Elle les présente l’un à l’autre. Le petit homme fait visiblement tous ses efforts pour plaire à notre héros, fait l’éloge des charmes de Florence : « - Elle est belle, n’est-ce-pas ! » (un côté vendeur de loukoums assez désagréable). Comme la situation est délicate et ne demande pas à être prolongée notre héros se lève en disant qu’il se retire. « - Pouvez-vous me laisser votre numéro de téléphone ? ». Elle ne fait aucune difficulté pour le lui donner.

Dès le lendemain, évidemment, il l’appelle pour lui proposer de dîner avec lui. Rendez-vous est pris place de la Contrescarpe. Le dîner se passe comme il convient. Elle est institutrice, divorcée, deux enfants… Ils parlent de leurs métiers respectifs. Au terme du repas il lui propose de venir chez lui et comme elle semble considérer que c’est exactement ce qui était prévu au programme elle accepte sans difficulté. Il fait tous ses efforts pour bien prendre conscience de la chance qu’il a d’avoir séduit une femme aussi belle… en fait pas si belle que ça d’ailleurs car au fond sa beauté se résume à deux choses : des yeux magnifiques - ça on ne peut pas le nier - et une chevelure d’un noir absolu, ce noir qu’on ne peut trouver qu’en Corse ou dans les îles méditerranéenne mais par ailleurs sa peau est un peu ridée et ne doit plus être très loin de la date de préemption.

La suite des événements semble combler l’attente de Florence au delà de toute espérance. Pourtant il n’a pas l’impression d’avoir été particulièrement admirable dans sa prestation mais elle s’exalte, en redemande : « - Ah ! c’est bon ! c’est bon ! c’est tellement bon ! On devrait faire l’amour plus souvent… » Cette dernière phrase ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd : Aurait-elle du mal à trouver des amants par hasard ? se dit-il. Peut-être au fond que je me suis fait refiler un second choix !… Et à l’observer attentivement on pourrait finir par le croire en effet : une poitrine flasque, une tache de vin sous le sein gauche, un corps osseux, maladroit… En résumé de beaux yeux certes ! une chevelure spectaculaire… mais à part ça. Heureusement leurs ardeurs épuisées elle manifeste son désir de retourner chez elle (il est près de deux heures du matin et elle habite non loin d’ici). Elle prétexte qu’elle a laissé ses enfants seuls à la maison et qu’elle veut être là quand ils se réveilleront. Il en ressent un indicible soulagement et la remercie intérieurement. Il va enfin pouvoir se retrouver tout seul. Comme ils réfléchissent aux opportunités de se revoir elle lui dit qu’elle travaille dans l’école qui se trouve près de la rue Mouffetard, non loin de là, et elle pourrait par exemple passer chez lui demain entre midi et deux. « - Entre midi et deux, pourquoi pas ? - Alors à demain, n’est-ce-pas ? – À demain. »

Le lendemain nouveaux assauts, nouvelles manifestations d’enthousiasme de la part de la dame. « - On devrait vraiment faire l’amour plus souvent ! » répète-t-elle encore une fois avec l’accent de la plus ardente conviction comme si elle découvrait cette vérité première (tandis que ce qu’il est en train de découvrir, lui, une autre vérité, c’est qu’il y a des heures pour tout et que ce genre de réjouissances à midi !…)

Huit jours plus tard pourtant l’habitude en était prise : Tous les matins sur le coup de midi elle débarquait chez lui. À treize heures elle repartait. Une fois cependant elle avait émis la remarque que si agréable que fût cette pratique, il était peut-être à regretter que leurs relations se limitassent à cela. Ils auraient pu aussi se voir le soir par exemple, sortir, aller au restaurant, au théâtre… Mais c’est que lui, justement il n’en a aucunement envie. Lui qui l’a abordée pour sa beauté voici que maintenant il aurait honte de se montrer avec elle. Il ne peut plus supporter le spectacle de ce grand cheval sans élégance et sans finesse. Elle a dû le sentir du reste car ses ardeurs commencent à se refroidir. Heureusement arrivent les vacances scolaires. Elles mettront fin à leurs rencontres sans que ni l’un ni l’autre n’ait à s’en expliquer.

Il la reverra pourtant quelques semaines plus tard, par hasard, un dimanche, attablée avec ses deux enfants à la terrasse d’un petit restaurant de la rue Mouffetard, mère célibataire esclave de sa progéniture. Ils échangeront quelques mots, ce seront les derniers.

Cette histoire lui a laissé un profond malaise. Comment peut-on trouver une femme tour à tour belle et laide ? comme si la beauté était une sorte de nimbe, une lumière qui pouvait tantôt briller tantôt s’éteindre. Mais alors à quel élément objectif se raccrocher si ce qui était pour lui l’objectivité absolue d’une vérité indiscutable lui file ainsi entre les doigts ? Serait-il en train de perdre la foi ? Il se met à traquer chez toutes les filles qu’il croise dans la rue la laideur secrète qui se cache sous l’éclat rayonnant de leur beauté et il s’aperçoit qu’il n’y a rien de plus facile, hélas ! il y suffit d’un certain regard. Comment sera celle-ci, dans dix ans ? et celle-là ?… Dans les allées du Luxembourg il se promène parmi des monstres, sa vie est devenue un enfer. Évidemment il sait que cette crise est la conséquence directe de son séjour dans l’Île du Possible. Florian, lui, attend patiemment le moment où il reverra Sonia. Aussi ridicule sera-t-elle dans ses dentelles et ses robes à volants il sera fou d’orgueil de se montrer avec elle parce qu’elle est « une des femmes les plus médiatiques de l’île ».

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?… comme écrivait le poète.