Pourtant ce qu’il croyait impossible est arrivé : il a survécu. C’est-à-dire que les jours ont succédé aux jours, et les semaines et les mois et qu’il ne s’est pas désintégré, transformé en un petit tas de poussière emporté par le vent. Par un phénomène singulier les atomes de son corps sont restés accrochés les uns aux autres pour constituer ce qu’on peut appeler un « être humain » et il a continué d’exister !… Son père entre temps est mort sur un banc du boulevard de Sébastopol. Dans son portefeuille il y avait un petit papier plié en quatre sur lequel il avait recopié un verset de la Bible : « l’important c’est de persévérer », et depuis ce papier est devenu pour lui un talisman dont il ne se sépare jamais. Persévérer, tel était donc la clé de tout, persévérer sans se demander pourquoi, sans se poser de question, simplement parce que c’est comme ça, que c’est la loi de la nature. Son père gardait pour lui ce qu’il pensait de ce monde absurde et cruel. « La vie, ce n’est pas une rigolade », disait-il. C’était la leçon qu’il avait retenue de toutes les épreuves qu’il avait traversées. Et il aurait bien aimé que son fils en connaisse quelques unes, lui aussi, des épreuves. Mais par un phénomène singulier celui-ci semblait préservé de tout, il s’en tirait toujours.

Heureux ! oui, on peut le dire, heureux envers et contre tout, indéfectiblement heureux comme on est heureux au jeu. On appelle ça avoir une veine de cocu ! Il déguste chaque instant de sa vie et contemple le surprenant spectacle des conduites humaines sans cesser de s’en amuser et son plus grand plaisir ensuite c’est d’en rire avec Florian car la vie pour lui est un inépuisable réservoir de rire.

Cette façon aussi qu’ils ont tous de croire à ce qu’ils font, à ce qu’ils sont ! Son collègue Cambremerre qui vendrait son âme pour un petit strapontin à la Sorbonne, qu’il a fini par obtenir du reste, à force de flagornerie et d’invitations à dîner (« - J’étais le candidat de l’amitié ! » dit-il), et cet autre qui intrigue depuis des années pour devenir doyen, et cet autre encore qui s’est lancé dans une édition complète des œuvres de Rétif de la Bretonne dans la bibliothèque de la Pléiade et passe ses journées à la Nationale. Que doivent-ils penser de lui ? Ses rapports avec ses collègues sont empreints d’incompréhension et

non dénués de sympathie pourtant. On le prend pour un fumiste mais on l’envie. Que ne dirait-on si l’on savait où il va passer ses vacances ! Dans l’Île du Possible !… Pourquoi pas dans une secte ou une de ces communautés hippies comme il en existait du temps de leur jeunesse ? (« - Il paraît que tout le monde couche avec tout le monde dans ce genre d’endroit ! c’est vrai ?… »)

En matière de femmes sa réputation n’est plus à faire. Et voici encore une fois qu’une étudiante est venu lui demander de diriger son mémoire de maîtrise. Elle suivait ses cours en licence l’année dernière et il n’avait pas été sans remarquer qu’elle était plutôt mignonne. Mariée malheureusement. La première chose qu’il note cette fois c’est qu’elle ne porte plus son alliance et qu’elle a changé de nom. Alors il lui suggère qu’il serait peut-être plus agréable de parler de son sujet dans un cadre moins anonyme que ce bureau où il la reçoit. Ils pourraient dîner ensemble par exemple… Elle le remercie vivement et ils se donnent rendez-vous le soir même dans un restaurant de la ville. La belle n’est pas du genre à y aller par quatre chemins. Quand ils se retrouvent elle reconnaît sans difficulté que sa démarche n’était nullement motivée par le désir de faire un mémoire de maîtrise, dont elle se fiche éperdument, mais uniquement par celui de renouer contact avec lui car elle nourrit à son endroit un sentiment irrésistible qui est né l’hiver dernier quand elle suivait ses cours. Son pauvre mari n’y a pas résisté, le malheureux a été balayé, et depuis elle vit seule, cloîtrée, sans jamais sortir de chez elle, dans l’attente de revoir le seul homme qui comptera désormais dans sa vie.

Notre héros perçoit bien la composante quelque peu hystérique de ce discours mais après tout, se dit-il, voilà un genre de folie qui n’est pas sans offrir quelque avantage. Il voit déjà en elle l’esclave dévouée attachée à combler le moindre de ses désirs. D’autant qu’elle est vraiment mignonne décidément cette petite brunette au regard ardent qui attend en tremblant qu’il daigne accepter le don qu’elle lui fait de sa personne. Après tout, il ne va pas faire la fine bouche. Alors marché conclu ! Partons tous les deux à la campagne, lui dit-il. afin de mieux faire connaissance… Ils optent pour le Massif Central et conviennent de se retrouver le dimanche suivant. Il partira de Paris avec sa voiture et passera la prendre sur la grande place de Verriers en fin de matinée.

Le dimanche suivant elle est bien là. Lunettes de soleil et sac de voyage. Plus que jamais ravissante. « - On pourrait aller du côté du Puy de Sancy, qu’en pensez-vous ? (ils en sont encore à se vouvoyer). Là on se trouvera bien une petite auberge… » Mais elle se fiche éperdument du Puy de Sancy et des petites auberges. La seule chose qui l’intéresse c’est cet amour qu’elle éprouve pour lui et qui constitue son unique sujet de conversation. On dirait d’ailleurs qu’elle lui en veut de l’aimer. Ce n’est pourtant pas sa faute, il n’y est pour rien ! C’est ce qu’il tente de lui expliquer mais elle semble insensible à ses arguments. Quand ils arrivent dans les montagnes au milieu de l’après-midi, elle n’a pas un regard pour les paysages qu’ils traversent. Les volcans la laissent froide. Elle continue à creuser inlassablement le même sujet qui la préoccupe exclusivement : « - Mais pourquoi suis-je donc tombé amoureuse de vous ? lui dit-elle. Vous ne valez certainement pas l’intérêt que je vous porte – C’est possible mais enfin tout de même, n’exagérons rien ! – Et vous n’avez même pas l’air de vous apercevoir de l’extraordinaire faveur que je vous fais en vous aimant. - Mais si, mais si ! je vous assure. »

Il choisit une auberge sans qu’elle y prête la moindre attention. Elle se laisse conduire comme un automate. Durant le dîner le sujet de conversation n’a pas changé et quand enfin ils se retrouvent au lit elle ne se dérobe pas mais il sent bien que ce n’est pas ce qui l’intéresse, elle préfère les mots. Il n’en tire lui-même qu’un plaisir modéré. Il lui faut pourtant fournir durant toute la nuit une prestation qu’elle semble considérer comme la moindre des choses eu égard à l’inestimable présent qu’elle lui fait. Mais rien ne semble pouvoir la combler. C’est le tonneau des Danaïdes ! Et au petit matin elle l’accuse de manquer d’ardeur et de ne pouvoir cacher qu’il s’ennuie avec elle. « - Moi m’ennuyer ! mais non, mais non, je t’assure. (ils sont passés au tutoiement) – Salaud ! Tu n’es qu’un salaud, comme tous les hommes ! – Tout de suite les grands mots ! – Alors si tu m’aimes, prouve le moi. – Et comment ? – De la seule façon qu’un homme puisse prouver à une femme qu’il l’aime. Épouse-moi. »

Il dissimule une formidable envie de rire. C’est donc là qu’elle voulait en venir ! L’épouser ! Non et puis quoi encore ! « - Nous nous connaissons à peine. Tu ne crois pas… - Je n’en ai pas besoin d’en savoir davantage, je sais déjà ! » Suit une longue tirade sur l’amour fou, l’amour absolu, le raz de marée auquel rien ne résiste. Il aimerait aller prendre son petit déjeuner (ils sont toujours au lit) mais elle ne l’entend pas de cette oreille, il faudra qu’il l’écoute jusqu’au bout. Et décidément sa déclaration d’amour ressemble de plus en plus à une déclaration de haine. Elle le déteste d’être si peu à la hauteur des sentiments qu’elle lui porte. Comment peut-elle être amoureuse d’un individu aussi lamentable ! « - Mais tu ne comprends donc pas la chance que tu as de m’avoir rencontrée ! Tu es vieux, tu es moche. Quelle femme voudrait de toi ? » Il y a quelque chose de nauséabond dans ce torrent de mépris qu’elle déverse sur lui. Il comprend trop tard qu’elle est folle. À force de diplomatie pourtant il parvient à la convaincre de descendre dans la salle à manger puis lui propose d’aller se promener sur un sentier de grande randonnée afin de prendre l’air. Il aurait pu lui proposer la lune elle l’aurait suivi de toutes façons, sans manifester davantage d’intérêt. Les voici au milieu des éboulis, lui franchissant crevasses et torrents, elle le suivant sans décolérer et parlant toujours de son amour qui la dévore. À un moment pourtant elle s’arrête, elle veut redescendre dans la vallée, sa haine déborde, elle n’en peut plus. Et soudain il prend peur : si elle allait se précipiter dans un gouffre ou pire l’entraîner avec lui. Il tente de la calmer par quelque propos lénifiant. Mais il lui en faut davantage ! « - Quand nous marions-nous ? Pourquoi pas en Janvier, tiens ! le 15 par exemple. Si tu refuses, tu ne me reverras jamais. » Il n’en espérait pas tant. Alors il lui explique qu’il n’est pas question qu’il l’épouse, qu’il faut qu’elle s’ôte cette idée de la tête une bonne fois pour toutes et en attendant le mieux serait qu’il la ramène à Verriers. Tant pis pour leur petite escapade. Elle ne répond rien, butée, fermée à toute discussion. Il en profite pour retourner à leur hôtel, rassembler les bagages, payer la note et les voilà repartis. La route se fera d’un seul trait, sans un mot. Quand ils arrivent à Verriers il la dépose devant la gare et reprend la direction de Paris avec un indicible sentiment de soulagement.

Le lendemain il reçoit une longue lettre d’une dizaine de pages qu’il néglige de lire mais où elle semble développer toujours les mêmes arguments selon lesquels il a eu une chance extraordinaire de la rencontrer et l’assurant qu’elle refusera absolument désormais de le revoir tant qu’il ne sera pas tombé d’accord avec elle sur la date du 15 Janvier (décidément c’est la date qu’elle paraît s’être fichue dans la tête). Il se garde bien de lui répondre, ce qui ne l’empêche pas de recevoir une deuxième puis une troisième lettre du même tonneau. Elle finira pas se lasser ! se dit-il.

Quatre jours plus tard, à l’heure du dîner, on sonne à sa porte. Aussitôt il a un sombre pressentiment. Comme il glisse un œil à travers l’œilleton, il aperçoit le visage de la tigresse à quelques centimètres de lui, déformé par la convexité de la lentille. Elle a osé ! Son sang se fige dans ses veines. Il lui crie de s’en aller, qu’il ne lui ouvrira pas, qu’il ne veut plus la voir, qu’entre eux tout est fini. Elle le menace de se tuer sur son palier s’il ne la laisse pas entrer. « - C’est ça, c’est ça ! fais ce que tu voudras… » Et il s’éloigne, décidé à l’ignorer une fois pour toutes et à vaquer à ses occupations ordinaires, c’est-à-dire dans l’immédiat à se faire chauffer une boite de cassoulet.

Deux heures plus tard cependant, comme il doit sortir, il glisse un œil à travers le judas et il est saisi d’horreur : elle est allongée de tout son long sur son paillasson. En tendant l’oreille il peut même l’entendre geindre. Cette fois il faut vraiment qu’il fasse quelque chose sinon on pourrait l’accuser de non assistance à personne en danger. Il entrouvre prudemment la porte sans provoquer chez elle la moindre réaction. Au contraire son poids s’oppose à ce qu’il en écarte le battant et il est obligé de se glisser difficilement dans l’entrebâillement tout en enjambant son corps… Elle a les yeux clos, gémit doucement, semble dormir. Que faire ? Il est hors de question qu’il la dépose chez lui, il ne pourrait plus s’en débarrasser et il n’est pas impossible après tout que tout ceci ne soit qu’un piège. Alors, comme le commissariat de son arrondissement se situe juste à côté il se dit que le mieux serait d’aller prévenir la police afin qu’on vienne la ramasser. Après tout il ne la connaît pas et rien ne lui interdit de demander à ce qu’on vienne le débarrasser d’une inconnue qui est venu se coucher sur son paillasson. Ce qu’il fait aussitôt après avoir bien pris soin de fermer à clé afin qu’elle ne profite pas de son absence pour entrer chez lui.

Au commissariat on a l’air sceptique en écoutant son récit. « - Vous êtes vraiment sûr que vous ne la connaissez pas ? – Oui, oui, enfin un peu mais c’est tout comme ! » Et il finit par leur avouer qu’il est professeur d’université à Verriers et qu’il s’agit d’une de ses étudiantes. Le sourire narquois des policiers en dit long sur les sentiments que nourrit cette corporation sur les professeurs d’université). Mais le plus urgent n’est pas là. Il insiste sur le fait qu’elle a l’air entre la vie et la mort. Se rangeant alors à son point de vue les policiers se décident à se mettre en mouvement. « - Venez avec nous, montrez-nous le chemin. »

Quand ils arrivent sur son palier elle est toujours là, elle n’a pas bougé. Alors, après lui avoir fait signer une sorte de décharge, sans plus s’occuper de lui, ils déploient un brancard et l’embarquent avec eux. Ouf ! cette fois c’est bien fini… Quelques heures plus tard cependant, tard dans la nuit, coup de téléphone de l’hôpital Cochin. Une voix féminine, très aimable, qui lui explique que la malade qui leur a été amenée tout à l’heure s’est rétablie et que priée d’indiquer la personne qui pourrait venir la chercher elle a donné son nom. « - Mais non ! mais non ! je ne la connais pas, moi ! (il tente de donner à sa voix toute la fermeté nécessaire) Il n’est pas question que je vienne la chercher. À l’autre bout du fil la voix féminine incline vers ce qui pourrait ressembler à une réprobation mais comme on a bien le droit de refuser de s’embarrasser d’une inconnue qui est venue sans aucune justification se coucher sur votre paillasson, ce droit ne lui est pas contesté et son interlocutrice raccroche sans insister.

Les quatre jours suivants il ne se passe rien et il se met à espérer que l’épisode est clos. Cependant lorsqu’il retourne à Verriers il n’est pas sans appréhender d’entendre de nouveau parler d’elle.

Il en entendra parler en effet car l’histoire, la veille, a fait grand bruit : À midi, à l’heure où la cafétéria de la Faculté des Lettres était bourrée de monde, elle est montée sur la balustrade d’un balcon qui domine la salle en criant son nom et en clamant son amour pour lui puis elle s’est jetée dans le vide et s’est écrasée au milieu des salades et des sandwichs. Les pompiers sont venu la ramasser. On espérait qu’elle ne fût pas trop gravement blessée.

Ce sera la dernière fois qu’il entendra parler d’elle.